Samedi 8 décembre, vers seize heures.

Lisa se sent comme une héroïne de conte de fée, elle, la pauvre jeune fille, se faisant enlever dans un carrosse majestueux volant, aux sièges en cuir et spacieux, par un beau prince charmant. Elle pourrait être suspicieuse et aurait des tonnes de questions à poser à son accompagnateur, mais dès que l’hôtesse arrive avec un verre de champagne puis un plateau de plats et pâtisseries à l’aspect succulent, Lisa a magiquement oublié qu’elle était dans une situation très suspecte. Guidrish quant à lui, il est absorbé par son ordinateur portable, à pianoter sur son clavier. Il n’a même pas remarqué l’hôtesse de l’air lui proposant des en-cas et des rafraichissements pour le trajet. Il répond juste un « non merci » sans quitter des yeux son écran. Lorsqu’elle a quitté les lieux, ce dernier lève la tête, ferme le laptop, le range dans sa sacoche et se tourne vers Lisa. Ils sont séparés par le couloir, chacun ayant son propre siège.

- « Alors Mademoiselle Mauragnier, comment se passe le voyage jusqu’à maintenant ?

- Oh mon gjieu ! Ch’est chénial !... Pa’don. »

Elle pose une main sur sa bouche pleine de gâteaux au chocolat et crème chantilly. Elle prend un peu du champagne pour faire passer tout cela et avoir une conversation normale sans se ridiculiser en crachant de la nourriture partout. Ce ne serait pas très glamour…

Guidrish sourit, avec une once de tendresse dans le regard.

- « Je suis désolée. Je dois ressembler à une gamine à Disney Land à l’heure qu’il est. » Lui répond-elle en rougissant.

- « Je vous comprends. Vous avez bien raison de profiter du voyage. »

Elle déglutit le dernier morceau de génoise, prend une nouvelle gorgée de champagne et, tournant son visage vers Guidrish, le fixant dans ses yeux vert mordoré, lui demande :

- « Pourquoi vous étiez chez moi hier soir après l’agression ?

Guidrish regarde devant lui, prend une inspiration puis la regarde à son tour :

- J’aimerais vous expliquer tout cela au bon endroit et au bon moment. Pas ici. Mais, je vous promets de vous raconter tout dans les détails. »

Lisa fait une petite moue, puis acquiesce.

- « Je vous le rappellerais dans ce cas.

- Mais… assez discuté de tout ça. Parlez-moi de vous, plutôt. Vous vivez toujours chez vos parents ? » Lui dit-il avec un grand sourire.

Lisa lui fait les yeux ronds de surprise et émet un petit rire gêné.

- « Vous me draguez ?

- Non. Plus sérieusement, vous venez d’où ?

- « Eh bien… je suis française. J’ai grandi à La Rochelle, proche de l’océan.

- Comme vos parents ?

- Oui. Enfin, je suppose. Je ne les ai pas connus en fait.

- Ah oui ? »

Guidrish a l’air très intéressé tout d’un coup.

- « Oui. Ce sont mes grands-parents qui m’ont élevé. Heureusement d’ailleurs. Je ne connais ma mère que sur de vieilles photographies. Elle est morte alors que je marchais à peine. Et, mon père… je ne sais pas qui c’est. Je suis née sous X.

- Oh ! Je suis désolé…

- Vous n’avez pas à l’être vous savez ! Ma mère était une jeune irresponsable qui pensait plus à faire la fête qu’à s’occuper de son bébé. Et, à trop boire, elle est morte dans un accident de voiture. Les photos les plus récentes que j’ai d’elle c’est lorsqu’elle m’a eu. Elle avait 18 ans. »

Guidrish la regarde l'air grave. Il a l’air de mesurer la tragédie qu’a dû subir cette jeune femme. Lisa rajoute alors, avec un air de dégout :

- « Je suis sûre que si ma mère était encore en vie, elle serait incapable de me dire qui est mon père. Elle s’est certainement faite engrosser dans des toilettes sordides d’une boite de nuit, par le ou les premiers venus.

