Chapitre 4 - Au bout du tunnel

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Comprenant que le monstre ne la suit plus, Moïra profite de cette petite tranquillité pour reprendre son souffle et se remettre les idées en place. Si jamais la chose la retrouve, elle va devoir se défendre. Après tout, c’est peut-être bien plus qu’une simple expérience sociale. Ils ont mis un sacré budget en costumes et en effets spéciaux. Peut-être attend-on d’elle qu’elle réagisse à ce qu’on lui présente. Moïra est désolée d’avance pour cette pauvre comédienne qui a fait tant d’effort à parfaire sa voix et trouver des vêtements semblables pour l’imiter, mais si elle doit l’intimider, elle n’hésitera pas.

Prête à affronter ces faux démons, Moïra reprend sa route sur une démarche assurée mais calme, les poings serrés, le regard droit. De temps en temps, elle s’arrête pour écouter mais n’entendant que ses pas et sa respiration, elle reprend vite la route.

Enfin, elle trouve l’autre bout de ce tunnel improbable, sans virage ni changement d’élévation. Elle a marché tout droit pendant un temps qui lui semble encore incertain, et le rectangle à l’autre bout lui indique une lumière presque irréelle. Alors la jeune femme se met à courir, le sourire aux lèvres, puis franchit le voile qui sépare son côté du miroir à celui de la pièce où elle atterrit.

Et Moïra déchante quand elle découvre les mêmes vitres, les mêmes parois, les mêmes dalles trouées au plafond et enfin le même miroir que celui dans lequel elle est entrée il y a seulement quelques minutes. Ou bien ça fait des heures ? Tout est parfaitement semblable à la salle qu’elle vient de quitter. Moïra réprime un frisson, mais c’est seulement pour entendre une voix.

_ CH’UIS VRAIMENT GROSSE ! Rugit arïoM

La clone qui attendait Moïra se jette sur elle avec une force qui n’a rien d’humain, laissant crier la jeune femme jusqu’à ce que sa tête heurte le sol.

Un instant, c’est comme si tout se découpait dans la tête de Moïra. Les images se brisent, les sons deviennent saccadés, sa langue se déchire dans sa bouche pour sentir à la fois de l’acide et de l’amer, tandis que résonne dans un crâne le chant long d’un gong ou d’une cloche.

Ça ne dure qu’une fraction de seconde, heureusement, et Moïra retrouve vite ses sens, assez rapidement pour découvrir les mâchoires de sa poursuivante se découper d’une manière inexplicable. Sans réfléchir, elle la saisit par le col et tente de la projeter plus loin, donnant par réflexe un coup de ranger pour s’y aider. Et ça fonctionne. La créature qui ne s’était pas attendu à ce genre de réaction roule plus loin avant de relever la tête vers elle, reprenant d’une voix totalement déformée :

« VRAIMENT GROSSE ! »

Cette voix n’a plus rien de Moïra, elle est grondante et caverneuse. On dirait un ogre qui n’a pas mangé depuis des jours. Le visage de la chose n’a plus rien d’humain non plus. Il se découpe en cinq branches, décollant la peau de ce qui était une face pour laisser apparaître d’innombrables rangées de dents dans une spirale infernale vers ce que Moïra devine être sa gorge. La jeune femme profite que le monstre se redresse doucement pour se saisir d’un morceau de verre un peu plus gros que les autres, et le tendre devant elle comme une arme. Malgré ça, la goule achève de se redresser, abandonnant l’apparence de Moïra pour laisser voir ce qu’elle est réellement.

Son corps tout entier semble recouvert d’une pellicule huileuse qui se répand sur le sol et laisse une trace entre elle et le miroir d’où elle vient. Si le haut de ce corps paraît assez humanoïde, si l’on oublie l’aspect de cadavre putréfié et l’odeur infecte qu’elle dégage, la créature possède à la place des jambes une longue chose traînante sur le sol. Au départ, Moïra prend ça pour une queue de sirène, mais cette chose a plus l’aspect d’une vieille racine tirée d’un marécage que celui d’une jolie queue de poisson. Quant à son visage, trempé et blafard, il n’a plus rien d’humain. Quelques mèches de cheveux d’un noir mazout se collent ici et là jusqu’à ses coudes saillants et ses yeux fixent Moïra avec une faim qu’elle n’avait jamais vu.

_ Vraiment, vraiment grosse, murmure la créature dans un grondement de fauve.

_ C’est vexant, gémit Moïra.

_ Xant, répond la créature, mais Moïra entend plutôt « sang »

La jeune femme se met à trembler, incapable de contenir sa terreur, et sa main serre un peu plus le morceau de verre, qui lui coupe la paume, laissant s’écouler au sol quelques gouttes de sang. arïoM se met alors à baver d’envie. Entre deux tremblements, Moïra essaie :

_ L’expérience va un peu loin, tu ne crois pas ?

