- Oh. Tu es déjà réveillé. Salut !

Le soupir de soulagement que poussa Liam résonna dans toute la pièce, soulevant le parchemin qu’il avait posé sur la table devant lui et l’envoyant glisser de l’autre côté de cette dernière. Ce fut au tour d’Arténiss d’avoir l’air paniquée : la bourrasque produite par Liam l’ayant faîte sursauter, elle failli lâcher son matériel de crochetage, sur lequel elle réussit finalement à raffermir sa poigne au tout dernier moment. De surprise, l’expression de la jeune femme devint confuse, et alors qu’elle allait ouvrir la bouche pour demander des explications, elle remarqua la main de Liam serré sur le pic à feu. Sa bouche s’ouvrit d’avantage, l’air navré cette fois, alors qu’elle comprenait enfin la situation.

- Par Kiel ! Je suis désolée ! Je n’ai pas réfléchi ! Les verrous automatiques sont rares, mais évidemment, toutes les suites d’Inventeur en sont équipées. J’ai oublié que je devais prendre les clés en sortant… Je ne voulais pas te faire peur ! Je suis juste allé chercher quelques trucs dont on aurait besoin aujourd’hui, et je pensais revenir avant que vous soyez debout ! Pardon pardon pardon !

Alors que la Modeleuse se répandait en excuses, Liam se contenta de retourner déposer son arme de fortune à sa place. Il se tourna ensuite de nouveau vers la jeune femme, un air rieur sur le visage.

- Tout va bien, tout va bien ! Tu m’as fait peur, mais au moins je suis parfaitement réveillé à présent. Juste le boost d’adrénaline qu’il me fallait pour commencer la journée ! Dis-moi plutôt ce que tu es allé chercher, que ma frayeur ne soit pas en vain.

- Oh ! Je nous ai pris de quoi manger, des masques et des capes pour le festival, et quelques autres accessoires pour mieux nous fondre dans la masse.

- Des masques ?

La jeune femme alla s’asseoir sur l’un des fauteuils, déposant le sac qu’elle avait à son épaule sur la table avant d’en dévoiler le contenu : un trio de capes blanches, asses grandes pour les couvrir de la tête aux pieds, trois masques en bois, blanc eux aussi, ainsi que quelques brioches de la taille d’un poing et une poignée de fruits. Liam n’avait jamais vu de fruit pareil, mais il put pourtant mettre un nom dessus : des Mirr Ine.

Bien que les capes soient identiques, les masques étaient tous les trois différents. Deux d’entre eux avaient une apparence animale, l’un arborant les oreilles et le museau d’un félin, tandis que l’autre se démarquait par son bec de rapace. Le dernier était bien plus sobre cependant, ayant juste la forme d’un visage aux traits fins, sans bouche.

- Lors du festival, les gens portent tous ce genre d’accoutrement pendant les festivités. Les capes ne sont pas obligatoires, mais comme tu le constatera vite, il vaut mieux en porter. Les masques en revanches, font partit du rituel, ce qui nous arrange. Et avec eux vient également une petite tradition.

Sur ces mots, elle attrapa l’une des Mirr Ine. Il s’agissait d’une grosse baie à l’aspect rugueux, violacé, un peu plus grande qu’une noie. Elle croqua à l’intérieur, la chair craquant distinctement alors qu’elle arrachait la moitié du fruit d’un coup de dent. Tout en machant, elle tourna le reste de la baie dans sa direction. Un jus d’un rouge hypnotisant suintait du reste du fruit, lui donnant un air si appétissant qu’il sentit l’eau lui monter à la bouche. Cependant, Arténiss ne mit pas l’autre morceau dans sa bouche, se saisissant à la place du masque à l’air banal. Pressant la partie exposée du fruit contre le bois, elle le fit courir sur tout le contour de l’œil gauche, le maquillant en quelques gestes. Une fois son travail terminé, elle souffla dessus à plusieurs reprises pour faire sécher la peinture improvisée avant de le placer devant son visage. La couleur rouge des tracés, couplée au magenta du bandeau qu’elle portait toujours sur le côté gauche de son visage, donnais à son nouvel « œil » une apparence particulière, comme s’il était possédé.

