Chevron 16
La première chose qui le frappa lorsqu'il reprit connaissance, c'est qu'il ne s'était jamais senti aussi détaché de son corps. Les premiers instants qui suivirent son réveil furent comme ceux vécus par un autre. Cependant, chaque seconde qui passait le rendait à son corps, et il put peu à peu sentir à nouveau chaque partie de son anatomie.
C'est ainsi qu'il se rendit compte que son estomac était parcouru de puissants spasmes, et il ne fallut que quelques instants supplémentaires pour ressentir l'intérieur de sa bouche et comprendre. Il était en train de vomir. Allongé sur le côté, il régurgitait un liquide au goût indescriptible, qui lui laissa un arrière-goût horrible au fond de la gorge lorsque son estomac jugea qu'il s'était débarrassé de tout ce qui le gênait. Il toussa plusieurs fois pour tenter de s'en débarrasser, puis s'immobilisa.
Il n'eut pas tout de suite le courage d'ouvrir les yeux, et il prit le temps nécessaire à rassembler ses forces pour réfléchir à sa situation. À en juger par la fraicheur et la dureté du support sur lequel il se trouvait, il était probablement allongé sur le sol. Les yeux fermés, c'est tout ce qu'il put deviner sur le lieu. Maintenant, il lui fallait se rappeler les circonstances. Se rappeler... Mais quoi ? Il avait beau faire tout son possible pour fouiller sa mémoire, il se rendit compte avec surprise qu'il ne pouvait même pas se rappeler son propre nom. Il commençait à s'inquiéter quand ses oreilles se remirent à fonctionner.
Et bien qu'il ne put se souvenir de ses précédents réveils, il ne lui sembla pas risqué de se dire que c'était sans doute le plus bruyant qu'il n'est jamais vécu.
Plusieurs personnes semblaient engagées dans une discussion houleuse. Le fait que les voix provenaient d'au-dessus de lui finit de le convaincre qu'il était couché par terre. À en juger par le timbre des voix, il pouvait identifier deux hommes et une - non - deux femmes. Cependant, il était bien incapable de comprendre un mot de ce qu'ils étaient en train de dire.
Non pas qu'il les entendait mal ; ils parlaient si fort qu'ils criaient presque. Le problème était qu'ils s'exprimaient tous dans un langage qui n'était pas le sien. Il fut amusé de se rendre compte qu'il avait toujours considéré qu'il n'existait qu'une seule langue. Et c'est donc par curiosité qu'il resta immobile un instant. Il ne voulait pas les interrompre dans ce qui semblait être un débat très animé, et il s'amusa quelques dizaines de secondes à découvrir ce nouveau dialecte.
Ce n'est qu'après s'être fait la réflexion qu'il était peut-être à l'origine du débat qu'il se décida enfin à écarter les paupières. Ce fut douloureux. Il n'avait pas dû ouvrir les yeux depuis un moment car même la faible lumière présente dans la petite pièce suffit à lui brûler la rétine. Combien de temps avait-il pu dormir? Il lui fallut presque une minute pour commencer à discerner les visages qui le surplombaient.
Il put ainsi confirmer qu'il avait bien affaire à quatre individus d'à-peu-près son âge. Ces derniers ne semblaient pas avoir remarqué qu'il avait ouvert les yeux, il en profita donc pour les observer plus attentivement. Encore une fois, il fut surpris de ce qu'il découvrit. Deux d'entre eux - le garçon et la fille les plus proches de lui - se ressemblaient énormément. Sans doute avaient-ils un lien de parenté quelconque, car bien que leurs accoutrements soient différents, ils arboraient les mêmes cheveux blanc-argenté et les mêmes somptueux yeux dorés. Or il était presque certain que ce n'était pas des couleurs capillaires et oculaires normales. Mais peut-être que sa surprise était seulement due à sa perte de mémoire. Des quatre personnes qui l'entouraient, ces deux-là étaient sans aucun doute les plus bruyantes, et semblaient être le cœur de la dispute.
Après avoir bougé légèrement la tête dans le but d'apercevoir les deux autres, il fut rassuré de découvrir un jeune homme qui lui sembla plutôt normal. Seule sa peau était d'une teinte étrange, dont il n'avait pas l'habitude, mais pas d'une manière aussi choquante que les cheveux ou les yeux de ses camarades. Il faillit se réjouir de pouvoir se raccrocher à quelque chose qui lui semblait naturel, mais déchanta très vite en découvrant la dernière membre du drôle de groupe.
Sa première pensée en la découvrant fut qu'il n'avait jamais vu une personne dégageant une telle aura. Elle se détachait de tout ce qui l'entourait, et y paraissait pourtant parfaitement à sa place. Elle était présente. Présente d'une telle manière qu'il se sentit comme à côté de la réalité. Et pendant une seconde, il eut peur. Il eut envie de disparaître. Une impression de se trouver à un endroit qui ne lui était pas destiné grandit dans sa poitrine.
Il fut soudain ramené à la réalité. Elle avait bougé. Et comme si les dernières secondes n'avaient pas eu lieu, sa fascination mêlée de peur s'était volatilisée et il les avait toute deux oubliées. Il put la regarder plus précisément sans manquer de s'étouffer.