- Ne soyez pas si dure avec votre mère. Peut-être était-elle absente, mais elle vous a mise au monde. Et, je suis sûr que, malgré son immaturité, elle devait vous aimer du plus profond de son cœur. Quel était son nom ?

- De ma mère ?

- Oui.

- Cassandra. Cassandra Mauragnier. »

Lisa continue à siroter son champagne, installée en position fœtale, le visage appuyé sur le côté du dossier de son siège, faisant face à Guidrish. Elle ressemble à une petite fille sur le point de s’endormir.

- « Cassandra… » Lui répond Guidrish, penseur. « La prophétesse que personne ne croyait.

- Qu… quoi ? Que voulez-vous dire ? » Chuchote maintenant Lisa, somnolente.

- « C’est un mythe grec. Cassandra était très belle et le Dieu Apollon s’était épris d’elle. Pour la séduire, il lui fit don de prophétie. Mais, comme son amour n’était pas réciproque, alors blessé dans sa vanité divine, il y rajouta une malédiction : personne ne croirait à ses prophéties, même si elles s'avéraient exactes. Ce qui était le cas, par ailleurs. »

Dans un murmure, Lisa lui répond : « Ouais… les hommes sont salauds parfois. »

Guidrish tourne son visage vers Lisa, et voit le verre de champagne qu’elle tient dans sa main se vider doucement sur le siège en cuir. Lisa, la tête toujours appuyée sur le dossier de son siège, les genoux relevés vers sa poitrine, a les yeux fermés et la bouche entrouverte. Elle dort profondément. Trop profondément.

- « Lisa ? »

Guidrish a un mauvais pressentiment. Il se lève pour s’assoir à côté de Lisa. Il lui tapote doucement la joue. Elle ne se réveille pas. Il prend la flûte à champagne qui est en train de glisser lentement entre les doigts de la jeune femme, renifle l’intérieur du verre. Il a une odeur médicamenteuse. Il n’y avait pas que du champagne dans ce récipient. Il se lève alors précipitamment, va vers la cabine des stewards. L’hôtesse qui venait de les servir soudain se place devant lui, lui barrant le passage.

- « Veuillez-vous rassoir, s'il vous plait, Monsieur Guidrish.

- C’est vous qui aviez donné du champagne à mon accompagnatrice ? Qu’est-ce que vous avez mis dans le verre ? »

L’hôtesse lui sourit et tend la main pour lui indiquer de retourner à sa place. Guidrish, tous ses sens en alerte, contemple son visage à la peau mate, presque rouge, ses cheveux noir de jais attachés en chignon et sentent sur cette femme une odeur malheureusement bien trop familière : un parfum de musc et un sous ton de souffre. Il tient toujours le verre dans sa main, qu’il passe derrière son dos. Ses yeux deviennent plus brillants. Le verre change de forme à vue d’œil pour devenir un poignard à la poignée en os et la lame à forme courbe.

Il prend à la gorge l’hôtesse et la plaque contre les parois de l’habitacle de l’avion, la lame du couteau pointée sur son abdomen à elle. Elle le regarde, et malgré l'étreinte autour de sa gorge, parvient à articuler:

- « Vous ne vous attendiez pas à ce que l’on vous attrape sur votre propre terrain, Monsieur le Loup ?

- Peut-être, mais ton voyage va s’arrêter ici, sale démone ! »

Guidrish sent une pression soudaine dans son dos, très forte et concentrée au niveau des reins. Une douleur sourde lui coupe alors la respiration. « Ainsi que celui du grand méchant loup ! » Dit une voix masculine derrière lui. Guidrish se retourne lentement et voit un homme, le chef steward qui les avait accueillis au départ de l’avion, qui a le même teint brun rougeâtre et les yeux brillant d’une étrange lueur. Il fait tourner devant son visage la lame sanguinolente d’un couteau à cran d’arrêt. Le regard de Guidrish se trouble et ce dernier s’effondre aux pieds des deux démons.