Chapitre 2 - Israël - Juin 2018
L’affaire avait fait grand bruit.
En 2018, des chercheurs Israëliens avaient découvert un procédé scientifique permettant de réaliser l’un des plus vieux fantasmes de l’humanité : Voyager dans le Temps. Malheureusement, l’information avait fuité auprès d’autres grandes puissances étrangères et le premier ministre Israëlien avait été sommé de s’expliquer, devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, sur les intentions qui se cachaient derrière cette découverte. Acculé, il n’avait pu éluder les questions gênantes, et s’était résolu à jouer franc-jeu en demandant l’assentiment officiel de toutes les Nations pour envoyer des soldats dans le passé, avec pour mission de tuer Hitler. Il avait argumenté. Vingt millions de morts, de familles séparées, déplacées, beaucoup de non-juifs, d’ailleurs. Les conséquences encore visibles sur le monde d’aujourd’hui. Les valeurs morales détruites, la montée des mouvements néo-nazis, la responsabilité que nous avons vis-à-vis de nos ancêtres : “Si vous aviez la possibilité de sauver vos grands-parents d’une mort atroce, ne le feriez-vous pas ?”.
Les débats découlant de cette déclaration avaient été terriblement houleux. L’impopularité de l’Etat d’Israël n’avait pas aidé à pacifier les discussions. Tous les chefs d’Etat s’y étaient mis de concert pour rétorquer au premier ministre Israëlien : Quel serait l’effet domino ? Imprévisible.
Et si tuer Hitler n’amenait qu’à provoquer l’apparition d’un monstre pire encore ? Après tout, le terreau de haine et de violence d’après la Grande Guerre, ayant amené à la montée du dictateur, n’aurait pas été éliminé…
Et si Hitler était en réalité le remplaçant d’un autre dictateur assassiné par un voyageur temporel précédent ?
Et que faire dans ce cas de Staline qui aurait gardé les mains libres ? Et des dictateurs qui ont suivi, Pol Pot, Kadhafi… ?
Comment aborder le fameux paradoxe du grand-père, ce chaos généré par l’homme qui tue par erreur son grand-père avant même la conception de son propre père ? Est-ce que le destin de chaque personne aujourd’hui n’est pas la conséquence plus ou moins directe de la deuxième guerre mondiale ? Pour sauver vingt millions de personnes, serait-on prêt à sacrifier les huits milliards d’humains qui vivent aujourd’hui sur la planète ?
Des dirigeants ont évoqué leurs propres enfants. En changeant le cours de l’Histoire, qu’adviendraient-ils d’eux ?
Le président américain avait osé un étrange contre-pied en questionnant le Premier Ministre Israëlien : sans la deuxième guerre Mondiale, l’Etat d’Israël n’existerait tout simplement pas, puisque sa fondation en est une des conséquences. “Souhaitez-vous d’un monde sans Israël ?” Cet argument avait plutôt eu l’effet de convaincre quelques chefs d’Etat, qui se disaient que sans Israël, il n’y aurait plus non plus ce conflit Israëlo-Palestinien qui dure depuis plus de cinquante ans et empoisonne la géopolitique internationale.
Mais non, décidément, la grande majorité des pays était tombée d’accord : d’un point de vue moral, philosophique et pratique, il était trop tard pour revenir en arrière, trop de temps avait passé, trop d’incertitudes pesaient sur ce choix, on n’avait aucune garantie. Il était préférable de rendre meilleur le monde que nous avons, plutôt que de jouer les apprentis sorciers en modifiant le passé.
En revanche, il avait été jugé nécessaire de poser un cadre juridique autour de la découverte. Si la technologie ne devait pas tomber entre de mauvaises mains, elle pouvait tout de même être utilisée à des fins destructrices. Il était préférable d’en faire une arme de dissuasion, une arme qui découragerait n’importe quel apprenti dictateur de mettre en place un plan meurtrier, sous peine de se voir assassiner avant qu’il ne le commette. C’est pourquoi il fut inscrit dans le droit international l’énoncé suivant : “La menace ou l'emploi du Voyage temporel est licite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d'un État serait en cause, et qui serait à l’appréciation de l’Assemblée Générale des Nations Unies”.
J’avais suivi ces débats d’assez loin. Toutes ces réflexions impliquant philosophie, politique, morale et paradoxes temporels me donnaient mal au crâne. Moi, je suis un soldat d’élite du Mossad, un homme d’action, j’obéis aux ordres et je ne m’embarrasse pas de toutes ces considérations.
Un jour, je reçus une convocation officielle signée du Rav Aluf Isaac Goldnadel, le chef d’Etat-Major d’Israël, en personne. Bien sûr, je répondis positivement à l’invitation, et me retrouvai en pleine nuit au coeur du Mémorial Yad Vashem, avec à mes côtés deux autres soldats du Mossad.
Le commandant en chef des Armées était là, avec à ses côtés un petit rabbin bedonnant. Ce dernier avait pris la parole, l’air grave.