_ Tu crois ? Répond l’être abominable avant de se jeter de nouveau sur Moïra, toutes dents dehors.

Le regard assassin, le monstre dévoile à nouveau sa bouche déformée et ses milliers de crocs tendus en avant. La jeune femme recule comme elle peut, manquant de lâcher son arme improvisée, mais elle n’a pas le temps de s’échapper qu’elle bascule en arrière, sous le poids de son assaillante. Sa tête heurte le sol mais ce n’est pas de là que s’élève alors la douleur innommable qui la foudroie. Elle hurle alors en sentant toutes ces dents creuser dans la chair de son épaule à travers son blouson de cuir. Les cinq morceaux de mâchoires se serrent contre elle comme une véritable main tandis que les griffes décharnées de la créature se fraient un chemin vers sa gorge.

Tout ça n’a rien d’une expérience sociale !

Ce n’est pas une blague non plus.

Alors Moïra laisse son instinct prendre le dessus, et abat le morceau de verre sur la chose qui tente de lui déchirer la chair. Gémissant de douleur et de colère, elle frappe, encore et encore, la douleur lancinante à son bras droit se dissipant lentement, submergée par une vague de dopamine.

Lorsque la pression diminue enfin, Moïra se lève d’un coup. Le double accroché à elle tombe alors mollement au sol dans un dernier râle de douleur, baignant dans une mare de sang couleur essence. Poussée par l’adrénaline, la jeune femme déguerpit en fracassant ce qu’il reste des parois en verre. Il ne lui suffit que de quelques coups de son épaule encore valide et les vitres se brisent avec une facilité affligeante, la laissant ainsi gagner la fin de ce boyau cauchemardesque. Moïra se jette sur la porte de sortie et l’ouvre sur l’extérieur, ne prenant même pas la peine de refermer derrière elle.

La luminosité est si vive qu’elle aveugle un instant Moïra, mais la jeune femme court, droit devant tant que ses pieds la portent, sans se retourner, sans même essayer d’ouvrir les yeux pour savoir où elle va. Ce n’est qu’en chutant au bout d’une longue course, qu’elle finit par lâcher prise. Elle se retourne, mue par la terreur, jetant le morceau de verre en espérant que rien ne l’ait suivie jusqu’ici. L’objet va se perdre hors de sa vue et elle peut l’entendre se heurter à quelques pierres non loin. Pendant quelques secondes, elle reste au sol, tous ses sens en alerte, le souffle court, appuyée sur son bras valide, incapable de bouger de l’endroit où elle est tombée.

Moïra se trouve au milieu de hautes herbes folles, qui remuent mollement au gré d’une faible brise qui les frôle. Bien plus loin, elle peut entendre le bruissement léger des feuillages des arbres et des buissons qui parsèment ce nouvel environnement. Au-dessus de sa tête, le ciel est d’un bleu doux et rassurant, saupoudré de légers nuages aux formes arrondies. Il flotte une odeur de terre mêlée à quelques fragrances florales que Moïra ne reconnait pas. Si elle n’entend aucun oiseau ni ne voit aucun insecte voleter ici ou là, Moïra se sent pourtant soulagée, apaisée. Elle pousse un soupir et s’allonge entre les herbes, ramenant ses mains à son ventre, profitant de cette accalmie bienvenue pour prendre quelques instants et se ressaisir.

Elle l’a senti. Lorsque son reflet était sur elle, en train de serrer son étau sur sa chair et ses os, la jeune femme l’a senti : un cœur qui battait entre ses côtes, pompait le sang à travers tout son corps, comme un être vivant. Et sous ses coups répétés, elle a senti ce cœur s’arrêter et son corps se ramollir. Elle a senti cette chose mourir et se liquéfier. Et c’est à cause d’elle. Tout est de sa faute ! Elle a assassiné un être vivant.

Pourtant rien ne s’arrête. Encore une preuve que ce n’est pas une expérience sociale. Si c’en était une, tout se serait arrêté à la première effusion de sang, n’est-ce pas ?

Moïra regarde alors ses mains, espérant y trouver un détail surnaturel qui lui prouverait que tout ça n’est en qu’un rêve, un terrible cauchemar dont elle se réveillera bientôt. Mais ses mains n’ont jamais eu un aspect aussi net, aussi vivant, aussi humain. Et le mélange étonnant de mazout et de sang dont elles sont recouvertes, aussi réel. Mis à part l’entaille qui barre sa main gauche, ses mains sont d’une normalité à faire peur.

