Chevron 13
- Je commence à penser que j’aurais mieux fait de ne jamais tomber sur ce maudit artefact, grommela-t-elle. Il ne m’a apporté que des ennuis.
Les quatre amis, après avoir embarqué le conteneur au-dessus du Grouilleur, avait immédiatement pris la direction de la forêt de yoks qui se situait au nord-est des plages. Sous les directives d’Arténiss, Heytham avait guidé le véhicule entre les immenses arbres pendant une dizaine de Segments avant de s’arrêter aux abords d’une colline qu’Alyss ne connaissait que trop bien. Dix Segments durant lesquels elle n’avait cessé de cracher tous les jurons qu’elle connaissait en tentant de trouver une solution alternative à celle qu’Arténiss avait proposé sur la plage. En vain. Elle devait bien reconnaître que c’était de loin la meilleure chose à faire, non sans que cela augmente son agacement.
- Alors c’est ça votre super planque ? Une forêt de yoks ? Désolé de vous décevoir les filles, mais ce n’est pas ce que j’ai vu de plus discret, il y a au moins 10 mètres entre chaque tronc.
Soreï, qui s’était amusé à se moquer d’elle durant tout le trajet, semblait déçu de seulement découvrir une simple forêt, composé d’étranges arbres certes, mais une simple forêt tout de même.
- Ce ne serait pas une planque s’il suffisait de marcher en plein milieux de la forêt pour la trouver, fit remarquer Heytham. Et détrompe-toi, il y a sans doute ici quelque-chose de très intéressant.
Contrairement à son comparse, son frère semblait très intrigué par l’endroit. Il portait sur la colline un regard qui ne laissait aucun doute sur le fait qu’il avait remarqué quelque-chose. Il la pointa d’ailleurs du doigt en réponse au regard interrogé de son ami.
- Les yoks sont des arbres très spéciaux, liés à l’Ather. Ils ne se développent que s’ils sont en présence d’une grande quantité de flux. Et je n’ai jamais observé une forêt de yoks aussi dense.
En effet, même si les immenses arbres étaient très espacés au pied de la colline, il n’en était rien pour son sommet : les yoks y étaient si proche les uns des autres qu’un humain aurait du mal à se frayer un chemin à travers les troncs. De loin, on aurait même pu penser qu’il s’agissait non pas de plusieurs yoks, mais d’un seul arbre immense, qui trônait au centre de la forêt tel un roi au milieu de ses sujets.
Voyant son frère scruter le monticule avec les mêmes yeux brillants que lorsqu’il avait vu l’artefact, elle abandonna définitivement l’idée de leur cacher l’existence du Dôme. Elle voulait cependant mettre les choses au clair avant de leur indiquer l’entrée.
- Je vous préviens tous les deux. Personne d’autre que vous ne doit être mis au courant de ce que je vais vous montrer, en tout cas jusqu’à ce que je vous dise le contraire. Je ne tiens pas à ce que les abrutis du Conseil m’arrachent encore une de mes découvertes alors qu’ils ne sont pas fichus de sortir de leur stupide Forge.
Heytham haussa les épaules, indiquant que cela lui était égal. Soreï plaça le dos de son index et de son majeur sur sa bouche, signe qu’il garderait le secret. Elle poussa un soupir résigné, puis désigna le Grouilleur d’un coup de tête.
- Bon, puisque je n’ai visiblement plus le choix, dit-elle, aidez-moi à décharger ce truc et suivez-moi.
