chapitre 1-debut

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Le livre I du pouvoir des Mots

2350 av. J.-C., cité du peuple de la Nef dans les Terres du Milieu.

(1)

Face aux peuples des Terres du Milieu rassemblés en contrebas du temple, debout, les bras en croix, le corps nu et les muscles saillants, l’Éligible affrontait l’épreuve de l’eau sous le regard sévère de Teshub, le roi des dieux. Les yeux plongés dans une intense concentration, ses pensées allaient et venaient, ballotées au rythme des étapes de l’épreuve. Il devait résister à ses sens, à ses réflexes primitifs, rester immobile, coute que coute. Cela ne présentait pas vraiment de difficultés pour lui ; ses doutes étaient ailleurs, bien au-delà de cette réalité sensorielle. Cette épreuve était une porte à l’horizon de son destin, mais à peine entrouverte pour l’instant. Il savait ce qu’il fallait pour l’ouvrir, et pour franchir ce seuil de son existence. Il s’y était préparé durant si longtemps. Mais ses pensées le concernaient, lui, le futur Éligible qu'il était, ainsi que l’Eligible qu’il allait bientôt devenir. En quoi était-il réellement, concrètement, un Eligible ? Lui, qui se sentait un homme comme les autres. Même s’il se savait différent, il n’arrivait pas à percevoir, à ressentir au fond de lui, la nature de ce qui pouvait s’y cacher d’exceptionnel. Il montrait bien quelques aptitudes physiques ou spirituelles, que les autres ne possédaient pas, mais en quoi cela autorisait-il à faire de lui un être à part, au-dessus du commun ? Un être qui deviendrait une sorte de demi-dieu aux yeux des autres hommes ? En quoi serait-il différent après avoir réussi les épreuves de la Reconnaissance ? En quoi son changement de statut, de titre, allaient-ils le transformer en tant que personne ?

Doute après doute, face à la foule, il poursuivait son dialogue intérieur. Sagement, mais avec une certaine inquiétude. Il ne laissait rien paraitre, devant se montrer digne et charismatique, à la hauteur de son importance pour la cité. Il se forçait à jouer son rôle, car tous croyaient en lui, peut-être bien plus que lui-même ….

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La Terre avait libéré son cri rauque depuis plusieurs lunes. Son feu intérieur, ravivé, excrétait les volutes qui s’échappaient des crevasses et des replis de la couverture blanche et glacée, celle du lointain principal relief. Le grondement annonçait l’imminence du réveil. Il y avait urgence : les dieux appelaient, bientôt ils rugiraient. Il leur fallait leur tribut de souffrance, de sang ou de haine, en échange de leur quiétude et de la paix pour les Hommes.

Les peuplades des Terres du Milieu devaient s’y plier : l’obéissance religieuse était de mise partout dans cette région reculée. Ses immenses contrées montagneuses et isolées, sillonnées de quelques vallées fertiles, s’étendaient de la mer de Nairi qui les bordait du côté dans lequel se couchait le soleil, jusqu’à l’autre extrémité, la montagne sacrée, située aux limites des terres stériles et chaotiques couvertes des roches engendrées par le feu du ventre de la Terre. Tout ici-bas était soumis à la force magique habitant la montagne de rages et de furies contenues, l’imposant mont Ararat et sa couverture de glace. Tout y était organisé dans l’ordre dicté par cette même force, celle-là même qui dirigeait les quatre éléments constituant l’univers.

De longues files d’hommes et de femmes serpentaient depuis plusieurs jours entre les champs cultivés, les forêts de conifères et les immenses étendues désertiques des roches grises et ridées, ces torrents de laves figées au teintes hésitantes entre noires et grises. Issus de tous les peuples de ces contrées, ils convergeaient lors de la pleine lune du mois le plus chaud vers la région sacrée située en altitude, le territoire du peuple de la Nef. Chacun portait son fardeau : des aliments, des vêtements, des armes, des outils. Ils apportaient les offrandes matérielles ou le don de leur travail à l’attention des prêtres et des guerriers du peuple qui parlait aux dieux. Ils tentaient de satisfaire aux exigences divines, celles du combat contre les forces maléfiques naturelles enfouies au sein de l’immense édifice rocheux créé à dessein par les Dieux.

