Chevron 14
- Et bien, au moins on est certain qu’on ne le démontera pas pour le faire passer en ville et que le Conseil va être mis au courant.
Arténiss fut la première à briser le silence et l’immobilisme qui planaient sur la pièce depuis... Alyss n’aurait su le dire. Peut-être trois Segments, où trois Chevrons, où bien même trois Rotations. Il aurait pu s’être écoulé des Séries que cela lui aurait été égal.
Correction : il est impossible pour l’hôte de rester immobile en ce lieu pendant plus de… [calcul…] 4 Rotations, 2 Chevrons, 68 Segments et 17 Temps. Estimation du porteur inexacte. Demande de reconsidération de la ligne de conduite à appliquer.
Elle balaya la remarque de ses Yeux d’Or d’un rapide effort mental. Cependant, l’intervention de ces derniers lui permit au moins de s’extirper de la torpeur dans laquelle elle était plongée. L’excitation remplaça rapidement la surprise lorsqu’elle s’approcha de la vitre. Alors qu’elle y posait une main, elle ne put s’empêcher de laisser son imagination prendre le dessus.
C’était bien au-delà de tout ce qu’elle avait pu espérer : le Conseil voulait une preuve que d’autre hommes vivaient par-delà les mers ? Elle pouvait désormais la lui donner. Quel meilleur argument aurait-elle pu trouver que l’un de leurs représentants ? Elle pourrait…
- Vous pensez qu’il est mort ? fit soudainement Soreï.
Maintenant que les deux filles avaient commencé à s’agiter, c’était au tour des garçons de sortir de leur stupéfaction. En entendant cette question, une pointe de culpabilité prit Alyss à la gorge : en voyant l’intérieur de l’artefact, elle en avait oublié qu’il s’agissait d’un être humain tout comme elle, et qu’il y avait donc plus urgent que de savoir comment elle allait pouvoir montrer au Conseil qu’il avait tort.
- Non, je crois au contraire qu’il est bien vivant, dit calmement Heytham dont le regard avait repris son habituel aspect scrutateur.
Soreï haussa un sourcil, l’air sceptique. Heytham pointa du doigt la tête du jeune homme qui reposait sous le verre.
- Je ne vois pas trop l’intérêt de brancher un mort.
Effectivement, en observant l’intérieur de plus près, on pouvait apercevoir un câble qui nageait dans le liquide, reliant la machine à la nuque de l’homme. Ce dernier portait une combinaison étrange, du blanc le plus pur qu’elle n’ait jamais vu. Elle le recouvrait entièrement, ne laissant même pas paraître son visage. En fait, la seule chose qui indiquait qu'il s'agissait d'un homme était la morphologie de son corps. Le vêtement était parcouru de bandes lumineuses dont la lumière verte éclairait la substance dans laquelle le corps baignait.
- Quel drôle de vêtement, lâcha Arténiss, qui regardait attentivement la même chose qu'elle. On dirait qu’il est parcouru d’Ather.
- Ça y ressemble peut-être, mais ça n’en est pas, fit Soreï en hochant la tête de gauche à droite. C’est ce que j’ai ressenti en arrivant à la plage. La matière semble être la même, mais celui-ci paraît moins… Vivant.
- Vivant ? Fit Heytham avec un petit rire.
- Ne te moque pas, c’est comme ça que je peux le mieux expliquer ce que j’ai senti. Il ne vibre pas autant.
Heytham haussa les épaules et lui jeta un regard. Elle laissa glisser ses doigts le long de la paroi de verre, puis y donna trois petits coups du dos de la main. Ses yeux croisèrent ceux de son frère.
- Tu crois qu’on peut le réveiller ?
L’Inventeur eut un petit sourire, comme s'il avait attendu qu’elle pose la question.
- Mes Yeux n’ont pas encore assimilé le dixième des fonctions de l’appareil, fit-il en regardant fixement son avant-bras. Mais je crois qu’il dispose en effet d’un dispositif d’ouverture.