Il leur fallu une autre bonne dizaine de Segments pour débarquer l’Artefact et le transporter jusque dans l’une des nombreuses salles qui entouraient la pièce dans laquelle elle s’était réveillée la veille. Étant donné qu’elle se rendait souvent dans les ruines, elle avait emménagé plusieurs pièces afin de pouvoir effectuer des recherches et bricoler ce qu’elle avait récolté durant ses descentes hors d’Oasis. Les quatre amis se retrouvèrent donc dans une salle d’une vingtaine de mètres carrés. Elle y avait installé un établi fabriqué avec des morceaux de métal récupérés un peu partout dans les pièces accessibles du Dôme. Dans un coin, un campement de fortune composé de deux couchettes en bois et de l’équipement nécessaire à faire réchauffer un peu de nourriture avait été laissé là lors d’une des précédentes visites des deux amies. Enfin, deux tabourets portatifs de sa conception étaient disposés de chaque côté d’une petite table placée contre le mur, faisant face à l’entrée de la pièce. Ces quelques meubles mis-à-part, l’endroit était entièrement vide. Il ne fut donc pas compliqué pour ses camarades et elle d’y disposer l’étrange objet sur deux tréteaux. Une fois l’artefact au milieu de la pièce, il devint cependant difficile de se déplacer. Soreï et Arténiss prirent donc la décision de s’asseoir à la petite table et de laisser les deux Inventeurs examiner l’objet. Après avoir pris place, Soreï sortit de son sac une paire de dés à dix faces et un jeu de cartes qu’il mélangea avant d’en tendre la moitié à Arténiss.
- Les filles, j’aimerais qu’on discute de ce que vous faites de vos journées un de ces quatre, fit-il en piochant quelques cartes. Entre les combats contre des Infestés et les immenses complexes secrets cachés sous terre, je vais commencer à croire que vous accompagner serait plus excitant que de passer mes journées avec un savant fou.
Alors que Heytham faisait mine de s’être pris une flèche en plein cœur, se tenant la poitrine et tombant à genoux, Arténiss piocha à son tour plusieurs cartes de son paquet et lança les dés.
- Douze, fit la Modeleuse en observant le résultat de son lancer. Ne te laisse pas avoir. Ça peut paraître excitant vu comme ça, mais il faut être prêt à supporter les plaintes d’Alyss à longueur de journée. Si je me suis jetée à la poursuite de l’Infesté d’hier, c’était juste dans l’espoir qu’il mette fin à mes souffrances.
Alyss n’imita pas la comédie de son frère, préférant lever les yeux au ciel en haussant les épaules. Elle prit tout même un ton agacé lorsqu’elle prit la parole :
- Si vous voulez bien cessez de faire les gueules d'Infestés, j’aimerais commencer à étudier ce truc avant les remontés, si possible.
Heytham, qui faisait désormais mine de ramper à terre comme un mourant, en profita pour passer sous l’artefact et en retirer le sable et les algues qui s’y étaient accrochés. Tandis qu’elle choisissait quelques outils sur son atelier de fortune, il remarqua un détail sur le côté qu'il avait défini comme étant l’arrière de l’objet. Il se laissa glisser jusqu’à la source de son intérêt.
- Je crois que j’ai quelque-chose, fit-il en frottant la cuirasse de l’appareil pour en retirer une couche de sable.
- Déjà ? répondit Alyss en se glissant à ses côtés. Ça a été plus vite que prévu.
- Tu vois ça ? dit-il en désignant d’étranges irrégularités concentrées sur une petite portion du conteneur. Je pense qu’il s’agit de connectiques.
- Peut-être le mécanisme d’ouverture. Tu peux les faire fonctionner ?
- Je peux essayer.
Sur ces mots, les deux bras mécaniques de l’exosquelette d’Heytham se mirent en mouvement. Les pinces qu’il utilisait jusqu’à présent se rétractèrent pour laisser apparaître deux aiguilles qui s’illuminèrent d’une teinte bleu ciel, couleur de l’Ather de son frère. Il s’affaira aussitôt. Il fit courir les pointes le long des sillons, espérant ainsi déclencher une réaction quelconque. Ne pouvant rien faire pour l’aider, Alyss décida de tester la solidité de la carapace.
- Avec un peu de chance, on va réussir à l’ouvrir et ce qu’il y aura à l’intérieur sera plus facile à faire entrer dans Oasis, fit-elle en sélectionnant une lime sur son établit avant la frotter sur la surface de l’objet. Bon sang, en quoi cet alliage est-t-il fait ? Je n’arrive même pas à le rayer.
