Chapitre 1 - Déni
Moïra comprend pourquoi, parfois, les choses vont au ralenti. Parce qu’on fait un déni. L’esprit essaie de ralentir le temps, parce que si le temps s’arrête, ce qu’on redoute n’arrivera pas. Le déni, plus fort que Stephen Hawking, plus fort que Newton, plus fort que Galilée.
Avec le déni vient la valise. Dans la Guide du Voyageur Galactique, Arthur Dent avait raison de penser à ses valises plutôt qu’à la chute. Il s’est envolé.
Moïra n’avait pas de valise, seulement son instrument auquel s’accrocher, et c’est elle qui l’a entrainé. Elle est tombée, et même bien plus loin qu’elle aurait imaginé. Elle se revoit encore déraper sur la pierre mouillée par les pluies précédentes, se demander si elle n’a pas cogné contre le rail… Mais se rendre compte ensuite qu’elle a cogné dans le rail. Elle se souvient de cette sensation étrange, alors que le tram lui fonçait dessus à la vitesse d’une tortue, quand son corps tout entier s’est littéralement enfoncé dans le sol, sans effort ; quand elle a commencé à voir les dalles de marbre qui suivaient la courbe tracée par le rail du tram, de plus en plus grosses, jusqu’à les traverser complètement ; quand sa vue a été brouillée dans le noir, sans jamais rien sentir autour d’elle.
Et maintenant, elle est là. Un ici qui paraît ailleurs. En tout cas elle n’est plus là où elle était l’instant d’avant. Son esprit essaie de recoller les morceaux mais ses yeux voient seulement ce qui ressemble à une grande ville aux immeubles tendus vers le ciel, plongée dans la nuit, vidée de ses habitants comme s’ils s’étaient tous enfuis, chargée d’odeurs acres, inondée d’un brouillard de guerre, remplie d’un silence macabre. Peu importe vers où elle se tourne, elle est seule avec sa guitare, son sac et ses pensées.
Après vérification, elle remarque qu’elle n’a même pas sa guitare ni son sac. Elle est seule avec ses pensées.
Alors quoi ? Elle a glissé hors de l’espace et du temps, elle a tout bonnement disparu de sa propre réalité pour apparaître dans une autre ? Comme un PNJ bogué dans un jeu pas complètement terminé.
Non, ce n’est pas possible. Elle a dû glisser dans une trappe, et maintenant elle se trouve en sous-sol. Ca c’est une explication réaliste ! Elle ne comprend pas pourquoi le gouvernement confectionnerait une ville sous la ville, mais après tout pourquoi pas ? Les gens à la tête des états font souvent des choses que le commun des mortels ne comprend pas.
Merde alors, comment va-t-elle faire pour revenir ? Elle doit payer son loyer et aller à son prochain rendez-vous ! Là, c’est sûr qu’elle va être en retard. Et il faut qu’elle s’excuse auprès de sa mère aussi, et qu’elle trouve un moyen de remercier quand même le directeur de la maison de disque qui a accepté de la recevoir même si c’était pour lui faire des propositions déplacées…
Peut-être qu’au final, elle ne mérite pas mieux. Peut-être qu’elle devrait arrêter de se battre et accepter sa situation. La preuve : elle a osé se rebeller contre son destin, et la voici dans cet endroit bizarre ! Si ça, c’est pas une punition du karma, qu’est-ce que c’est ?
Une fois qu’elle a bien assimilé l’idée qu’elle n’a qu’à retrouver la trappe par laquelle elle est passée, Moïra se frappe les joues énergiquement et se redresse, répétant son mantra intérieur : elle doit faire ses preuves ! Elle NE PEUT PAS abandonner, pas après avoir fait autant d’efforts pour atteindre son but ultime. Alors elle va se lever le rond, chercher un moyen de se faire pardonner ou elle ne sait quoi, mais elle va trouver cette fichue sortie, et finir ce qu’elle a commencé !
Elle s’apprête à faire un premier pas, quand elle remarque une forme plus loin, qui lui fait face, cachée à moitié par la pénombre, noyée dans le brouillard. Moïra se fige, le cœur bondissant, la chair de poule dressant tous les poils de son corps. Un autre être humain ? L’être se tient debout, les bras le long du corps, la tête directement collée au reste sans avoir de cou, la fixe sans bouger d’un iota comme une statue. Elle a la sensation que cet individu ne devrait pas être ici. Ou plutôt, c’est Moïra qui ne devrait pas se trouver là, face à lui. Il semble se fondre parfaitement dans ce décor sombre, et aucun autre paysage ne se serait mieux prêté à sa silhouette trapue et massive. On dirait un humain dégénéré, ou un animal mutant dans un tableau post-apocalyptique.
