Chevron 11
Alyss enrageait. Malgré ses efforts, elle n’avait pas réussi à forcer son frère à lui révéler ce sur quoi il travaillait avec Soreï. Elle aussi avait certes tendance à lui cacher certain de ces travaux … Voir même la plupart … Mais tout de même. Il s’était ouvertement moqué d’elle.
- Faîtes ce que je dis, pas ce que je fais.
Arténiss, assise à côté d’elle, la regardait l’œil rieur.
- Tu n’es pas censé être de mon côté, toi ?! se fâcha-t-elle.
Son amie se contenta de hausser les épaules, toujours un air amusé sur le visage. Boudeuse, Alyss se détourna pour regarder par la vitre de la nacelle. Les habitations du quartier orange défilaient tranquillement sous la cabine qui prenait de l’altitude.
Peu après qu’Arténiss et elle aient trouvé les garçons en train de travailler sur on ne sait quel projet secret, les quatre compagnons s’étaient préparés en vitesse pour prendre les premiers Ponts. Désormais assis dans le Pont intérieur Sud, le petit groupe montait tranquillement en direction de la Bague. Bien que Soreï et Heytham fassent mine d’avoir oublié ce qu’ils fabriquaient quelques Segments plus tôt, elle ne pouvait se résoudre à faire comme si de rien n’était. Elle était certaine d’avoir entendu son frère parler d’un synchroniseur, et cela ne pouvait signifier qu’une chose.
Elle leva une main devant elle et observa l’armure de métal qui courait le long de son bras. Par un léger effort de concentration, elle se focalisa sur chacune des écailles métalliques, chacun des engrenages qui les liaient. Ils se murent lentement en une vague qui, partant de sa main, remonta jusqu’à son épaule. Le cliquetis qu’ils produisirent était, à ses oreilles, l’un des sons les plus parfaits qui soient. Elle se détendit légèrement.
- Bon, est-ce que je peux en savoir plus sur ce qui t’a emmené à nous demander notre aide, à Soreï et à moi ?
De l’autre côté de la cabine, Heytham avait parlé sans la regarder. Il avait les yeux fixés sur son avant-bras droit, où ses doigts glissaient de manière méthodique sur un brassard en cuivre, parfaitement lisse, qui s’étendait de son poignet à son coude. À le regarder, on aurait dit qu’il y dessinait des lignes imaginaires, mais elle savait qu’il y traitait les données que ses Yeux d’Or lui envoyait, comme elle le faisait avec ses lunettes.
- Ça dépend, est-ce que je peux en savoir plus sur ce que vous fabriquiez ce matin ? lâcha-t-elle d’un ton agacé.
Son frère soupira.
- Encore là-dessus ? Écoute, si tu n’es pas contente, Soreï et moi pouvons tout aussi bien descendre au prochain palier, et vous vous débrouillerez seules pour régler votre problème. De toute manière, tu sauras bien assez tôt de quoi il s’agit, alors arme-toi d’un peu de patience et oublie cette histoire. D’accord ?
Elle lui lança un regard noir, qu’elle dirigea ensuite vers Soreï. Il leva les mains en signe de neutralité, tout en secouant la tête de gauche à droite. Il ne voulait pas prendre parti dans leur dispute. Elle se prépara à lui assener une pique venimeuse, mais la main qui passa dans ses cheveux l’en empêcha. Arténiss lui fit comprendre d’un regard de lâcher l’affaire, pour le moment.
Elle ravala son agacement et leur raconta la découverte de l’artefact. Lorsqu’elle eu finit et après avoir décrit le combat contre l’Infesté, Soreï émit un sifflement admiratif.
- Vous avez détruit un classe trois à vous toutes seules ? C’est assez impressionnant. J’avais entendu des histoires sur des combats ayant eu lieu entre des Récolteurs et ce type d’Infesté, mais toutes parlent d’au moins quatre ou cinq hommes, qui en sont revenus blessés.
Heytham, quant à lui, sembla plus préoccupé qu’impressionné. Il pianota à nouveau sur son bracelet, mais ne dit rien.
