Introduction
Moïra dévala les escaliers du studio d’enregistrement comme un boulet de canon. Elle étouffait de chaud, de colère et de honte. Comme d’habitude, l’entretien avait été un désastre ; elle retenait ses larmes et se mordait l’intérieur de la joue pour ne pas montrer qu’elle bouillonnait intérieurement, qu’elle avait envie de hurler, de casser des disques, de renverser des bureaux, de piétiner cette espèce de gros porc libidineux qui lui avait susurré que, pour réussir quand on est grosse et peu talentueuse, il faut savoir bien jouer avec sa bouche !
La jeune femme trouva enfin la sortie et s’extirpa du bâtiment avec un soulagement tel que ses jambes eurent du mal à la porter jusqu’au trottoir. Ramenant correctement la sangle de son étui à guitare sur son épaule, encore échaudée par la proposition répugnante, elle s’efforça de réciter son mantra intérieur. Pas de panique, on se ressaisit et on avance, un pas après l’autre.
Ce rendez-vous n’avait peut-être pas été concluent, mais elle en avait trois autres, et l’un d’eux serait le bon ! Elle en était certaine ! Ca allait marcher, ça DEVAIT marcher. A force de persévérer, elle y arriverait, elle trouverait quelqu’un qui croirait en elle, et qui diffuserait ses chansons et ses mélodies. Certes, elle avait déjà une petite fan-base qui l’écoutait assidument sur Youtube, mais ce n’était pas assez. Si elle voulait vivre de son art, elle avait le devoir de remuer le monde entier pour y arriver.
Moïra prit quelques instants et se recentra sur son objectif, inspira et expira plusieurs fois pour reprendre le contrôle de son cœur qui battait à tout rompre, ravala ses larmes, ouvrit et ferma plusieurs fois les poings pour apaiser la tension qui s’y était accumulée. Puis, quand elle estima pouvoir affronter de nouveau le monde, elle rouvrit les yeux et longea la rue pour aller en direction du tramway qui l’emmènerait à l’autre bout de la ville. Le métro était bien plus rapide et un peu moins cher, mais en regardant l’entrée de la station qu’elle longeait, Moïra vit les escaliers s’enfonçant sous la terre dans un tunnel de dalles crasseuses, sentant la pisse, éclairé par des néons à la lumière blafarde… Elle ne put réprimer un frisson de dégoût et détourna rapidement le regard pour éviter que son cœur ne s’emballe à nouveau.
Elle marcha droit devant, à une allure franche et rapide, avant d’être contrainte de s’arrêter devant un passage piéton où le feu était au rouge. Mais alors qu’elle s’apprêtait à sortir son téléphone, elle sentit un liquide chaud couler le long de son tibia. En regardant vers le sol, elle remarqua un de ces tout petits caniches, le genre de chiens si petits que les maîtres ne pouvaient pas le laisser se déplacer tout seul, de peur qu’ils s’envolent sans doute. Pour une raison qui la dépassait, la dame qui accompagnait l’animal avait décidé de ne pas le porter, et ce dernier se tenait à côté de Moïra, le regard droit devant et la patte arrière nonchalamment levée vers elle.
Moïra se recula d’un coup en poussant un cri de surprise, et la femme, sans doute à peine plus jeune qu’elle, coiffée d’un chapeau ridicule, maquillée comme un camion et parée pour aller à la plage, tourna le regard vers elle.
_ Ben alors ? Fit-elle avec un sourire faussement désolé. Fallait pas rester là !
_ Pardon ?!
Choquée de ce qu’elle venait d’entendre, Moïra mit du temps à comprendre que le feu était vert, et quand elle trouva les mots pour lui répondre, son interlocutrice était déjà partie. Récitant à nouveau son mantra intérieur, Moïra se mordit une fois de plus l’intérieur de la joue et poursuivit son chemin. A présent, elle devait passer par son appartement pour se changer. Ça lui ferait perdre un temps précieux, mais mieux valait courir que rater toutes ses autres chances : Aucun directeur de studio n’engagerait une grosse qui sent la pisse de chien !
Moïra fit un crochet qui lui prit pas moins d’une demie heure, à cause des travaux invraisemblables qui duraient depuis déjà quelques années, pour arriver à la rue où se trouvait son immeuble. Elle évita soigneusement d’être vue depuis la conciergerie puis passa discrètement devant le palier de sa propriétaire avant d’arriver à sa porte au dernier étage. Le commun des mortels appelleraient ça un grenier, mais sa propriétaire avait des relations dans l’administration, et avait réussi à faire passer la petite pièce pour un véritable logement. Et comme Moïra n’avait pas les moyens de se payer mieux, elle faisait comme si elle vivait dans un appartement.
Comme d’habitude, Moïra ouvrit la porte en utilisant la technique ancestrale du soulevé-retourné, imaginant qu’elle était un personnage de jeu de combat et que sa maîtrise ne représentait qu’une combinaison de touches. Elle passa entre ses cactus qui mouraient de soif et les casseroles posées ici et là, se doucha, troqua son pantalon en cuir contre une jupe haute avec bottines en gardant son chemisier vintage, et prit une nouvelle inspiration.
Elle allait ouvrir la porte de son appartement quand son cœur se souleva en entendant la voix grinçante de la propriétaire, Madame Falaud. La vieille dame empestait la mort, et à chaque fois qu’elle passait à proximité, les bras de Moïra se hérissaient de dégout. La demoiselle demeura derrière la porte sans faire un bruit, retenant même sa respiration pour ne surtout pas indiquer sa présence ici.