La voyant jouer ainsi avec ce qui lui avait jusque-là semblé être un sujet potentiellement sensible, Liam trouva le courage de poser une question qui le taraudait depuis qu’il avait rencontré la jeune femme.

- Tu n’es pas obligé de répondre si tu ne le souhaite pas, mais qu’est ce qui est arrivé à ton œil ?

La jeune femme tressaillit, visiblement prise de court. Déposant le masque sur la table, elle mit le reste de la Mirr Ine dans sa bouche, pensive. Elle leva l’œil vers Liam, soutenant son regard un instant. Le violet de sa pupille était profond et étrangement déstabilisant, et il faillit s’en détourner instinctivement. Il se retint de justesse. Arténiss était en train de le jauger, et il ne voulait pas trahir ses attentes. Finalement, c’est elle qui détourna le regard, et elle poussa un petit soupir résigner.

- A la vitesse à laquelle les choses vont, j’imagine que te le cacher ne sert pas à grand-chose. En revanche, j’aimerais que tu n’en parles pas en dehors de notre groupe.

Liam acquiesça, mais elle n’avait même pas attendu de confirmation de sa part. Portant les mains à ses cheveux, elle défit le nœud qui retenait le bandeau sur son œil. Alors que la tension du tissu se relâchait, quelques mèches jusqu’alors retenue sur le côté gauche de son visage tombèrent devant son œil déjà découvert. Même une fois le bandeau retiré, Liam ne pût pas apercevoir tout de suite ce qu’il cachait, les longues tresses turquoise de la jeune femme cachant toujours la moitié de son visage. Il dut attendre qu’Arténiss relève la tête pour enfin le découvrir. Il en fut bouche bée. Un œil était bien là, mais ce dernier était exactement le même que ceux des jumeaux. Croisant pour la première fois le regard vairon de son interlocutrice, il ne trouva rien à dire, et c’est elle qui finit par reprendre la parole.

- Quand j’étais petite, j’ai brièvement montré les symptômes qui caractérisent les Inventeurs lorsqu’ils n’ont pas encore reçu la greffe. Mais ils étaient loin d’être aussi prononcés qu’a l’accoutumé, et certain doutaient de sa nécessité. Je n’ai pas beaucoup de souvenir de cette époque, mais d’après Kairn, je souffrais régulièrement de sévère mal de crâne et j’avais des « absences ». Malgré cela, dû à la complexité de l’opération et la rareté des Yeux d’Or, beaucoup de membres du Conseil étaient réticent à m’accorder la greffe. Finalement, un compromis a été trouvé lorsqu’une des membres s’est dévouée pour me léguer l’un de ses yeux. C’était extrêmement irrégulier, mais le Conseil a tout de même fini par accepter. Aujourd’hui encore, je ne sais pas trop pourquoi. Mais c’est grâce à cette Inventrice que je possède cet œil. Le Conseil avait cependant une condition : ma situation devait rester secrète. C’est la raison pour laquelle je porte ce bandeau. Je n’ai jamais développé la plupart des talents que possède un Inventeur, mais mes symptômes ont bel et bien disparu. L’œil à quand même ces avantages. Il me permet plein de petits tours sympathiques, comme voir dans le noir ou communiquer à distances avec d’autres porteur d’Yeux. Je ne m’en sers qu’avec Alyss, mais c’est tout de même bien pratique. Je peux aussi parfaitement voir à travers le bandeau, donc avoir à le cacher n’est pas vraiment un handicap.

Liam acquiesça, à la fois pour marquer son attention à ce que lui disait Arténiss, mais aussi pour la remercier de partager ce secret avec lui. Aurore lui avait parler de la difficulté qu’avait la jeune femme à s’ouvrir. Difficile de ne pas se sentir privilégier devant cette marque de confiance. Il était tout de même intrigué par certains détails, comme le tatouage qui entourait l’œil d’or, mais décida de ne pas la questionner plus longuement sur le sujet pour le moment. Il en avait déjà bien asse apprit. Il changea donc de sujet, profitant qu’une certaine Inventrice venait d’être mentionné.

- En parlant d’Alyss, est-ce qu’on ne devrait pas la réveiller ? Elle souhaitait partir tôt.