Des quatre jeunes qui le surplombaient, elle était sans doute la plus étrange. Sa peau avait une couleur café très proche de la sienne, mais là s‘arrêtait toute ressemblance. Elle était habillée d'une tenue qui laissait visible des bras et des jambes musclés et entraînés. La couleur pourpre des tissus contrastait de manière sublime le bleu turquoise de ses cheveux. Une chevelure qui lui fit bien vite oublier les cheveux blancs des deux autres, qui paraissaient parfaitement normaux en comparaison. Elle tombait en cascade sur son épaule, retenue par une bande de tissu qui lui recouvrait une partie du visage, notamment son œil gauche. Le fait qu'elle ait un œil en moins ne rendait cependant pas son regard violet moins puissant, comme il put le constater au moment où, par hasard, elle posa son œil droit sur lui et que leurs regards se croisèrent.
D'une façon un peu stupide, il se mit à retenir son souffle, comme si arrêter de respirer allait empêcher l'inconnue de voir qu'il l'observait, les yeux grands ouverts. Elle soutint son regard un moment, eut un léger sourire, puis se reconcentra comme si de rien n'était sur la dispute qui faisait rage entre les deux autres. Elle ne semblait pas trouver utile de les informer de son réveil immédiatement, et il lui en fut reconnaissant.
Il ferma à nouveau les yeux et réfléchit une dernière fois à ce qui était en train de lui arriver. Il venait de se réveiller dans un endroit inconnu, entouré d'inconnus, et sans aucun souvenir de qui il était et de comment il était arrivé là. Il se rendit compte qu'il ne sentait cependant pas en danger. Après tout, cette fille venait de lui sourire, et ceux qui devaient être ses amis semblaient plus préoccupés par leur désaccord que par sa présence. En y réfléchissant en peu, ils étaient probablement aussi perdus que lui en le trouvant allongé là. Car ils l'avaient probablement trouvé là, et non pas enlevé, sinon il ne serait probablement pas libre de ses mouvements et ne serait pas allongé par terre. Il décida donc d'attendre que la dispute prenne fin avant de faire quoi que ce soit. Ce qui arriva plus tôt qu'il ne l'avait prévu.
La jeune femme qui l'avait vu avait enfin pris la parole, et prononça une phrase courte que, bien sûr, il ne comprit pas. Le silence se fit subitement dans la pièce, et il sentit qu'on lui tapotait l'épaule du bout du doigt. Il prit donc son courage à deux mains et ouvrit doucement les yeux.
Le visage de la fille aux cheveux bleus était penché au-dessus du sien - elle s'était agenouillée près de lui - et affichait un air rassurant. Il jeta un coup d’œil à la réaction des autres, et fut presque amusé par l'expression de stupeur qu'ils affichaient. Il les regarda, ils le regardèrent, et personne ne dit ou ne fit rien pendant un long moment.
Enfin, la fille aux yeux d'or et aux cheveux d‘argent sembla reprendre ses esprits et s'approcha pour s'agenouiller à son tour. Elle posa sa main gauche sur la sienne et parla doucement en le regardant droit dans les yeux, sur un ton clairement interrogatif. Il fit un mouvement de tête de droite à gauche, puis ouvrit la bouche à son tour.
-Désolé, je ne vous comprends pas, dit-il simplement.
Contrairement à lui, elle ne sembla pas surprise qu'il ne parle pas la même langue, mais plutôt frustrée. Elle fit cependant vite disparaître la déception de son visage, et posa un doigt sur sa poitrine.
- À lisse, articula-t-elle lentement.
Elle pointa ensuite son doigt sur lui, affichant une expression d'attente. À lisse ? Que voulait-elle dire ? Il l'observa sans masquer son incompréhension. Sans se décourager, elle se tourna vers le garçon qui lui ressemblait et lui demanda quelque chose. Ce dernier sortit du papier et une sorte de craie noire de l'une de ses poches et lui tendit. La jeune femme s'en saisit, posa la feuille sur ses genoux et, sans lui lâcher la main, y écrit quelque chose. Une fois qu'elle eut fini, elle plaça le papier sur son front et guetta sa réaction.
À sa grande surprise, il put lire, bien qu'avec une légère difficulté, les caractères qui y étaient écrits. Alyss. Il mit quelques secondes à comprendre pourquoi elle avait placé le papier sur son front au lieu de lui tendre, et il se sentit soudain stupide. Il s'agissait probablement de son nom. Et elle voulait simplement connaître le sien. Il ressentit une grande détresse en réalisant à nouveau qu'il n'arrivait pas à s'en souvenir, et il baissa les yeux pour ne pas inquiéter son interlocutrice, préférant regarder sa main posée sur la sienne.
Il remarqua alors d'autres caractères écrits sur sa manche, au niveau de son avant-bras. Ils étaient différents de ceux que la fille venait de lui montrer, mais il pouvait les comprendre également. Ce qu'il lut sembla briser un barrage mental en lui, et plusieurs images déferlèrent soudain dans son esprit. Un paysage désertique, orange, infini. Le visage d'une jeune femme qu'il connaissait, mais dont il ne se rappelait rien. Une lumière vive, qui disparaît alors qu'on lui met une sorte de cagoule sur tête. Avec ses images, une certitude, à laquelle il s'accrocha comme s’il s'agissait de la chose la plus précieuse du monde. Ses mots sur son bras, il le savait, était son âge, son sexe, et son nom.
Les larmes aux yeux, il releva doucement la tête et le sourire aux lèvres plongea son regard dans les étranges yeux dorés de la jeune femme. Tout en posant sa main droite sur son cœur, il laissa les mots sortir de sa bouche avec soulagement :
- Liam. Liam Leonard Jeygan. C'est mon nom.
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