C’est alors que la douleur à son épaule se réveille d’un coup et la tord, lui arrachant un grincement. Moïra abaisse son blouson pour avoir un petit aperçu de sa blessure avant de remarquer les dizaines de petits trous ensanglantés qui recouvrent jusqu’à sa clavicule. C’est surtout son blouson qui a souffert à cet endroit. Quand elle le rabat sur elle, Moïra remarque que le cuir semble avoir été éraflé sur toute cette zone, comme si la bave de cette chose avait commencé à le dissoudre. Si elle ne l’avait pas gardé sur elle, son bras serait dans un bien piteux état !

Il n’y a plus de doute : tout ça est bien réel. Alors, c’est quoi l’histoire ? Elle a glissé hors de la réalité et s’est retrouvé dans un genre de monde alternatif ? Peut-être qu’elle est dans le coma et se bat pour survivre.

Au-dessus d’elle, le soleil qui a passé la seconde moitié du jour, brille d’une intensité parfaite. Il ne fait ni trop froid, ni trop chaud. La température est idéale, comme en fin d’après-midi. Cependant, quelque chose cloque. Il y a un élément ici, qui est étrange, mais elle n’arrive pas à savoir quoi. Moïra réfléchit un long moment, pendant lequel elle retrace son parcours jusqu’à maintenant, puis elle comprend enfin ce qui est insolite : il ne s’est sans doute pas passé plus d’une heure entre le moment où elle a quitté la ville maudite et maintenant. Alors comment se fait-il qu’il régnait là-bas une nuit noire, et ici un jour aussi lumineux ?

Est-elle passée par un genre de porte inter-dimensionnelle ? Cela expliquerait pourquoi elle n’a plus ni sa guitare ni son sac, ni aucune de ses affaires. Ou alors elle est tombée dans un jeu vidéo, et là c’est encore autre chose. Elle peut ressentir de la douleur mais peut-être pas mourir à proprement parler. Cependant, elle n’essaiera pas ! Tant qu’elle n’aura pas de réponses à ses questions, elle préfère tout mettre en œuvre pour rester en vie, aussi longtemps qu’il lui sera possible.

Seule dans un monde où tout semble vouloir sa peau, ça ne sera pas la chose la plus facile. Depuis gamine, elle se dit que s’il devait y avoir une invasion zombie ou alien, elle ferait sans doute partie des premiers à mourir, et la voilà projetée dans une dimension où elle vient de survivre à tout un tas d’évènements qui se sont enchainés contre elle. Elle ressent de ce constat un sentiment de fierté qui remonte un peu l’estime qu’elle a d’elle-même. Oui mais pour cette petite victoire, combien de défaites devra-t-elle subir ? A quel point le karma s’acharnera-t-il contre elle plus tard pour avoir été aussi impudente maintenant ?

Moïra secoue la tête et regarde Elhaz et ses trois branches tendues vers le haut, le petit symbole viking qui orne l’intérieur de son poignet. Il ne sert à rien de s’apitoyer sur son sort, présent ou à venir. Seuls comptent les efforts pour s’en sortir, quitter ce monde si elle en a les moyens.

Alors la jeune femme se relève, et malgré la douleur lancinante à son épaule droite et à sa main gauche, elle observe autour d’elle. Elle se trouve sur une faible pente, et le sillon qu’elle a creusé parmi les hautes herbes en fuyant la créature monstrueuse remonte sur quelques dizaines de mètres, jusqu’à la porte close du tunnel qu’elle a quitté. Elle était pourtant certaine de l’avoir laissée ouverte. Cette porte s’est peut-être fermée par automatisme. Quoi qu’il en soit, le seul chemin qui a été creusé depuis cette entrée est le sien, donc elle est bel et bien seule à s’être échappée.

Prenant une grande inspiration, Moïra pousse un soupir avant de se retourner. Face à elle se dessine un paysage à couper le souffle : cernée de montagnes recouvertes d’un manteau de neige s’étend une grande vallée recouverte d’une flore luxuriante. En son cœur se trouve un lac dont les eaux cristallines reflètent les éclats du soleil tout en dévoilant leurs entrailles dépourvues de créatures maléfiques. Moïra se souvient alors qu’elle n’a rien mangé ni beaucoup bu depuis le début de son séjour dans cet endroit irréel.

Elle cherche le sac de toile qu’elle avait emporté avec elle depuis la ville maudite, mais se rend compte qu’il n’est plus là. Peut-être l’a-t-elle perdu en se battant contre ce monstre ? Poussant un soupir, elle finit par aller directement vers le lac. Là-bas, elle pourra passer un peu d’eau sur ses blessures et boire un peu.

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