Arténiss sortit de sa poche le petit objet que Liam avait déjà vu plusieurs fois dans les mains des différentes personnes qu’il avait rencontré jusqu’ici. Un Chronostat. Il servait à mesurer le temps, mais malgré les connaissances de la première Ange, Liam n’était étrangement pas sûr de son fonctionnement. Après l’avoir consulté, elle répondit négativement à sa question d’un mouvement de tête.

- Pas besoin, elle devrait déjà être debout.

Comme pour confirmer ses propos, du bruit se fit entendre derrière la porte de la chambre, qui ne tarda pas à s’ouvrir. Alyss apparut, ses cheveux encore plus en bataille qu’il ne l’était d’habitude.

- Hey… Fit-elle d’une voix encore à moitié endormie.

S’approchant dans le dos d’Arténiss, elle bailla profondément avant de balader son regard sur les divers objets désormais étalés sur la table.

- Oh, tu as échangé de quoi manger. Je meurs de fa…

Elle ne termina pas sa phrase. Arténiss venait de se retourner vers elle, et voir son amie sans son bandeau sembla lui faire le même effet qu’une douche froide. Instantanément débarrassé de son air ensommeillé, elle observa de nouveau la scène pour mieux comprendre la situation, et Liam vu ses yeux se posés sur le parchemin qu’il avait lu un peu plus tôt. Sa mine s’assombri davantage et elle lança un regard noir vers Arténiss, un air inquisiteur sur le visage. Cette dernière se contenta de lever en l’air le bout de tissu qu’elle tenait encore dans sa main avant de baisser la tête, repoussant ses cheveux d’un geste de la main sur la gauche de son visage pour exposer sa nuque à l’Inventrice.

- Au point où on en est, je me suis dit que ça ne servait à rien de lui cacher. Liam m’a posé la question, donc je lui ai répondu, c’est tout.

Alyss soupira, attrapant le bandeau avant de commencer à le nouer autour de la tête d’Arténiss. Le geste avait visiblement été effectué à maintes reprises. Alors qu’elle s’attelait à la tâche, elle releva les yeux, observant Liam qui venait de désamorcer le petit mouvement de la main qu’il lui avait fait en signe de salutation.

- Tu devrais vraiment arrêter de prendre ce genre de décision sur un coup de tête. Mais bon, j’imagine que tu n’as pas tort. Cette idiote te l’a probablement déjà dit, mais on compte sur toi pour garder ça secret. Cela vaut aussi pour ce parchemin, d’ailleurs.

La deuxième partie de la phrase lui étant adressé, Liam se contenta d’hocher la tête avec un air sérieux. Il ne put cependant pas s’empêcher de succomber à la curiosité devant l’attitude défensive qu’avait prise l’Inventrice à la découverte du document.

- Pas de soucis. Je suis désolé d’avoir fouillé, comme il était juste posé sur le bureau, et que l’endroit peut apparemment être réquisitionner par le Conseil à tout moment, je ne me suis pas imaginé qu’il s’agissait d’un document sensible.

Le visage d’Alyss s’empourpra tout aussi vite qu’un sourire amusé apparut sur celui d’Arténiss. Elle sembla réfléchir à une parade, mais finis par ignorer la remarque, feignant de se reconcentrer sur le nœud qu’elle était sur le point de terminer. Une fois fait, elle prit simplement place à côté d’Arténiss et mis une brioche dans sa bouche, l’air boudeuse. Cette dernière rapprocha son fauteuil de celui dans lequel l’Inventrice venait de s’installer, et commença à lui démêler les cheveux de la main pendant qu’elle mangeait, ce qui sembla faire disparaître rapidement sa frustration.

Liam l’avait déjà observé durant les deux derniers jours, mais il était évident que les deux filles étaient très proches. Elles semblaient avoir la capacité de se calmer mutuellement, avec une aisance qui forçait l’admiration. La facilité avec laquelle Alyss avait pu sortir la Modeleuse de sa crise de panique à l’Auberge avait impressionné Liam, et bien qu’il ne sache dire pourquoi, l’avait aussi empli d’une puissante nostalgie.

Tout en essayant sans succès de fouiller à nouveau ses souvenirs à la recherche de l’origine de cette mélancolie, il attrapa lui-même une brioche qu’il commença à la déguster. Comme la veille, les saveurs qu’il découvrit lui tirèrent un sourire. Sa bonne humeur de retour, il décida de repartir à l’attaque.