- Vous êtes sûr que c’est très prudent ? demanda Soreï en croisant les bras, l’air pensif. On ne sait pas qui est cet homme, ni d’où il vient. Il a du être mis là pour une bonne raison. Je sais que ça ne va pas te plaire Alyss, mais j’ai comme le sentiment que cela dépasse notre seule curiosité. Peut-être vaut-il mieux mettre les Anges au courant.
D’habitude, elle aurait en effet été contre cette idée. Mais la situation était loin d’être habituelle. Elle ne protesta donc pas directement. Alors qu’elle réfléchissait aux alternatives qui se présentaient à eux, Heytham prit de nouveau la parole depuis le dessous de l’Artefact.
- Il est vrai que nous nageons en plein mystère quant aux raisons pour lesquelles un homme serait plongé dans un sommeil, visiblement artificiel, puis jeté au milieu de l’océan… En supposant que son aventure maritime soit un accident, il y a plusieurs possibilités. Il est peut-être malade, auquel-cas il faut envisager que tout cette technologie – qui est au passage bien plus avancée que tout ce que nous connaissons - le maintien en vie. Ouvrir le sarcophage serait donc une mauvaise idée.
Alyss trouva le mot sarcophage un peu expéditif, étant donné que la personne qu’il abritait était encore en vie, mais elle ne put trouver de meilleur terme à proposer.
- Une seconde hypothèse, continua son frère, est qu’il a été endormi dans un but précis : si la machine peut ralentir les fonctions vitales de son hôte, on peut supposer qu’il s’est lui-même placé là afin de se réveiller dans un futur plus ou moins lointain.
En entendant ses mots, Arténiss et Soreï regardèrent Heytham comme s’il était devenu complètement fou. L’idée que quelqu’un puisse s’endormir ainsi afin de vivre plus longtemps devait être à leur yeux complètement ridicule. En les observant, elle fut surprise de ne pas réagir à leur manière : elle n’avait même pas envisagé que l’hypothèse de son frère puisse être impossible. Comme si elle s’attendait à un scénario de ce genre.
- Mais c’est impossible ! s’exclama enfin Soreï. En admettant que cet homme souhaite effectivement passer plusieurs centaines de Cycles dans ce truc, il va forcément finir par tomber à court d’énergie non ?
Cette fois, ce fut à son tour de répondre :
- Pas nécessairement. On ne sait pas comment fonctionne cette machine. Sa technologie dépasse de très loin tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. Si elle approche ne serait-ce qu’un peu de celle des Hamagus, alors toutes les possibilités sont envisageables. Cet appareil peut tout aussi bien être totalement autonome.
Malgré ce qu'elle laissait entendre, les Inventeurs en savaient en réalité très peu à propos de la technologie Hamagus. Il était très rare de trouver un artefact en assez bon état pour que sa fonction soit définie avec précision. Même lorsqu'un d'eux était découvert, il était encore moins fréquent que les Inventeurs disposent du matériel pour le faire fonctionner.
S’il était si difficile de mettre la main sur de belles pièces, c'était en grande partie à cause des Infestés qui, bien plus efficaces à les repérer et présents depuis plus longtemps, en avaient déjà récupéré la majorité pour constituer leurs carapaces. Ou du moins c'était l'hypothèse la plus probable, étant donné que les matériaux Hamagus se démarquaient par leur longévité. Ils n'avaient pas pu disparaître autrement.
C'est pourquoi la découverte de ce "sarcophage" était si importante, autant sur le plan technologique que - comme venait de le découvrir le groupe - sur celui de la race humaine.
- Alors, qu'est-ce qu'on fait ? Demanda Arténiss, toujours un air soucieux sur le visage.
Heytham haussa à nouveau les épaules -un geste dont elle avait l'habitude et qui l'agaçait tout particulièrement- et lâcha d'un ton nonchalant :
- Vous ne m'entendrez pas souvent dire ça, mais je n'ai aucune idée de la manière de gérer ce problème. Étant donné que c'est Alyss et toi qui l'avez découvert, je pense que la décision vous revient.