Difficile de choisir ce qu’elle préfèrerait, et de toute façon il ne lui laisse pas le temps de se poser la question : il bondit sur ses mains, et s’élance vers elle dans une course à quatre pattes, et bien sûr, Moïra choisit de s’enfuir et tourne aussitôt les talons. Mais c’est pour se rendre compte qu’une autre de ces choses, est déjà venue à sa rencontre. Une fois de plus, elle agit spontanément, et au moment où le mutant se jette sur elle, toutes griffes dehors, la jeune femme retire son blouson en cuir et lui balance de toutes ses forces. Le vêtement recouvre le visage de l’être qui ne s’y attendait pas et qui s’effondre au sol dans un cri de surprise qui se répercute dans toute la ville.
Moïra s’apprête à le frapper à nouveau, mais tous les autres déguerpissent aussitôt sans un bruit, se fondant avec les ténèbres environnantes et le silence omniprésent en quelques secondes, éparpillant le brouillard et dévoilant un peu mieux la rue et ses environs. C’était comme s’ils n’avaient jamais été là.
La musicienne s’interroge. Est-elle si puissante, qu’elle a réussi à terroriser de pareilles abominations ? Difficile à croire. Ne serait-ce pas plutôt un genre de test, ou une caméra cachée ? Pour le coup, ils ont mis les moyens ! Alors Moïra se fend d’un sourire et tente d’appeler ceux qui sont à l’origine de la blague.
_ D’accord, laisse-t-elle entendre d’une voix légèrement tremblotante malgré son air détendu. Ouais, j’ai eu peur, vous m’avez bien eue. C’était impressionnant ! Je suis désolée, mais j’ai un rendez-vous important… Je peux partir maintenant ?
Devant l’absence de réponse, elle s’éclaircit la voix pour parler plus fort.
_ Euh.. Y’a quelqu’un ? Je dois vraiment y aller…
Excepté un faible écho, rien ne lui répond. Le souffle soudain court, la demoiselle recule d’un pas, puis deux, avant de regarder à nouveau autour d’elle.
_ Excusez-moi… Je suis vraiment navrée de vous déranger, mais où se trouve la sortie ?
Toujours rien. Peut-être qu’elle ne parle pas assez fort.
_ Je dois sortir ! Lâche-t-elle alors d’une voix plus ferme, et l’écho lui répond d’un « Sortir, sortir, tir.. » sur le même ton.
C’en est trop pour elle, et la demoiselle s’élance alors dans la brume, sans savoir où elle va, espérant retrouver une bouche de métro qu’elle pourrait emprunter pour sortir de cet endroit soudain oppressant. Il y a trop d’espace, trop de points de fuite, et où qu’ils aillent, ses yeux se heurtent à des grands bâtiments dignes d’immeubles New Yorkais. Alors elle court, encore et encore, sans s’arrêter, certaine qu’elle finira bien par trouver un escalier, une porte, quelque chose qui lui fasse quitter cet endroit !
Finalement, Moïra se retrouve dans une rue plus exigüe, moins vide, mais tout aussi terrifiante. En regardant à nouveau autour d’elle, la jeune femme se rend compte que l’endroit est loin d’être désert. Deux pupilles tournées vers elle brillent dans le noir, à raz du sol. Moïra tâte ses poches un instant à la recherche de son téléphone, avant de se souvenir qu’elle n’en a plus. Sans quitter la chose des yeux, elle tente de récupérer son sac, qu’elle n’a pas non plus... Le temps qu’elle s’en rappelle, elle entend un bruit de course précipitée : la chose s’enfuit. La seconde d’après, elle est inondée d’une intense lumière. Elle a de la chance dans son malheur, c’était justement une lampe torche qu’elle voulait !