- Ce parchemin m’avait l’air différent, est-ce vraiment un Infesté qui y est dessiné ?

La mine d’Alyss s’assombrit un instant, mais les caresses de la main de son amie semblèrent lui donner la bonne volonté de répondre.

- Je ne sais pas. Ce document date de sa disparition. Je l’ai retrouvé sur son bureau le jour où j’ai décidé de venir enquêter, et il était clairement le plus récent. La dernière fois que l’on s’est vu, elle revenait d’une mission qui avait été confiée à son groupe de Collecteurs par un Envoyé des Archanges.

- Un Envoyé ? Comme celui qui est venue à l’auberge hier ?

La question de Liam alluma une étincelle dans le regard d’Alyss, qui se perdit un instant dans ses pensées. Elle marmonna quelques mots qu’il ne put pas entendre, avant de reprendre à voix haute :

- Oui. Exactement comme celui d’hier. Et maintenant que j’y réfléchit, ce n’est peut-être pas une coïncidence.

Devant l’air confus de ses deux camarades, elle continua :

- Quand Mahna est revenue de sa mission, elle semblait particulièrement chamboulée par sa descente. A la base, il s’agissait d’un simple contrat de chasse, elle et ses camarades devaient traquer et éliminer un Infesté particulièrement virulent qui avait été signalé au nord-ouest de la ville. Il était étrange que la requête vienne directement d’un Envoyé, qui a en plus pris la peine de se déplacer et de choisir lui-même le groupe d’extermination. Il avait prétexté que l’Infesté étant particulièrement dangereux et peu commun, il avait été jugé préférable de s’en débarrasser discrètement pour ne pas inquiéter les travailleurs qui opéraient à l’extérieur du mur à l’époque. Mais pressentant sans doute que quelque chose clochait, elle et ses amis étaient venus à l’Atelier ce jour là pour nous demander si on n’avait pas quelques nouveaux gadgets à leur proposer.

Elle attrapa le parchemin, ses yeux se perdant sur le papier sans vraiment le voir. La manière dont elle le tenait dans ses mains ne laissa aucun doute à Liam sur l’origine des usures qui avaient attirées son attention sur le document.

- Quand ils sont revenus, ils semblaient tous étranges, comme s’ils avaient assisté à quelque-chose d’incroyable. Ils disaient avoir accompli leur mission, mais leurs expressions laissaient clairement deviner qu’ils ne nous disaient pas tout. Ils m’ont ensuite demander d’expertiser un artéfact qu’ils disaient avoir trouver sur le corps de l’Infesté, mais je n’ai rien pu en tirer. Soreï, qui était à l’Atelier par hasard, avait fini par leur conseiller d’aller consulter une de ses connaissances. Ils sont repartis et je n’ai plus jamais revu Mahna.

- Et quel rapport avec hier ? Fit-Arténiss, dont la main s’était figée dans la touffe blanche de l’Inventrice au moment où elle avait fait part de ses soupçons.

Alyss reposa le croquis au centre de la table, poussant les masques et les baies du dos de la main pour que le dessin soit bien visible.

- Et bien, je n’avais jamais fait le lien jusqu’à présent. Mais comme vous pouvez le voir, l’Infesté de ce croquis, que je soupçonne être celui qu’ils ont traqué ce jour-là, est particulièrement étrange. On n’a jamais rien vu de pareil aux alentours d’Oasis. D’après ce que Mahna a écrit, même son comportement était anormal. Et avec ce qui s’est passé hier, les propos de Kairn et l’apparition de l’Envoyé, je commence à me demander si la véritable raison pour laquelle on leur a demandé de se débarrasser de l’Infesté n’est pas tant parce qu’il était dangereux, mais parce qu’…

- Parce qu’il n’avait rien à faire là.

Arténiss avait coupé son amie, sa main se portant soudain à sa bouche en signe de réflexion. L’Inventrice hocha la tête. Liam, qui commençait aussi à comprendre, ne dut pas attendre longtemps avant que ses doutes ne soient confirmés par la fille aux Yeux d’Or.

- Oui. Je soupçonne que comme Liam, cet Infesté vient d’au-delà de la Tempête. Et l’Envoyé le savait.