- Bref, termina-t-elle, on a besoin de vous pour rapporter l’objet en ville. Une fois de retour, Kairn nous aidera à l’y faire rentrer sans que nous soyons dérangés par le Conseil.
- Tu tiens vraiment à garder secrète une telle trouvaille, alors qu’elle peut peut-être nous en apprendre plus que nous n’en avons jamais appris sur les Hamagus ? demanda Heytham, sortant du silence dans lequel il s’était plongé en écoutant son histoire.
- Je suis tout aussi capable d’en apprendre les secrets que les Inventeurs de la Forge, et je refuse de leur laisser la priorité sur ma découverte, quels que soient les avantages qu’ils me proposent.
Elle sentait la colère monter de nouveau en elle. Elle n’aimait pas la manière dont son frère cédait parfois au Conseil. Même si Heytham l’aidait régulièrement lorsqu’elle outrepassait les règles, il était loin d’avoir la même aversion qu’elle envers les ordres arbitraires que pouvait leur donner le Conseil. Et il s’y pliait volontiers si cela lui permettait d’obtenir quelques avantages. Au fil des ans, ce désaccord avait creusé entre eux un fossé toujours plus grand, et elle n’avait jamais pu se résoudre à poser les premières pierres d’un pont pour le traverser. C’est pourquoi presque toutes les conversations qu’elle avait avec son frère finissaient en chamaillerie, dans le meilleur des cas. Une fois, ils avaient eu une dispute si violente qu’ils avaient refusé de se parler pendant plusieurs Périodes, qui auraient pu devenir des Ellipses si Soreï et Arténiss n’étaient pas intervenus. Depuis, son frère et elle essayaient de calmer le jeu dès que le ton montait, et avaient dû apprendre à laisser le dernier mot à l’autre pour ne pas engendrer une nouvelle guerre fratricide. Un exercice difficile pour deux génies ayant l’habitude d’avoir raison en toute circonstance.
Cette fois, c’est Heytham qui laissa couler, et il se recula dans son siège en signe de reddition. Il n’y resta cependant enfoncé que peu de temps, car ce fut ce moment que la nacelle choisit pour atteindre l’arrêt de la Bague. Ils se levèrent pour sortir.
Ils passèrent rapidement devant les quelques étales qui les séparaient du Pont extérieur, et se retrouvèrent vite face aux Passeurs.Ils leur tendirent immédiatement leur badge d’identité. Le numéro gravé dans le métal correspondait à une courte description physique indiquée sur les registres, qui permirent aux Passeurs de s’assurer qu’il ne s’agissait pas de plaques volées.
Une fois qu’il fut confirmé que tout était en ordre, les Passeurs leur tendirent un sac de toile contenant des vivres pour la journée, puis les laissèrent passer. Sans perdre plus de temps, Heytham se dirigea vers un autre Passeur, qui se tenait debout à côté d’une énorme trappe coulissante.
- Heytham, Inventeur au service du Conseil, je suis accompagné de Soreï, Lecteur-Modeleur adoubé par les Anges, de l’Inventrice indépendante Alyss et de la Modeleuse Arténiss. Je souhaiterais avoir accès à mon Grouilleur. Numéro 981.
Sans un mot, le Passeur se dirigea vers un panneau de contrôle situé derrière la trappe, sur lequel il manipula trois engrenages dont les dix dents étaient gravées de numéros. Il les fit tourner jusqu’à obtenir la combinaison 981, puis il les enfonça dans le panneau. Ils se mirent immédiatement à tourner. Peu après, un lourd bruit de machinerie se fit entendre sous leur pied, et la porte horizontale commença à s’ouvrir. Les deux panneaux coulissants qui la composaient se mirent lentement en mouvement, laissant apparaître un puit noir sans fond. Dans un grondement mécanique assourdissant, une plateforme surgit des ténèbres, supportant une immense araignée de métal. Souligner sa ressemblance aux arachnides était la manière la plus simple de décrire le véhicule : inspiré du métabolisme de certains Infestés, les Grouilleurs avaient été créés par les Inventeurs il y a une centaine de Cycles. Ces machines fonctionnaient grâce aux flux d’Ather naturels ainsi qu’à un moteur à vapeur et pouvaient, une fois contrôlées par un Altéré compatible et compétent, se déplacer à une vitesse plus que noble. Permettant de transporter plusieurs personnes et de grosses charges, il en existait plusieurs versions. Celle d’Heytham était bien évidemment personnalisée par ses soins : montée sur six pâtes mécaniques, elle était deux fois plus haute qu’un humain de grande taille, et quatre fois plus longue. Une cabine de pilotage permettait à deux personnes de s’asseoir à l’avant du véhicule, tandis que trois autres sièges étaient fixés sur le flanc gauche de la machine. L’abdomen de l’engin, bien qu’abritant en grande partie le moteur, était également équipé de plusieurs compartiments où étaient stockés des outils et matériaux utiles.