- C'est bien facile de rejeter la responsabilité sur nous, hein ? grommela-t-elle.
Son frère fit mine de ne rien avoir entendu, et se refocalisa sur l'appareil, ses bras mécaniques s'affairant à manipuler l'interface de contrôle.
Elle se tourna vers Arténiss, et leur regard se croisèrent immédiatement. Sans dire un mot, Arténiss souleva les bandes de tissu qui lui couvrait le coté du visage et plongea ses yeux vairons dans les siens. La voyant faire, Soreï poussa un petit grognement exaspéré et s'assit à la table pour trier son jeu avec agacement.
- C'est ça, surtout ne vous sentez pas obligées de partager votre avis avec moi. Je vais juste me faire un petit château de cartes, n'hésitez pas à me sonner quand vous aurez fini.
Elle se serait bien sentie coupable, mais dès lors que ses yeux avaient croisés ceux de son amie, elle avait passé ses lunettes et une conversation mentale avait aussitôt démarré.
* Je suis d'accord qu'on pourrait en parler au Conseil et aux Anges avant d'aller plus loin. Agir seul de notre côté pourrait être dangereux cette fois ci. *
Venant de la fille qui s'attaquait seule à un Infesté dix fois plus gros qu’elle, c'en était presque comique.
*On n’ira pas plus loin si on refourgue ce truc au Conseil, tu peux en être sûre. Et les Anges ne sauront probablement pas comment gérer le problème. Après tout, cet homme n'a aucun rapport avec Oasis. *
*Alors on fait quoi ? On le cache ici pour toujours ? On le rejette à la mer ? Vous ne saurez peut-être jamais de quoi il s'agit vraiment, et ça attire les Infestés comme une lumière attire les papillons de nuits. Même ici, on n'est pas sûr qu'un infesté téméraire ne finira pas par venir le cherchez pendant notre absence. *
*On pourrait l'ouvrir.*
La prochaine phrase sur sa lentille ne cessait de changer, chaque lettre étant instantanément remplacée par une autre. Arténiss réfléchissait.
*D'après Heytham, cela pourrait le tuer. Tu es prête à prendre ce risque ? *
Cette question n'en était pas vraiment une. Elle savait pertinemment que son amie savait déjà ce qu'elle allait répondre. Arténiss voulait juste confirmer qu’elles avaient suivi le même raisonnement.
*De toute manière, maintenant qu'il est là, il ne pourra pas se réveiller de la manière prévue. Autant dire que soit on le laisse là-dedans et il dort pour l'éternité ou pour se réveiller dans un endroit complètement inconnu - ce qui revient plus ou moins à mourir quand même - soit on le réveille et, avec de la chance, il ne meurt pas. Dans le meilleur des cas, il sera content qu'on l'ai fait, et si ce n'est pas le cas, il connaîtra probablement le moyen de se rendormir. *
Nouvelle tempête de lettres.
*Très bien. Tu t'es déjà décidée de toute manière. Faisons ça.*
*Merci. *
Le texte disparu de sa vision : Arténiss avait replacé son bandeau au-dessus de son œil gauche. Elle lui sourit doucement, sourire que l'Inventrice lui rendit volontiers, reconnaissante qu'elle accepte une fois de plus de la suivre. Après quoi, elle se tourna pour faire face à son frère, qui allait sans doute lui expliquer par A plus B que c'était une mauvaise idée. Ce dernier, la voyant se tourner vers lui, lui fit signe de se taire avant même qu'elle commence à parler.
- Laisse-moi un Temps veux-tu ? J'aurais trouvé comment l'ouvrir d'ici quelques Segments.
L'expression qui s'afficha sur le visage d'Alyss devait être d'un comique exquis, car même Soreï - toujours de mauvaise humeur - ne put s'empêcher de sourire alors qu'Arténiss éclatait de rire.
- Suis-je prévisible à ce point ? dit-elle sur un ton désespéré.
Arténiss se contenta de lui donner une petite bise sur la joue, l'air rieuse, et rejoignit Soreï sans dire un mot.
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