“ Mes chers amis, je m'appelle Jacob Korsia, et je suis heureux de vous accueillir ici au mémorial Yad Vashem, dans la salle de la Mémoire. Si nous avons choisi ce lieu, ce n’est pas par hasard : nous souhaitons effacer de l’Histoire tous ces noms qui se trouvent gravés à nos pieds. Auschwitz, Birkenau, Majdanek, Treblinka, Chemlo… Tous ces lieux de massacre n’auraient jamais dû exister, nous allons les effacer à tout jamais. Grâce à la Grande Découverte, il est désormais possible de changer le cours de l’Histoire. L’ONU n’est pas parvenue à s’entendre sur la résolution que nous avons proposée, nous allons donc effectuer l’action sans eux, avec toute la discrétion requise. Car nous n’avons aucun doute, en ce qui nous concerne. Tuer Hitler, c’est un devoir envers nos parents et nos grands parents. N’oublions pas que nous, le Peuple Elu, sommes les Bâtisseurs du Temps. A ce titre, Dieu nous a choisis pour une grande mission. Abandonnons nous à Lui en toute confiance. Nous détenons la clé ouvrant la porte vers une humanité retrouvée, vers le chemin de la vérité, vers la réparation des crimes commis. Ne laissons pas cette clé dans notre poche, mettons-la dans la serrure et ouvrons grand sur un futur où les Juifs vivent harmonieusement au milieu des autres peuples, sans haine et sans tourment. Sauvons les millions de vie qu’Hitler a prises, et qu’importent les conséquences négatives qui peuvent en découler, le destin de l’humanité ne peut être que meilleur. Ayons la foi mes amis, notre bras ne doit pas trembler.”
Le commandant en chef avait posé la main sur l’épaule du rabbin, et avait continué.
“Vous êtes l’élite de nos soldats. Je vous laisse définir vous même le plan à mettre en place pour tuer le monstre, vous avez carte blanche. Dans dix jours très précisément, vous reviendrez ici et nous vous implanterons une puce sous la peau. Nous y programmerons l’heure et le lieu d’arrivée que vous aurez choisies pour votre mission. Vous ne pourrez rester que huit heures sur place, après quoi vous serez immédiatement renvoyés à la date de votre départ, que vous ayez réussi ou échoué, que vous soyez vivant, ou mort. Celui qui réussira la mission obtiendra la distinction honorifique suprême ainsi qu’une prime de 10 millions de Shekalim. Bien évidemment, pas un mot, à personne. La discrétion doit être totale. Rompez”
Les arguments du commandant m’avaient convaincu, surtout la question de la prime. En rentrant chez moi, je m’étais mis au travail. Il me fallait un plan solide pour cette mission commando à haut risque. Tuer Hitler, voilà une mission qui était à la hauteur de mes talents.
D’abord, choisir le lieu et l’heure. J’étudiai en détail la vie d’Hitler, tous ses faits et gestes connus avant qu’il ne commence à propager ses idées de haine. Il fallait agir dans cet intervalle de temps, alors qu’il n’était pas encore puissant et entouré.
J’étais certain que mes collègues allaient tenter de tuer Hitler alors qu’il n’était qu’un enfant, voire dès la naissance. Cela semblait facile, et surtout cela leur donnait l’avantage d’être les premiers sur le coup. Moi, je ne me sentais pas de tuer un mioche, je leur laissais cette possibilité. Les infanticides, très peu pour moi, trop facile, trop lâche. Après tout, s’ils réussissaient, tant mieux pour eux et pour l’humanité, je suis beau joueur. Et puis, pour être honnête, non seulement ce plan manquait de panache, mais mon instinct me disait qu’il allait tout droit à l’échec.
Méthodiquement, je fis l’inventaire des endroits où l’on avait localisé Hitler depuis sa naissance. Peu à peu, le mur de mon salon se couvrit de photos, de cartes, d’annotations. Au travers de mes recherches je découvris une anecdote étonnante : le 28 septembre 1918, lors de la prise du petit village de Marcoing, un soldat anglais avait eu la possibilité de tuer Hitler, mais lui avait finalement laissé la vie sauve. Après coup, Hitler s’en était vanté auprès de Chamberlain à qui il avait demandé de remercier chaleureusement son ange gardien. Le dictateur avait même commandé un portrait de son sauveur, Henry Tandey, le soldat non gradé le plus décoré de toute l’armée anglaise. L’histoire était belle. Je n’avais qu’à suivre Tandey, et finir le boulot à sa place. Le seul ennui, c’est qu’on ne savait pas exactement où et quand la rencontre avait eu lieu, il fallait que j’intègre le régiment le matin, avant l’assaut. Je tenais entre mes mains une stratégie audacieuse : aller au coeur de l’Enfer pour tuer le diable en personne. Voilà qui était à ma hauteur.
La création d’une fausse identité et le choix du fourniment ne furent qu’une formalité.De nos jours, il est très facile de trouver des uniformes complets et des armes d’époque en excellent état. Je m’entraînai à manier la mitraillette Lewis gun, n’ayant pas l’habitude de ces vieux engins, et je peaufinai ma condition physique afin d’arriver au point de rendez-vous, affûté comme jamais, prêt à tuer le monstre.
Quand mes deux collègues me virent, harnaché comme un vrai Tommy avec mes casseroles, mon casque en forme de soucoupe, ma vieille mitraillette et mon uniforme kaki, ils se mirent à rire, ces idiots. Eux s’étaient juste habillés en combinaison noire avec une cagoule, comme dans les opérations spéciales. Je me fichais bien de ce qu’ils pensaient de moi. J’étais certainement bien mieux préparé que ces deux zouaves.
Un homme en blouse blanche s’approcha de nous, sous l’oeil bienveillant du Rav Aluf et du rabbin. Il nous demanda de tendre le bras, et nous planta tour à tour une aiguille dans le poignet. Il nous demanda l’heure exacte et le lieu d’arrivée. Comme je m’y attendais, mes deux collègues n’avaient pas creusé bien loin. Ils avaient choisi le 20 avril 1889 à 18h30, dans sa maison natale de Braunau am Inn, en Autriche. Tellement prévisible. Ils se lancèrent un regard haineux qui ne présageait rien de bon. De mon côté, j’étais tranquille avec mon 28 septembre 1918, aux environs de Marcoing.
Il ne restait plus qu’à survivre à l’assaut.
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