Chevron 6

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Arténiss eut un léger sourire en observant les yeux brillants de son amie. Elles avaient beau faire le même trajet tous les jours, Alyss semblait toujours émerveillée à la vision d'Oasis. Comme si elle la découvrait pour la toute première fois. Pour une fois, Arténiss essaya de partager l’enthousiasme de l’Inventrice et observa la ville alors qu’elle défilait derrière la vitre.

Il faut dire que depuis les cabines d'or et de verre des Ponts intérieurs, qui descendaient en pentes douces vers la place centrale, le panorama était sublime.

Vu de l'intérieur, le mur n'avait plus du tout l'aspect austère et inquiétant qu'ils arborait hors de la ville. Sur toute sa surface avaient été construites une multitude d'habitations, toutes différentes par leurs tailles, leurs couleurs ou les matériaux qui les constituaient. Elles avaient toutes été construites sur les bâtisses qui les avaient précédées, au fur et à mesure que la population avait augmenté. Il n’était pas rare que les toits servent à la fois de plafond pour un étage et de rue piétonne pour celui qui le surplombait. Ces habitations, construites sur le pouce pourtant d’une étonnante solidité, formaient désormais de grands balcons successifs de bois et de métal qui rejoignaient en marches éparses le centre-ville.

La densité du bâti était parfois interrompue par de larges jardins suspendus, dont les plantes exotiques et les fontaines créaient de petites oasis dans la grande. Chacun des bassins d’eau se jetait dans une cuve plus basse, dessinant des ruisseaux qui couraient jusqu’à la rivière entourant la place principale au centre de la ville.

Le mur, aux rares endroits où il était encore visible, avait été peints par des générations d’artistes. De magnifiques fresques qui représentaient différents paysages, mi-réalistes mi-fantastiques, continuaient de rajouter des couleurs à la palette de la cité. Même elle, qui en avait pourtant parcourue chaque recoin, put en apercevoir quelques-unes dont elle ne se rappelait pas.

Les balcons n'étaient cependant que la face visible de la citée : ils recouvraient les terrasses qui les avaient précédés, donnant à leurs sous-sols l'aspect d'un labyrinthe de couloirs et de jardins intérieurs qui, même s’ils ne voyaient plus la lueur du jour, étaient toujours illuminés par le système d'éclairage de la ville. C’était de nuit que la ville se paraît de ses plus beaux atours. Et lorsqu’on en arpentait les rues, il était facile d’oublier qu’on était enfermé à l’intérieur d’une énorme prison de pierre, complètement coupé du reste du monde. Malgré les nombreuses études qui témoignaient que ce dernier était bien plus vaste que les quelques dizaines de kilomètre de terre sur lesquels vivaient leur communauté, les océans et la Tempête qu’ils abritaient avaient toujours avaler les rares explorateurs asse fous pour tenter de partir l'explorer.

Ne restait donc qu'Oasis, seule cité connue sur l’île que ses habitants parcouraient, et qui s’étendaient sur quelques dizaines de kilomètres tout autour d’elle. Arténiss avait le sentiment d'être la seule à avoir fini par s'y sentir mal à l'aise et enfermée. Après tout, les autres avaient toujours vécu entre ces murs, et rien ne les poussaient à vouloir en sortir. Elle aurait sans doute été comme eux, si son existence même ne prouvait pas qu’il existait autre chose là-dehors. Autre chose que cette ville, certes grandiose et rassurante, mais qu’elle ne voyait désormais que comme stagnante. Après 23 Cycles, elle la connaissait par cœur. Cela faisait longtemps qu’elle n’était plus émue par son apparence, et c’est sans doute pourquoi elle aimait tant observer l’étincelle qui s’allumait dans les yeux d’Alyss à chaque fois qu’elles descendaient le long des larges câbles qui soutenaient les cabines des Ponts intérieurs.

C’est au second de ces arrêts intermédiaires que son amie au yeux d’Or descendit, a son plus grand bonheur : Arténiss n’avait aucune envie de se confronter à la foule qui grouillait sans aucun doute sur la grande place, et avait tout autant hâte qu’Alyss de rentrer chez elle. C’est d’ailleurs la fatigue qui prit le dessus lorsqu’elle ouvrit la bouche, et elle dû retenir de force un long bâillement.

- Est-ce vraiment nécessaire que je t’accompagne pour parler à Heytham ? Je m’endors debout et je ne suis pas sûre d’avoir la force d’écouter vos chamailleries ce soir…

Alyss eut un sourire en coin, puis balança la tête de gauche à droite.

- T’occupe, répondit-elle, je vais me débrouiller. Va te reposer.

