Chevron 9
Comme prévu, elle se leva avant la fin de la 3e Période, alors que le Quinzième venait à peine de s’ouvrir. Elle descendit immédiatement à l’auberge, qui était déjà en effervescence. Les serveurs et serveuses préparaient activement chaque table pour l’ouverture au Premier Chevron. Seuls les deux étages inférieurs étaient ouverts : les gens prenant généralement leur premier repas dans des petits stands de rue, les consommateurs allaient être moins nombreux que la veille au soir.
Après avoir salué tout ceux qu'elle croisa, elle rejoignit Aurore qui s’affairait à coordonner le travail de ses camarades, assise à la table la plus proche de l’entrée des cuisines. Cette dernière lui sourit en la voyant approcher, mais lui fit un geste pour lui demander d’attendre la fin de sa discussion avec une jeune fille attablée face à elle, qu’elle ne reconnu pas. Elle semblait boire les paroles de la jolie rousse, au point qu’elle ne remarqua pas sa présence. Sans un bruit, Arténiss s’assit donc au bout de la table et, n’ayant rien d’autre à faire, ne put s’empêcher d’écouter la fin de la conversation.
- … lui qui commande ici, disait Aurore, tu ne peux pas le louper. Et surtout, ne le laisse pas t’intimider. Il fait un peu peur comme ça, mais il est plus gentil qu’un agneau.
Son interlocutrice hocha la tête, non sans laisser paraître une légère anxiété. En la regardant mieux, Arténiss eut le sentiment qu’elle l’avait déjà rencontrée, mais ne put remettre un nom sur les yeux auburn et les élégantes tresses brunes de l’inconnue.
- Va maintenant, et n’oublie pas, personne ne te fera de mal ici. Donc n’hésite pas à faire connaissance avec les autres, finit Aurore en lui indiquant les escaliers qui menaient aux cuisines.
La jeune brune se leva, s’inclina plus que nécessaire devant Aurore, puis se dirigea vers les cuisines. Avant de descendre les marches, la fille se retourna une dernière fois, l'apercevant enfin alors qu'elle prenait place en face d’Aurore. Arténiss fut surprise de la voir s’empourprer, s’incliner profondément de nouveau - à son attention cette fois - puis disparaître rapidement dans les marches.
- Qu’est-ce que c’était que ça ? fit-elle en regardant Aurore. Pourquoi m’a-t-elle remercié ? Qui est-elle ?
Aurore éclata de rire.
- Du calme, du calme, ça fait beaucoup de questions en très peu de temps, et comme je suis quelqu’un de poli, je tiens d’abord à te dire bonjour et à te demander si tu as bien dormi.
- Bonjourouimerci, lâcha-t-elle aussi vite qu'elle le put. Qui est cette fille ?
- Tu ne la reconnais pas ? C’est la jeune sans-abri que tu as aidée hier.
Il lui fallut un moment pour comprendre ce que son amie venait de lui dire. Et elle mit un instant de plus à choisir la réponse adaptée.
- Hein ?
Nouveau rire. Aurore semblait beaucoup s’amuser.
- Elle a eu la même réaction quand je suis allé la chercher chez les Gardiens en plein milieu de la nuit pour lui proposer un travail. Je ne lui ai pas dit qui m’avait parlé d’elle, mais j’imagine qu’elle a compris en te voyant. Elle a l’air d’être une gentille fille.
Elle n’arrivait toujours pas à croire que la sans-abri sale et habillée de lambeau qu’elle avait rencontré la veille avait pu se transformer en la fille au trait fin et aux belles tresses qu’elle venait de voir. Elle connaissait les talents de management d’Aurore, mais ne lui avait pas encore découvert de pouvoir de métamorphose.
- Tu as fais un travail remarquable, on ne la reconnaît plus.
- C’est fou comme un bon bain peut changer quelqu’un. Tu devrais peut-être essayer, ironisa-t-elle avec un regard malicieux.
- Bonne idée, j’étais tellement épuisée hier soir que j’en ai même oublié de manger. J’y saute juste après avoir dévoré la moitié de la réserve.
- Ça te dérange si je t’accompagne ? Je n’ai presque pas dormi de la nuit pour trouver notre nouvelle recrue, et j’aurais bien besoin d’un petit remontant.
Elle haussa les épaules pour lui signifier qu’elle n’avait rien contre, tandis qu’Aurore faisait signe à l’un des serveurs pour qu’il aille leur chercher de quoi se sustenter.
Lorsqu’elles arrivèrent aux bains, deux serveuses étaient déjà en train de se prélasser dans l’un des grands bassins qui composaient les thermes privés de l’auberge. À en juger par leur réaction lorsqu’elles virent entré Aurore, elles devaient procrastiner dans l’eau chaude depuis un moment déjà. Malgré le fait que celle-ci ne montra aucun signe de mécontentement, elles ne mirent pas longtemps avant de quitter la salle, la tête si basse qu’elles donnaient le sentiment de vouloir disparaître dans le sol. Une fois qu’elles furent sorties, Arténiss laissa échapper un petit rire amusé.
- Les pauvres filles. Tu dois vraiment être un tyran pour les intimider ainsi.
À sa grande surprise, sa pique ne fit même pas sourire son amie, qui eut au contraire un petit rictus peiné.
- Il y a un problème ? demanda-t-elle.
- Rien de grave. Avec le départ d’Elhen, il est possible que j’aie un peu mis la pression aux autres ces derniers temps. Maintenant que Kimi nous a rejoint, ça devrait s’arranger, mais je vais quand même devoir m’excuser auprès des autres pour ces derniers jours.
La fille qu’elle avait aidée s’appelait donc Kimi. Bon à savoir.
Alors qu’elle se déshabillait pour rentrer dans le bain, Arténiss s’arrêta un moment pour se regarder dans l’une des grandes glaces qui servaient de mur aux thermes. Elle passa doucement les doigts sur le bandeau qui couvrait tout le côté gauche de son visage. Elle aurait voulu le retirer, mais…
Un claquement métallique se fit entendre, arrachant un sursaut à Arténiss. Elle se retourna brusquement, alerte, mais se détendit immédiatement en découvrant l’origine du son : il s'agissait simplement du verrou des portes coulissantes qui permettaient l’accès au bain, qu’Aurore venait de bloquer. Cette dernière lui fit un léger clin d’œil.
- Personne nous dérangera, contente-toi juste de te détendre.
Arténiss lui lança un profond regard de gratitude, et défit le nœud complexe qui retenait le pan de tissu sur son visage. Il tomba au sol sans un bruit.
Alors qu’elle s’observait à nouveau dans le miroir qui lui faisait face, elle plongea son regard dans celui de son reflet.
À droite, un œil d’un profond violet.
À gauche, une marque d’un étrange motif circulaire et en son centre, un œil à l’iris couleur or.
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