Chapitre 5 - Dans les Bois

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Les sens toujours en alerte, Moïra descend donc la pente qu’il lui reste pour franchir enfin le lac de cet environnement si apaisant. Elle a bien envie de lui donner un nom, à ce monde-là. Elle adore donner un nom aux choses, c’est plus fort qu’elle. Nommer quelque chose, c’est avoir le pouvoir de l’invoquer, pour se ressourcer, se souvenir ou vaincre autre chose. Mais pour le moment, rien ne lui vient, alors elle se contente de cheminer jusqu’au lac, s’arrêtant pour écouter et observer dès qu’elle entend ou voit quelque chose qui ne lui paraît pas normal. Elle reste ainsi un petit moment, puis repart.

Il lui faut un bon moment avant d’arriver enfin aux eaux tranquilles qui lèchent doucement la berge dans de petits clapotis de fraicheur. Avant d’approcher, elle reste à une petite distance, observant la surface limpide et tranquille, puis se saisit d’une pierre au sol et la jette. La pierre frappe l’eau quelques mètres plus loin dans un « Plouf » bruyant avant de s’enfoncer sans peine. Après encore quelques secondes, Moïra s’approche en prenant un bâton. Ce n’est, certes, pas aussi efficace que la plaque de métal ou le morceau de verre qu’elle a eu auparavant, mais ce sera toujours mieux que rien.

Après avoir encore patiemment regardé la surface du lac qui n’a pas bougé d’un iota depuis qu’elle a jeté la pierre, la jeune femme arrive à la rive et se penche. Puis elle pose délicatement la main à l’horizontale sur l’eau. Dès qu’ils effleurent la surface, ses doigts libèrent de petites ondes qui s’enfuient avant de disparaître en une seconde ou deux.

N’y tenant plus, Moïra recueille un peu d’eau dans ses mains jointes en coupe, avant de se l’étaler sur le visage d’un coup puis de frotter un peu. Elle répète le processus avant d’avoir l’impression d’être propre et revigorée. Cette eau est si fraîche, si délicieuse, si rafraichissante ! Sans hésiter davantage, la jeune femme retire précautionneusement son blouson pour le plier grossièrement et le poser délicatement près d’elle. Puis elle remonte les manches de son haut et se frotte énergiquement les avant-bras, puis les bras.

En nettoyant la plaie qu’elle a à l’épaule, elle grimace de douleur, mais la fraicheur de l’eau l’aide à supporter les élancements qui la tiraillent. Elle prend également le temps de nettoyer sa main blessée, d’où s’écoule encore un peu de sang. Heureusement, le verre n’a pas tranché de tendon ou de nerf dans sa paume, sinon Moïra aurait sans doute dû abandonner la guitare : sans soins médicaux rapides, sa main se serait probablement atrophiée, et elle n’aurait plus été en mesure de décocher des gammes. Elle pourrait peut-être changer d’instrument, passer au violon.. Mais pour ça, il faut avoir les moyens et tout reprendre depuis le début…

« Même devenir droitière n’y changerait rien.. » Maugrée-t-elle intérieurement avant de se passer un peu d’eau dans les cheveux pour les laisser en arrière.

Après un regard sur le lac toujours aussi calme, elle se relève en prêtant plus d’attention au ciel. Toujours aucun animal, ça commence à être un peu perturbant. Alors pour se donner une consistance, elle remet son blouson sur ses épaules sans y passer les bras puis choisit une direction au hasard pour trouver quelque chose à manger. Peut-être y a-t-il des arbres fruitiers, ou des plantes comestibles. Moïra se voit mal vivre en mangeant trois pâquerettes par jour, mais s’il n’y a que ça, elle ne fera pas la fine bouche.

Et elle se met à marcher en spirale autour du lac. S’il y a quelque chose d’intéressant, c’est probablement près du point d’eau de ce… Monde ? L’alternance entre la chaleur douce du soleil et l’ombrage tranquille des arbres lui donne un certain équilibre de température, et sa route n’en est que plus agréable. Ça change infiniment de ce qu’elle vient de traverser, et surtout, de sa vie avant de se retrouver dans ce qu’elle a d’abord pris pour une expérience sociale. L’absence des bruits de klaxon, des cris des voisins, des travaux dans la rue, des aboiements de ce stupide roquet de sorcière ; l’air vivifiant de la nature sans pollution, la tranquillité des lieux, et que dire du ciel nocturne ? La voie lactée doit être un régal pour les yeux.

_ Y’a pas à dire, ce coin est vraiment très chouette !