Après avoir fait le tour de son jouet pour vérifier que tout était en ordre, Heytham sauta aux commandes tandis que Soreï prenait place sur le siège juste derrière lui. Arténiss et elle s’assirent dans deux des trois places restantes, où elles se sanglèrent avec attention. Une fois que tous furent près pour le départ, Heytham démarra le monstre en tirant sur les deux poignées de commande qui permettaient de diriger la machine. Le Grouilleur bondit en avant dans un son similaire à celui qu’avait produit l’Infesté en combattant la veille, les grincements dû à la rouille en moins. Heytham lui fit prendre la direction de l’ascenseur, où les attendaient déjà quatre Passeurs. En voyant le Grouilleur arriver vers eux, ils attrapèrent les chaînes qui avaient soulevées la plate-forme lorsqu’elles étaient rentrées il y avait une nuit de cela.
La passerelle étant trop petite pour permettre à un Grouilleur d’y monter, il avait été décidé que ces derniers ne pourraient être descendus qu’avant que les Ponts extérieurs ne soient mis en service. C’est pourquoi les Passeurs purent fixer les chaînes qui soutenaient habituellement la plateforme directement sur le véhicule. Une fois qu’elles y furent bien attachées, ils firent signe à leurs compagnons qui se chargeaient des grandes roues qui faisaient se mouvoir l’imposante machinerie. Utilisant l’Ather pour se conférer une force surhumaine, ces derniers commencèrent à pousser le mécanisme et, bientôt, le Grouilleur se retrouva suspendu au-dessus du vide. La sensation était toute autre que lorsque l’on se trouvait dans l’ascenseur. Les pieds dans le vide, Alyss ne put s’empêcher de déglutir lorsque la descente commença. Heureusement, ils arrivèrent vite en bas, et elle put reprendre une respiration normale. À l’instant où les chaînes furent retirées de la carcasse de l’engin par Soreï et Arténiss, Heytham poussa sur les commandes et le Grouilleur s’enfonça dans la forêt.
De retour à ses côtés après être redescendu du dos du Grouilleur, Arténiss ferma les yeux et se laissa bercer par le balancement de l’araignée mécanique. Alyss l’observa un moment en silence, essayant sans grand succès d’entendre la conversation que Soreï et son frère avaient engagée à l’avant du Grouilleur. Soudain, la Modeleuse ouvrit la bouche.
- Et dire que si tu étais un peu plus gentille avec le Conseil, on pourrait utiliser un de ces trucs tous les jours.
Alyss eut un sourire contrit. Son amie n’avait pas tort. Tous les Inventeurs au service du Conseil et habilités à quitter les murs avaient droit à leur propre Grouilleur. Tous sauf elle, qui ne cessait de leur montrer une insubordination sans borne. Arténiss, en restant avec elle, subissait elle aussi les conséquences de ce conflit. Se sentant soudain coupable, elle voulut s’excuser. Mais Arténiss continua d’une voix calme :
- Cela dit, ce serait sans doute bien moins amusant.
Sur ces mots, son amie se tut et fit mine de fermer les yeux pour dormir, mettant fin à la conversation avant qu’elle ne puisse ouvrir la bouche. Son sourire avait pris un air plus naturel, et elle ferma les yeux à son tour. Arténiss la comprenait mieux que quiconque, et elle ne lui serait jamais assez reconnaissante d’être toujours à ses côtés.
Heureuse, elle plongea dans le sommeil sans même s’en rendre compte.
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