En effet, même avec la force de son armure, elle ne put égratigner la cuirasse de métal. Vexée, elle envisagea de ne plus faire dans la subtilité et jeta un coup d’œil à une masse rangé à côté de l’établit. Heytham, qui l’observait du coin de l’œil, mit fin à ces pulsions destructrices :
- Une masse est peut-être un peu exagéré, mais tu peux aller chercher ma scie mécanique dans le Grouilleur et t’attaquer à l’avant, je pense qu’il s’agit juste de protection, il ne semble pas abriter de mécanisme. Si tu y vas doucement, tu devrais pouvoir l’amocher un peu sans le couper en deux.
Elle n’avait aucune envie de se déplacer jusqu’au Grouilleur en laissant l’artefact aux seules mains de son frère. Elle jeta donc un regard à Arténiss et Soreï, mais ceux-ci semblaient tout à coup très concentrés sur leur partie, cachés derrière leurs cartes. Résignée, elle soupira et sortit de la pièce. Avant de passer le pas de la porte, elle se retourna vers son frère et fit d’un ton impérieux :
- Je suis de retour dans cinq Temps, je t’interdis de l’ouvrir tant que je suis absente.
- Plus vite tu seras partie plus vite tu reviendras, et plus vite tu reviens, moins il y a de chances que ce soit ouvert, alors arrête de traîner et vas chercher cette scie.
En revenant du Grouilleur, l’imposante scie mécanique d’Heytham entre les mains, elle repensa un instant à ce qu’avait dit son frère sur la plage. Pouvait-il vraiment rester des Hamagus en vie ? Les chances étaient quasi-nulles. Mais alors d’où venait l’artefact ? Avaient-ils eu juste la chance de tomber sur un échantillon parfaitement conservé ? Encore une fois, peu probable. S'il avait été en mer depuis plusieurs centaines de Cycles, il ne serait pas en aussi bon état. Il avait dû tomber à la mer, mais depuis où ? Les habitants d’Oasis s’aventuraient rarement en mer, la Tempête mettant vite fin à toute embarcation un peu trop téméraire.
Selon beaucoup, l’océan qui entourait Oasis était sans fin. Mais parmi les Inventeurs, qui avaient calculé avec précision la taille de la planète, la théorie qu’il existe d’autre continents n’était pas à écarter, voir quasi-inévitable. Néanmoins, il avait été décidé que lancer des expéditions serait une perte de temps. Comme le reste des terres, les autres continents - si autres il y avait - étaient probablement entièrement Infestés et donc trop dangereux. Une autre décision stupide du Conseil, selon elle. Alyss n’aurait su dire pourquoi, mais elle avait la certitude de l’existence des autres terres, au point qu’elle avait parfois eu l’impression de les voir en observant l’horizon. Des gens avaient bien bravé l’interdit de partir à leurs recherches, mais aucun n’était jamais revenu.
C’est donc par défaut, et peut être aussi pour satisfaire son envie de se donner raison, qu’elle décida que l’artefact venait probablement d’ailleurs. Que ce qu’il contenait lui donnerait plus d’information et, qui sait, apporterait assez de preuves sur l’existence de terres au-delà des mers pour que le Conseil et les Anges y envoient une expédition. Ce serait bien la seule raison pour laquelle elle accepterait de partager sa découverte avec eux.
Cette idée en tête, elle ne remarqua même pas qu’elle était de retour dans la petite pièce où ils réalisaient les tests. Il faut dire qu’il y régnait un silence de mort. Elle eut un hoquet de surprise et resta bouche-bée devant la scène qui avait lieu sous ses yeux : ses trois amis étaient debout autour de l’artefact, qui éclairait leur visage d’une pale lueur verte.
A l’intérieur, sous une épaisse vitre de verre jadis recouverte d’un demi-cylindre de métal, ce qui semblait être un corps humain flottait paisiblement dans un liquide étrange.
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