Si jamais elle doit rester ici plus longtemps que prévu, Moïra fera de cet endroit son quartier général… « Et surtout, je condamnerai ce tunnel si j’en trouve un autre ! »

Des arbres, de l’herbe, quelques fleurs au parfum enivrant, quelques nuages, des rochers ici et là ; Moïra ne voit que ça depuis un moment, maintenant. Au début, il lui arrivait de s’arrêter en croyant entendre un bruit non loin, puis peu à peu, elle a fini par baisser sa garde, et se contenter de marcher sans s’arrêter. Pourtant, à voir la position du soleil dans le ciel, ça fait sans doute des heures qu’elle marche. Son estomac commence à gronder furieusement. En tournant la tête, elle peut voir qu’elle a légèrement changé de hauteur en voyant le lac scintiller plus bas. La brise est moins légère et secoue les buissons avec plus d’entrain que précédemment.

« Avec la chance que j’ai, je vais devoir dormir dehors, si ça continue. » Se dit-elle, le regard passant paresseusement sur les arbres verts qui cernent le lac.

Aussitôt, comme pour répondre à sa réflexion, elle entend un grondement lointain, suivi d’une multitude de cris. De l’autre côté du lac, elle peut voir quelques arbres s’agiter furieusement avant que ne retentisse un dernier crissement, suivi d’un silence pesant. Tout le contraire de celui qui l’accompagnait un peu plus tôt.

_ Tant pis pour la bouffe, faut que je me trouve un abri !

Et comme il n’est pas question de compter sur le tunnel aux goules, la voilà qui reprend sa marche en observant son environnement avec bien plus d’attention. Alors qu’elle entre dans une forêt un peu plus dense que les petits bois qu’elle a pu parcourir jusqu’ici, elle s’efforce de scruter attentivement, d’une part pour trouver un abri, d’autre part pour débusquer d’éventuels prédateurs. Elle ne voudrait pas finir comme cette pauvre petite chose qui a poussé son dernier couinement quelques temps auparavant.

De nouveaux grondements se font entendre, toujours assez loin, mais plus nombreux. Il semblerait que des prédateurs se réveillent. Oh si seulement elle pouvait trouver un petit refuge, même un terrier où elle aurait tout juste la place de se faufiler pour se cacher des choses qui doivent rôder ici… Peu importe : elle a déjà été attaquée par des ombres humanoïdes, un lampadaire géant et son propre reflet aujourd’hui, c’est bien assez !

C’est alors qu’elle le remarque : entre les feuilles des grands arbres aux troncs épais et élancés vers le ciel, quelque chose qui n’a ni la couleur de leurs feuilles, ni celle de leurs troncs. Cependant, Moïra comprend vite que c’est fait de bois également, de planches plus précisément. Elle profite que les herbes assourdissent les bruits de ses pas pour s’élancer vers l’objet de sa curiosité. Elle se cache derrière un tronc, regarde autour d’elle puis abaisse une branche pour mieux voir.

_ J’en demandais pas tant ! S’exclame-t-elle avant de se plaquer une main sur la bouche et de jeter des regards apeurés tout autour.

Quand elle comprend qu’elle est seule, la jeune femme se rassure et s’approche.

Ce qu’elle a repéré est un vieux cabanon en bois dressé sur deux étages, dont l’avant s’étend sur un patio aux balustrades quelque peu abimées et maintenu au-dessus du vide par quatre larges planches de bois, et dont l’entrée se trouve en haut d’un escalier à la solidité discutable. Sous la maison se trouve une grande zone d’ombre mais l’inconfort que ressent Moïra en l’observant disparaît aussitôt quand elle regarde plutôt la porte d’entrée. Au fond de la maison semble s’élever un dernier petit étage, sur un côté du toit, tout juste assez grand pour abriter un lit.

« Ce sera pas pire que mon grenier » pense Moïra avec un petit sourire.

Ce bâtiment doit être ici depuis des décennies vu son état délabré. Mais le toit semble encore en état de résister aux intempéries, et les murs tiennent.

Moïra ne va pas faire la fine bouche : dans un endroit pareil, elle ne s’attendait pas à tomber sur un hôtel cinq étoiles, elle était même prête à creuser son abri dans la terre, ou à passer les heures sombres à la cime d’un arbre. D’autant que cette petite bicoque dégage un certain charme.

La jeune femme tend l’oreille, mais n’entendant rien, elle finit par grimper l’escalier qui répond en grinçant de douleur. Et en réponses à ces grincements, quelques cris lointains des nouveaux voisins de Moïra. Elle décide d’accélérer un peu la cadence.