Figée comme un enfant pris la main dans le sac, Moïra daigne finalement tourner le regard vers ce qui vient littéralement d’illuminer cette ville morte et de lui donner une toute nouvelle dimension dans l’horreur, la plongeant dans une ambiance en noir et blanc. Ce qu’elle découvre la terrifie : ce n’est pas une lampe de plateau de tournage qui est braquée sur elle, ni celle d’un hélicoptère ou bien les phares d’une voiture. C’est autre chose. Même si elle ne peut rien voir à part cette puissante lumière, elle le sent. Heureusement, son instinct de survie est le plus fort, et elle se met alors à courir, avant que la source de lumière ne parvienne à l’attraper.
Moïra court, la respiration sifflante, trébuche, se rattrape. Elle trouve alors une fenêtre ouverte, par laquelle elle passe pour se cacher contre le mur derrière, probablement un endroit où ce qui la poursuit ne pensera pas à chercher puisqu’elle court dans la rue depuis tout à l’heure. Elle se plaque dos au mur. Mais alors que la lumière se rapproche, éclairant peu à peu le bâtiment dans lequel elle vient de se réfugier, elle remarque une de ces choses qu’elle a rencontré à son arrivée ici, un homme-bête dont le corps est entièrement noir, du museau au bout des griffes, à l’exception de ses yeux qui reflètent parfaitement la luminosité ambiante. Il ouvre la gueule, découvrant pas moins de trois rangées de dents fines et pointues, et de sa gorge s’échappe un râle terrifiant. Si, pendant une seconde, il est prêt à se jeter sur elle, sitôt que la lumière est braquée vers l’intérieur de la pièce, il se trouve illuminé et cherche immédiatement à se cacher, courant de part et d’autre en poussant des hurlements dont Moïra ne saurait dire s’il s’agit de cris plaintifs ou de cris de guerre.
Puis quelque chose lui traverse la gorge qui l’arrête net. Le coup a été si puissant que l’objet se plante dans le sol, l’encastrant à moitié. De là où elle est, Moïra distingue que c’est fin, allongé comme une arme d’hast, pointu et que ça a des reflets métalliques. Une lance ? Même dans les films, Moïra n’a jamais vu une lance qui soit assez longue pour se perdre dans le néant de la nuit. La créature encore agonisante est ramenée en dehors du bâtiment, grinçant et gémissant, essayant de se raccrocher comme elle peut à tout ce qui peut se présenter à elle. Puis survient un bruit de craquements qui provoque un frisson terrible dans tout le corps de Moïra.
« Comme quand on mange des chips… » Se dit la jeune femme sans parvenir à stopper ses tremblements, avant que la nausée ne lui vienne. Terrifiée, elle se plaque les deux mains sur la bouche pour éviter de vomir, mais elle ne peut pas s’empêcher d’écouter avec attention le moindre bruit de mastication, de déglutition et d’écoulement qu’elle entend. Pas besoin de bosser à la criminelle pour savoir que c’est du sang qu’elle entend couler sur le basalte.
« Du faux sang ! Ce sont des animatroniques, tout ça est impossible dans la vraie vie, rien n’est réel ! » tente-t-elle de se persuader.
Appuyée contre le mur derrière elle, incapable de se déplacer à cause de ses jambes ramollies par la peur, la jeune femme essaie de se calmer et de retrouver un souffle normal. Mais alors qu’elle croit que son calvaire est terminé, la lumière s’intensifie derrière le mur qui la protège, inondant la pièce dans laquelle elle se trouve, et la fige sur place. Moïra sent tout le poids de ce regard qu’elle ne voit pas. Quelque chose sait qu’elle se trouve ici, la cherche, tente de voir à travers le mur qui la cache. Elle ferme les yeux et retient sa respiration, n’entendant plus que son cœur battre à tout rompre directement dans ses tempes.
D’un coup, le rouge que laissent voir ses paupières closes laisse place au noir et elle entend des pas lourds s’éloigner peu à peu. Lorsqu’elle ouvre les yeux, elle découvre avec soulagement qu’elle est seule dans la pénombre de cette pièce. Elle éclate en sanglots et s’effondre dans les décombres, secouée de nouveaux tremblements. Joie, peur, désespoir, soulagement, peut-être tout ça à la fois. L’estomac en vrac à cause de ces montagnes russes, elle se penche et vomit d’un coup tout ce qu’elle a mangé avant d’atterrir ici. Si c’est une blague, elle n’est pas drôle. Si c’est une expérience sociale, ceux qui l’ont imaginé sont les pires sociologues de la terre.
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