_ Ça lui fera les pieds, geignit Madame Falaud en glissant une lettre cachetée par la fente de la porte. Elle a qu’à faire un vrai travail comme tout le monde !
L’objet tomba avec un bruit lourd sur le sol, et Moïra sentit alors tout le poids du loyer que réclamait la sorcière. Elle ramassa l’enveloppe aussi silencieusement que possible pour la poser sur le meuble des affaires à oublier d’urgence, tout en poussant mentalement la vieille à accélérer sa descente des escaliers en colimaçon. Bien sûr, son côté pessimiste ajouta « pauvre et paumée » à la liste des choses dont elle avait été traitée aujourd’hui, après grosse médiocre et poteau à pisse.
Après avoir attendu encore un long moment, elle regarda son poignet où figurait un tatouage à l’apparence d’une flèche pointant vers le haut, puis décida de se risquer dehors. Elle était en retard sur son programme, alors elle décida de franchir quatre à quatre les marches d’escalier avant de bondir hors du bâtiment avant même que la vieille Falaud n’ait le temps de la rattraper.
Ce n’est pas la vieille Falaud qui la rattrapa, mais un énorme ballon de foot qui la cueillit à sa sortie, directement dans la tempe. Surprise, Moïra ne put tenir debout et s’effondra au sol dans un cri étouffé, écrasant son sac qui s’enfonça dans ses côtes. Son étui à guitare glissa un peu plus loin, et comme pour ajouter à sa malchance, sa jupe décida de ne pas rester en place et se souleva, dévoilant les jolis motifs de gameboy et de manettes de console qui figuraient sur sa culotte. Entre quelques ricanements juvéniles, elle entendit « Pardon madame ! Vous allez bien ? » tandis qu’un des gamins s’approchait d’elle.
Madame ? Se demanda-t-elle en ramenant vite sa jupe à sa condition initiale. J’ai l’air si vieille que ça ?
L’enfant tendit la main vers elle, mais rouge de honte, la jeune femme se releva immédiatement, s’efforçant de sourire tout en balbutiant qu’elle était encore en vie et que ce n’était rien. Elle s’épousseta puis repartit immédiatement pour son prochain rendez-vous. Cette fois-ci, elle atteignit l’arrêt de tramway plus rapidement qu’elle l’avait escompté, et se rendit compte qu’elle était en avance de cinq minutes sur le véritable dernier délai qu’elle s’était fixé.
Poussant un soupir de soulagement, Moïra choisit d’ignorer les regards des autres futurs passagers du tram, fixés sur la grosse marque rouge qu’elle arborait désormais sur la tempe. Elle sortit son téléphone et lut avec un pincement au cœur le message de son chef de poste de l’usine où elle travaillait :
[Je sais que je t’ai donné ta journée, mais j’ai besoin de toi cet après-midi. Viens à 15h]
Moïra allait répondre, mais se figea à la lecture d’un message d’encouragement que sa mère lui avait envoyé :
[Ne sois pas trop déçue, si on ne prend pas tes musiques au sérieux.]
Sa main se crispa sur l’appareil, et elle s’empressa de répondre, croyant sans doute que taper l’écran plus fort donnerait à son message plus d’impact.
[J’aimerais tellement que tu me mentes, juste une fois dans ta vie, maman, et que tu te contentes de me dire « courage » ou « je crois en toi »]
[Je ne voulais pas te donner de faux espoirs, la chute aurait été plus dure encore]
Moïra se posa encore cette question qui avait dû traverser son esprit un milliard de fois depuis qu’elle était en âge de réfléchir : Cette femme qui l’avait mise au monde, était-elle réellement humaine ? Ou n’était-elle pas plutôt un genre de droïde qui se contentait d’imiter le genre humain ?
Elle en avait marre. Marre d’être prise pour une conne sans arrêt, marre d’être traitée comme une enfant ridicule à longueur de temps, marre d’être rabaissée constamment. Sans réfléchir, la musicienne jeta son téléphone au sol dans un cri désespéré, avant de fixer d’un regard mauvais les autres gens qui attendaient et qui venaient de se retourner sur elle. L’objet en profita pour se disloquer en plusieurs morceaux et rebondir à quelques pas de son courroux.
_ Quoi ! S’enquit-elle. Vous avez jamais vu une grosse truie en colère ?
Puis elle se mit à imiter le bruit du cochon, faisant littéralement fuir les badauds, certains la traitant de tarée, d’autres seulement terrifiés par son regard fou. Ne leur prêtant plus aucune attention, Moïra décida d’achever ce qu’elle avait commencé et se mit à frapper le téléphone à terre à coups de talon. Cette fois-ci, elle se laissait aller à toute la rage qu’elle gardait en elle depuis tant d’années. Elle acheva son combat gagné d’avance contre la technologie en donnant un coup de pied qui envoya valser l’appareil sur la voie ferrée face à elle.
Dans un dernier élan de colère, saisit la sangle de son étui à guitare, prit son élan et le jeta lui aussi vers la route. Au moment où elle lâcha la sangle, elle vit le tramway qui arrivait à l’arrêt, et se rendit compte qu’elle était allée trop loin. Elle venait de se ridiculiser devant tant de monde, de détruire son seul moyen de paiement et de jeter l’unique source de joie qui la faisait encore sourire quand elle allait mal. Sa colère disparut aussitôt et elle se précipita alors derrière son instrument, prête à surpasser tous les dangers pour le rattraper.
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