Mais cette fois-ci, les conditions paraissaient bien singulières.

Les visages inquiets et la peur dans les yeux, tous avançaient sans les chants d’allégresses traditionnels, sans les incantations habituelles. Pas la moindre de ces prières magnifiques qui exprimaient d’ordinaire leurs rêves, leurs souhaits et leurs promesses de bonheur à l’adresse des dieux bienveillants. Ces dieux, censés protéger les humains des divinités maléfiques, celles qu’ils avaient vaincues et enfermées dans le sous-sol de la montagne de Feu depuis la nuit des temps. Chacun avançait en silence, jetant régulièrement des regards terrorisés vers le mont Ararat, scrutant dans les indices de son proche réveil une colère exubérante prête à se déchainer. Cette fois, les puissances souterraines semblaient avoir pris de nouveau le dessus, prêtes à répandre leur fureur et la destruction sur le Monde. Le seul espoir résidait dans ce nouvel Éligible désigné par les dieux. Le bruit courait qu’il serait un sauveur, que son pouvoir irait bien au-delà de ce qu’on avait coutume de voir, qu’il possédait des qualités extraordinaires dont certaines déjà révélées dans son enfance.

Pour arriver à la petite cité des Éligibles, les habitants des terres du Milieu devaient s’armer de courage. Il leur fallait traverser la terre des morts, située dans les premières pentes du mont Tendürek. Personne en temps normal ne s’aventurait dans ces champs désertiques parsemés de sépultures. Chaque tumulus était orné de la lance du guerrier enterré là, plantée dans la terre par le manche. La pointe de métal divin, forgée dans le temple du feu situé au bas de la cité, se dressait en scintillant vers le ciel, ornée d’une poignée de cheveux du défunt qui s’agitait au gré du vent dans une danse lugubre. Au pied de sa lance gisaient son armure de cuir, ses bottes et son bouclier. Cette armée de guerriers ensevelie nourrissait l’imaginaire d’effrayantes impressions, et servait de première défense à la cité de la Nef. La Terre des morts sordide et oppressante terrorisait les agresseurs potentiels, leur promettant la vengeance après leur mort en lieu et place de l’existence morne et triste des etemmus (2) . L’etemmu signifiait une vie pitoyable après la mort promise à chaque être humain. Une errance infinie dans le lugubre Irigal, la cité des morts du Kur. Une existence dans cet au-delà souterrain, suffisamment pénible, à laquelle nul n’espérait rajouter la compagnie des esprits vengeurs, ceux des gardiens de la Terre des Morts qui viendraient tourmenter l’etemmu jusqu’à la fin des temps ! Aussi ne pouvait-on traverser ces premières landes d’altitude autrement que par un chemin balisé, que seuls pouvaient indiquer les guides du peuple de la Nef. Ces derniers, de leur présence rassurante, menaient les longues files d’hommes, de femmes et d’enfants qui avançaient en priant.

En hauteur se dressait au loin le plus grand temple du peuple de la Nef. Celui-là même où se déroulait la cérémonie. Adossé sur les flancs abrupts du mont Tendürek, le volcan éteint surplombant les fortifications de la petite cité, le temple de Teshub rayonnait de son pouvoir, de la paisible mer de Naïri jusqu’au mont Ararat au bord de l’éruption. Les processions de tribus apeurées se dirigeaient toutes vers ce temple dans l’espoir d’obtenir protection.

Dans le temple on s’affairait sans prêter attention aux rugissements du mont Ararat ni aux processions estivales qui confluaient. Un évènement bien plus important se préparait et focalisait autour de lui toute l’activité : la cérémonie de Reconnaissance d’un Éligible.

D’habitude, ce rite de passage avait lieu une fois par an, pour deux ou trois Éligibles à la fois. Mais là, un seul prétendant. Celui-ci appartenait au groupe des enfants du monde extérieur, le monde au-delà des Terres du Milieu.

[1] Actuellement le lac de Van en Turquie orientale.

[2] L’homme vit à l’état d’awîlu qui se transforme en etemmu après la mort, une sorte de fantôme qui hante d’abord les rêves des survivants qui l’ont connu, puis vit ensuite dans une grande cité d’un lieu de désolation souterrain. (religion et termes sumériens)

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