Lundi 10 décembre, l'après-midi.

Grégory Mandrin est ravi de pouvoir, pour une fois, conduire la Peugeot 206, dont son patron semble en avoir le monopole la plupart du temps. Et comme énonce le célèbre dicton, le malheur des uns fait le bonheur des autres. Même si la terrible tragédie qui les a touchés la veille au soir n'est pas équivalente au fait de pouvoir être aux commandes un véhicule, Mandrin est content. En plus, il va pouvoir retourner en Bretagne, son lieu de vacances privilégié lorsqu'il était enfant. Ainsi, pour se mettre dans le bain, il passe en boucle, le son au maximum, grâce à une application musicale de son smart phone qu'il a connecté à l'autoradio, toute une playlist de chansons pop ou hip-hop aux inspirations celtiques. Garcia est installé à sa droite, le dossier de son siège baissé suffisamment pour avoir la sensation d'être allongé, et tente de dormir avec l'aide de bouchons dans les oreilles, malgré le vacarme des binious dans l'habitacle de la voiture. Cependant, au bout de trois heures de route, alors qu'ils viennent de passer Le Mans sur l'autoroute, Garcia, à bout, retire brutalement ses bouchons d'oreilles, redresse son siège et se précipite sur l'autoradio pour couper le son un peu trop envahissant à son goût.

- « Mais patron ! Pourquoi ?

- Je veux dormir, Mandrin. Et puis le rap breton, merci, mais non merci !

- Cela fait une heure que vous dormez, patron. Et puis on va bientôt sortir de l'autoroute dès qu'on passe Laval.

- Pourquoi, on est bientôt arrivé après Laval ?

- Ah ben non ! Il y a encore plus de deux heures et demie de route jusqu'à la destination.

- QUOI ? Mais ce n'est pas si grand que ça la Bretagne non ?

- Ben non, mais il n'y a pas d'autoroute là-bas.

- Roooh ... putain...

Garcia rabaisse son siège et de dépit remet ses bouchons d'oreille, se recroquevillant sur son lit de fortune. Il pose sa veste sur son visage pour se couper au maximum du monde extérieur.

- « Mandrin, faites-moi une faveur, s'il vous plait.

- Oui patron ?

- Mettez vos écouteurs pendant que vous écoutez votre musique.

- Ok ! »

Ce que fait Mandrin sans discuter. Cependant, au bout de quelques minutes, le jeune homme est tellement absorbé dans sa playlist qu'il ne peut s'empêcher de chanter à tue-tête, ce qui est encore pire.

- MANDRIN !!!

- Excusez-moi, patron.

Après deux bonnes heures de routes départementales traversant de multiples villages aux antiques maisons de pierre et aux toits bleu ardoise avec des relents parfumés au méthane, lorsque le véhicule passe proche des terres cultivées et des fermes à cochons, ce qui ne manque pas de soulever le cœur du capitaine, les policiers peuvent apercevoir à l'horizon la couleur pourpre de la mer, agrémentée d'un somptueux coucher de soleil, entrecoupée par les falaises de granits roses qui bordent la côte armoricaine.

Comme la route a été longue, avec très peu de pauses et que le soir commence à pointer le bout de son nez, la faim et la fatigue sont en train de submerger gentiment les deux policiers. C'est pour cette raison que Mandrin se gare proche d'un petit hôtel-restaurant, dans la bourgade touristique de Perros-Guirec. Le jeune policier déclare alors à son supérieur :

- « Je vous suggère la chose suivante : on mange, on se prend une chambre et on avise de ce que l'on va faire pour la suite.

- En voilà une idée qu'elle est bonne ! Cependant, même si on est soi-disant en vacances, on ne l'est pas. Je veux parler à Madame Mauragnier dès que possible.

- Oui, mais pour cela, il faut qu'on ait les idées au clair. » Puis Mandrin, avec un regard de conspirateur, se tourne vers Garcia :

- « C'est quoi le plan, patron ?

- « On se fait passer pour des amis de Lisa. On dit qu'on est de passage et qu'on est venu dire bonjour à la grand-mère.

- Oh oui ! Une mission sous couverture ? Génial. Ce sera ma première !

- Oui bon ça va, hein ! Niveau couverture, on n'est pas en train d'infiltrer un réseau de narcos. On se fait juste passer pour des touristes pour discuter avec une vieille dame. J'ai vu plus intense comme couverture, Mandrin !

- Ah, Ah ! Ne sous-estimez pas la mission Capitaine ! On va voir une sorcière Wika, je vous rappelle. Et avec ce qu'on a été confronté... Enfin, vous voyez, quoi. »

Mandrin se tait. Il craint d'avoir dépassé les bornes. Il n'aurait pas dû rappeler au Capitaine des souvenirs douloureux. Mais celui-ci ne relève pas. Il confirme même les pensées de son subalterne :

- « Tu as raison, Grégory. Je crois que je dois me préparer psychologiquement à être confronté à n'importe quoi de pas normal. Je crois que j'ai eu ma dose ces derniers jours. Et je pense qu'il faut s'attendre à une seconde prise d'otage ou à une autre attaque de ces... trucs. »

Le capitaine Garcia ne dit plus rien. Il repasse mentalement les derniers faits incompréhensibles qu'il a dû récemment affronter. Mais au lieu de le plonger dans une profonde mélancolie, cela lui donne, au contraire, une toute nouvelle motivation : une enquête complètement hors des clous qui pourrait l'amener à une toute nouvelle réalité du monde dans lequel il vit. Et peut-être, peut-être qu'il pourrait trouver une solution pour sortir sa femme du coma, puisque la médecine traditionnelle semble particulièrement impuissante à sauver sa chère et tendre.

- « Aller, Mandrin. Allons-nous sustenter de quelque-chose. Mon estomac est en train de crier famine, et ce petit resto a l'air très sympathique. » Garcia ouvre la portière et commence à sortir de la voiture lorsque Mandrin l'interpelle :

- « Eh ! Patron ! Comme c'est une mission top secrète, qu'en pensez-vous si on lui donne un nom ?

Garcia reste stoïque et a juste envie d'éclater de rire. Ce type est toujours un gamin dans sa tête, décidément ! Mais il accepte de se prendre au jeu, même s'il ne voit pas l'intérêt de nommer cette soi-disant mission qui, à priori, n'a pas l'air très compliquée. Il déclare alors d'un ton les plus solennels le premier nom qui lui passe par la tête :

- Opération « crêpe flambée ».

Mandrin répond alors, extatique :

- Trop bien ! » Puis, inquiet, il demande au Capitaine :

- Et nous, on joue quoi comme rôle si on est sous couverture ? Il faudrait qu'on ait de nouvelles identités ? »

Garcia se frotte les yeux de dépit. Il serait parti avec un de ses neveux de huit ans, cela aurait été la même chose. Il répond :

- « Et bien... Toi, tu es un ami d'université de Lisa et tu t'appelleras... Gregory, ton prénom, ça va bien.

- Ok. Et vous Patron ? Je vous appelle comment ?

- Appelle-moi « Tonton Sylvain ».

- Super, patron tonton Sylvain ! »

Garcia commence à perdre gentiment patience. Il dit, dans un soupir d'exaspération :

- « Non, Greg... Juste « Tonton Sylvain » ! Compris ?

- Oui Patr... Euh, Tonton Sylvain !

- Vooiilà ! Et maintenant, allons manger. »