La demeure semble inoccupée, mais qui sait quel genre de bestioles vit dedans ? Une fois arrivée devant l’entrée, elle hésite entre frapper, appuyer sur la sonnette et ouvrir directement. Faire les deux premières actions signalerait sa présence, non seulement à ce qui pourrait se trouver dedans, mais aussi à ce qui pourrait vadrouiller dehors. Mais il serait mal poli d’ouvrir comme si c’était chez elle.

Un nouveau cri, bien plus proche, achève de l’aider à prendre une décision, et sans réfléchir davantage, Moïra ouvre la porte en vitesse avant de rentrer directement, sans même chercher à savoir si l’endroit est occupé. Elle ferme doucement derrière elle, surprise que la porte n’ait pas fait ce bruit si évident de grincement.

Une fois qu’elle se trouve là, Moïra prend quelques secondes pour s’habituer à cette obscurité omniprésente. Un couloir se dessine, vide entre le plancher du sol et celui du plafond. Pas un cadre, pas un meuble, pas même un miroir. Après un petit instant d’observation, la jeune femme pose un pied devant elle pour aller plus avant, et cette fois-ci, le bois réagit comme elle s’y attendait, en poussant un gémissement typique. Elle se raidit et tend de nouveau l’oreille.

En réponse à ce grincement, un bruit retentit à l’étage, juste au-dessus de sa tête, la faisant frissonner. C’est une succession de petits tapotements, un genre de badabadabada très rapide.

En réalité, il s’agit plutôt de plusieurs badabadabada qui se dirigent vers l’autre bout du couloir. Elle y remarque la première marche de l’escalier montant à l’étage. Pourtant, elle a beau attendre en retenant sa respiration, rien ne descend vers le rez-de-chaussée où elle se trouve.

Le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine, Moïra n’ose pas bouger pour le moment. Elle s’assied contre la porte, retirant son blouson de ses épaules pour le caler devant elle comme une couverture.

« On dirait que c’est pas aujourd’hui que j’aurai droit à un lit douillet » Se dit-elle alors que la lumière décroit peu à peu dehors.

Ici et là, hors des murs de cette petite cabane miteuse, de nouveaux cris s’élèvent, plus forts, plus proches, plus nombreux. Son instinct lui souffle qu’elle a bien fait de s’installer ici pour la nuit, si c’est réellement la nuit. Comment savoir quelle heure il est réellement, et comment savoir si tout ça n’est pas finalement qu’une illusion, une hallucination ?

_ Peu importe, soupire-t-elle en se calant dans le coin de l’entrée où elle se trouve.

Elle n’aura sans doute pas de réponse ce soir, ni peut-être demain. Si ça se trouve, elle n’aura jamais de réponse.

Si ça se trouve, demain elle sera morte.

Se recroquevillant contre la porte, Moïra s’installe du côté de son épaule valide. Elle se serait volontiers roulée en boule si elle avait été un chat. Mais comme elle ne le peut pas, elle se contente d’une petite position fœtale et ferme les yeux, espérant trouver un minimum de sommeil dans cet endroit inconnu.

Bien sûr, elle ne dort pas vraiment, tous ses sens en alerte, tressaillant dès qu’elle ressent un changement dans l’atmosphère, dès qu’elle entend des bestioles crier, se battre, se bouffer. Si, au départ, elle sursaute au moindre grondement dehors, elle se rend vite compte que les choses qui rôdent aux alentours de la maison ne semblent pas y prêter la moindre attention.

Mais ce sont alors les bruits qui viennent de l’intérieur de la maison qui la réveillent de temps en temps. Parfois, Moïra entend une latte claquer, solitaire, sous l’effet d’une pression ou d’un relâchement. Après tout, le bois, ça travaille, comme disait son père.

Dans la maison de ses parents se trouvait un plancher grinçant similaire, et même si elle connaissait les endroits exacts qui chanteraient le moins, il lui était impossible de marcher sans faire le moindre bruit. Mais il lui était également impossible de se rendormir après qu’un craquement solitaire l’ait tiré de son sommeil au beau milieu de la nuit. Combien de fois avait-elle sursauté, petite, craignant que le monstre de son placard sorte pour venir la dévorer ? Combien de fois lui arrivait-il encore de tressaillir dans sa chambre de bonne quand elle surprenait un grincement soudain ?

Finalement, toutes ces années de flippe l’ont peut-être préparée à ce moment, alors elle se rassure en se disant que ce n’est probablement que le bois qui travaille. Finalement, elle se laisse doucement emporter par la fatigue, ne prêtant plus vraiment attention aux petits pas qui se rapprochent, ou qui s’éloignent, elle ne sait plus vraiment.

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