chapitre 3-4 l'Ermite

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— C’est la plus grande des œuvres parfaites qu’ait pu me montrer un Éligible. Le pouvoir de ces textes est d’une force inconnue jusque-là. Une force de la même nature que celle qui a donné à l’homme sa plus grande unicité, ce pouvoir à la source de tous les autres, de sa pensée, de son esprit. De même nature que la force à l’origine de la création du monde, celle qui, de l’eau, a créé le reste. Les sonorités de ces textes font appel à un pouvoir perdu et originel du langage. Tu as su le retrouver, le reconstituer, l’organiser en mot puis en phrase et en texte. Mais enfin, quel en est le sens ? Que peut toucher ce pouvoir en nous ?

— L’ensemble des mots, des phrases et des textes de mon corpus visent le bien le plus précieux d’un être humain: la santé ! Celui qui domine ce pouvoir peut agir sur les maladies, même les plus mortelles.

— C’est une bien grande prétention. Il en découle alors une évidence pour moi. Elle m’est clairement apparue pendant que j’appréciais le pouvoir des mots. Seul un Éligible au destin supérieur peut avoir accès à une telle force de la nature humaine. Ton propre destin, individuel, devra être lié à celui collectif de l’humanité ; ton existence devra bouleverser l’ensemble des existences. Ainsi se définira ton but.

Un nouveau grondement accompagné d’un violent séisme secoua la grotte et ses occupants. Un grand morceau d’une paroi s’écroula et une fissure de la taille d'un pied déchira le sol. Une odeur de soufre envahit la grotte. Ces bouleversements perturbèrent Iakal-Pamba, qui ne pouvait se concentrer suffisamment sur les paroles du sage pour les interpréter clairement.

— Pourriez-vous m’en dire davantage, quel objectif suis-je censé atteindre ? demanda-t-il en levant la voix pour être entendu.

— Si ton Œuvre Parfaite est si puissante et ton destin en relation, alors tu démontreras ce pouvoir magique comme un apport essentiel et bénéfique à l'humanité. Tu le démontreras à travers le destin d’un être qui n’en aurait pas eu sans toi, un simple et petit destin que tu transformeras en grand Destin de l'histoire des Hommes. D’une humble personne du peuple, par ton pouvoir tu feras roi. Et d’un simple roi, tu feras un roi exceptionnel, un roi des rois. Un empereur qui gouvernera les mondes des peuples éclairés par les dieux, celui des Terres entre les Fleuves et au-delà, et qui soumettra à sa loi et à sa volonté les peuples sauvages des mondes extérieurs. Par ton pouvoir, tu affirmeras sa puissance. Tel sera le but de ta vie. Si les dieux permettent à cet homme de voir le jour et de réaliser ce destin exceptionnel, tu atteindras ton objectif. Ton propre destin deviendra alors, lui aussi, le symbole de ta puissance à travers ton Œuvre Parfaite. Ainsi que celle de tous les Éligibles qui te succèderont.

Cette fois, un craquement dans la roche fit jouer une grande faille qui traversa le plafond de la grotte, entrainant un décalage d’une coudée entre ses deux côtés. Plusieurs parties du plafond s’effondrèrent en explosant sur le sol, obstruant une partie de l’ouverture par laquelle Iakal-Pamba était arrivé.

— Nous devons sortir, la grotte va s’écrouler ! exhorta Iakal-Pamba, prenant conscience de l’imminence du danger.

— Dépêche-toi, moi, je fais partie à jamais de ce lieu. Il fut pour ma vie un tombeau ouvert qui se refermera sur ma mort. C’est la fin d’un cycle, signe ultime que ton destin sera grand. Le mien en échange s’arrête maintenant. L’Ermite suivant est déjà en chemin, il me remplacera après ma mort. J’emporte ton Œuvre Parfaite pour montrer aux dieux que nous avons su utiliser de la plus belle façon le don du langage qu’ils ont fait aux Hommes. Fuis, Iakal, sans perdre de temps !

Iakal-Pamba, stupéfait de cette réponse et de ce qui se déroulait sous ses yeux, se leva et se rua vers la sortie. Il jeta un dernier regard vers l’Ermite, mais ne sut que lui dire. Après s’être faufilé dans le passage le plus étroit, il se mit à courir le plus vite qu’il pouvait au milieu des morceaux de parois qui s’effondraient de partout, risquant à tout moment de combler la grotte ou d’obstruer la sortie.

À l’extérieur, il retrouva ses amis affolés. Un souffle violent de vapeur s’échappait des entrailles de la Terre par une fissure ouverte quelques centaines de pas au-dessus de la grotte. Plus loin, une gerbe de lave jaillissait vers le ciel projetant ses myriades de grumeaux incandescents. Ils prirent leurs jambes à leur cou et dévalèrent la pente vers le reste des hommes de l’expédition qui les attendaient à la lisière de la forêt en leur faisant de grands signes désespérés. Une explosion encore plus violente pulvérisa une nouvelle gerbe de lave qui retomba en partie sur la forêt de conifères qui s’embrasa immédiatement.

— Nous pouvons encore prendre le chemin de l’aller, dépêchons-nous ! lança Amursherif à bout de souffle aux hommes de la caravane.

— Non, c’est trop risqué. Eloignons nous d’abord du brasier qui peut nous encercler à tout moment. Abandonnez le matériel, nous n’avons plus le temps pour ça. Courez devant, nous libèrerons les bêtes. Courrez à flanc de montagne vers le couchant jusqu’à la lisière de la forêt, là-bas, indiqua Iakal en pointant du doigt. Nous descendrons ensuite la pente en longeant la forêt.