- Pas besoin de me le dire deux fois, fit-elle en avortant un second bâillement. À demain, alors.

- Demain, un Chevron avant les descentes, confirma Alyss.

L'Inventrice lui fit un geste de la main en se détournant, et Arténiss commença à se diriger vers l’un des escaliers qui s’enfonçaient dans les intérieurs des balcons. Elle se trouvait sur la première marche quand elle entendit la voix de son amie la rappeler. Elle se retourna et plongea son regard dans ses iris dorés, qui la regardaient avec inquiétude.

- Fais attention la prochaine fois que tu te bats contre un de ces trucs, lui dit l'Inventrice, la voix tremblante, j’ai eu vraiment peur.

Elle lui offrit son plus beau sourire, ce qui sembla la rasséréner. Elle avait à peine descendu quelques marches de plus qu’une nouvelle invective se fit entendre, autoritaire cette fois :

- Et soigne-moi ça idiote, tu crois que je n’ai pas remarqué que tu te tenais les côtes ?

Nouveau sourire. Décidément, elle ne pouvait plus rien lui cacher. Arténiss passa deux doigts sur son flanc gauche, qui la lançait depuis qu’elle avait encaissé le coup de l’Infesté. Rien de grave, un peu de baume suffirait à faire disparaître la douleur. Elle avait tenté de ne rien laisser paraître, mais son amie était bien trop observatrice et la connaissait trop bien pour se laisser duper par ses piètres tentatives de camoufler sa blessure.

Alors qu’elle s’enfonçait plus profondément dans les strates du quartier orange, ses pas s'accélérèrent. De nuit, les habitants qui ne rentraient pas chez eux se regroupaient dans les niveaux les plus bas, où étaient rassemblés la plupart des bars et lieux de divertissement.

Cet exode laissait les rues des paliers supérieurs presque vides. Et dans les quartiers rouge et orange, réputés pour être les plus malfamés de la ville, ce « presque » prenait souvent la forme de petits groupes de personnes bien précis. Alyss appréciait les appeler des « Chaquis », en référence à un petit volatile du même nom dont les mâles, pour séduire leur partenaire, piaillent à tout bout de chant tout en se montrant agressifs avec tout ce qui les approche, y compris des prédateurs bien plus gros qu’eux. Et dont la viande, par ailleurs, était délicieuse.

En d’autres termes, des idiots à la recherche de quelqu’un pour passer la nuit de manière plus agréable qu’en décuvant au fond d’une ruelle que les Bâtisseurs ne prenne plus la peine d’éclairer depuis longtemps.

Arténiss avait déjà traversé plus des trois quarts du quartier, et commençait à avoir bon espoir de ne pas en croiser quand Mu, qui flânait sur son épaule, s’immobilisa brusquement tout en émettant de petits grésillements d’Ather. Il avait repéré quelque chose et s’était mis sur ses gardes.

Elle venait d’entrer dans un des jardins souterrains de la ville. C'était le dernier qui la séparait de l’artère principale, divisant les quartiers orange et jaune, et l’un des rares à avoir été laissés à l’abandon. Les arbres et les plantes qui le décoraient autrefois étaient lentement en train de mourir, le sol n’était plus entretenu. L’eau de l’unique fontaine avait cessé de couler et stagnait au fond d’un bassin. Les quelques ordures qui traînaient ici et là finissaient de rendre l’endroit désagréable et nauséabond. Elle ne demandait qu’une chose, le quitter aussi vite que possible.

Mais voilà, trois des ordures qui traînaient là avaient deux bras, deux jambes, et une grande bouche qui ne cessait de balancer des quolibets à une pauvre jeune fille qui s’était retrouvée coincée le long d’un mur. Elle ne semblait pas encore avoir la vingtaine. À en juger par ses habits et la saleté qui la recouvrait, il devait s’agir d’une de ses jeunes enfants qui, à la sortie du Sanctuaire, n’arrivait pas à trouver un travail et finissait par errer dans les rues à la recherche de nourriture. Ce soir, elle avait mal choisi sa ruelle. Alors qu’elle tentait d’empêcher les mains de ses agresseurs de la toucher, la jeune fille l'aperçut. Son regard, paniqué et presque en larme, brilla soudain d’espoir en croisant le sien.

Malheureusement, l’un des Chaquis intercepta le regard, et se tourna dans sa direction. Ses yeux avides la détaillèrent des pieds à la tête, s’attardant lentement sur ses courbes, et il donna un coup dans l’épaule de ses camarades. Ceux-ci se détournèrent et l’observèrent à leurs tours.

Trois sourires carnassiers apparurent sur leurs visages.

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