Iakal et ses deux amis libérèrent les bêtes et leur donnèrent de grands coups sur l’arrière train pour qu’elles s’enfuient dans la bonne direction, en s’éloignant de l’incendie. Ils se mirent ensuite à courir pour rattraper les guerriers de la caravane, ils les suivaient à flanc de cote environ quatre-cents pas en arrière.

Cette fois les dieux ne retinrent plus leur colère et la roche de feu s’en prit à l’immense calotte de glace. Un énorme jet de vapeur précéda une vague de glace fondue mélangée à de la roche arrachée du sol au fur à mesure, et qui s’écoula en un gigantesque torrent noirâtre effréné sur le flanc du volcan. Les hommes d’Iakal et leurs bêtes furent quasiment tous emportés sous les yeux épouvantés de ceux épargnés par ce châtiment démoniaque. Seuls deux d’entre eux, un peu plus en retrait, purent y échapper. Les cinq survivants s’arrêtèrent net puis changèrent de direction pour descendre la pente directement, droit vers la forêt, en espérant pouvoir la traverser avant qu’elle ne forme entièrement une barrière enflammée. Ils courraient au milieu des roches qui dévalaient en même temps la pente en rebondissant dans tous les sens. Ils réussirent à traverser le bois, longeant cet enfer tout proche formé du feu qui se déchainait dans les arbres et d’un bombardement de roches accompagné d’un nuage de cendre qui s’écoulait depuis le sommet.

Ils auraient pu courir encore des heures, mais ils durent attendre Sennam qui, d’entr’eux, était le moins entrainé. Couverts de cendre grise, ils commencèrent à marcher dès qu’ils se sentirent hors de danger, et ils marchèrent tant qu’ils purent jusqu’à la nuit noire. N’ayant pas retrouvé de chemin véritable, il leur fut ensuite impossible de progresser dans l’obscurité. Ils s’arrêtèrent et prirent alors conscience leur soif intense, qui masquait à peine leur faim naissante. La course les avait épuisés, les deux guerriers du cercle qui restaient en vie s’étaient délestés de leurs fourrures, mais maintenant que la nuit approchait le froid les mordait sans pitié. Au loin, l’éruption s’interrompit rapidement. Finalement, elle n’aurait duré que le temps qu’ils se trouvaient sur place. La neige et le village avec la source étaient devenus inaccessible, il aurait fallu remonter, un effort que la fatigue et l’altitude rendaient impossible. Leur seule solution était de descendre et espérer trouver la rivière la plus proche, celle qu’ils avaient traversée plus en aval à l’aller. Sans même demander à Iakal ce qu’avait dit l’Ermite, ils s’endormirent serrés les uns contre les autres, partageant leur chaleur, et leur fourrure avec ceux qui n’en avaient pas.

À peine le soleil commença à éclairer le ciel de derrière l’horizon, qu’ils se levèrent pour reprendre leur marche. Le froid et la déshydratation avaient continué à maltraiter les muscles durant le sommeil : au réveil, ils demeuraient tout autant meurtris de fatigue. Alors, pour la première fois, Iakal décida d’user du pouvoir des mots. Il demanda à tous de s’assoir en face de lui et de répéter au fur et à mesure les mots de la langue de l’Œuvre Parfaite. Seul Sennam comprenait vraiment ce qu’il allait faire. Il commença à psalmodier phrase après phrase, attendant que tous répètent avant de dire la suivante. Il fit ainsi une longue boucle, d’un texte d’une dizaine de phrases. Les sons volèrent autour des âmes et des corps meurtris, les enveloppèrent d’une ouate protectrice au fur et à mesure des répétitions du long poème incompréhensible. Chacun se rendit rapidement compte de l’effet et se relaxa pour en bénéficier pleinement. Les corps s’engourdirent d’abord pour en chasser la souffrance, puis peu à peu retrouvèrent une force inattendue. L’esprit, lui, parut perdre toute conscience du monde réel. Tous les cinq virent la même déesse dans le monde des dieux : Ḫepa, la déesse-mère de la terre et du ciel, épouse de Teshub. Elle tenait en laisse le dragon Illuyanka, beau-père de son fils. Illuyanka, le dragon-serpent des mers, avait surgi d’un rêve récurent d’Iakal, le rêve-souvenir de sa première victoire contre lui lors de la cérémonie de l’eau dans sa jeunesse. Depuis, jamais il n’avait cessé de revoir régulièrement Illuyanka dans ses cauchemars. Apparemment, les mots prononcés permirent de vaincre une seconde fois le dragon, cette fois dans le monde des rêves. Tous assistèrent au terrassement du dieu-animal dans ce songe collectif.

Dans ce rêve fondateur s’initia la légende du pouvoir des Mots.

Le temps de ce rêve, ils récupèrent comme après dix nuits de sommeil. La déshydratation et la soif s’estompèrent elles-aussi. Ils se sentirent entièrement renouvelés, régénérant ainsi leur force et leur énergie. Juste après, ils courraient sans relâche vers l’ouest de la plaine volcanique, droit vers les filets de fumées qui indiquaient la présence d’un village ou d’un campement de nomades.

Bien avant le village, dès que le soleil se mit à embraser l’atmosphère, ils reprirent leur marche. L’épuisement, plus extrême que jamais les envahit de nouveau. L’effet bénéfique qui avait disparu en si peu de temps leur avait cependant permis d’avancer suffisamment pour atteindre le village. Ils arrivèrent dans un état pitoyable, surtout à cause du manque d’eau. Sennam perdit connaissance et ils durent le porter durant la fin du trajet. Aux abords du village, ils s’effondrèrent tous les cinq et des cultivateurs se portèrent à leur secours. Dès qu’ils purent boire, leur état s’améliora, la déshydratation était la principale source de leurs maux, la puissance intime de l’eau sur le corps est toujours la plus grande.


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