Chapitre 8 - Nope

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Une fois à l’air libre, Moïra comprend que la chose est toujours contre sa jambe et la frappe vivement, jusqu’à ne plus la sentir. Elle entend un bruit lourd sur les planches de bois et regarde cette petite araignée se recroqueviller au sol, les pattes ramenées contre elle. Après avoir pris une distance de sécurité, Moïra prend un moment pour respirer, le regard fixé sur la chose morte au sol. Ce n’était pas exactement comme ça qu’elle s’était imaginé « chasser pour manger » mais à présent qu’elle y est, elle n’a aucune idée de comment consommer cette chose. Elle n’a rien pour la couper, pour faire un feu, ou même pour la dépecer.

Pendant quelques secondes, Moïra se maudit intérieurement : la veille, elle avait trouvé un moyen de faire un feu. Ce n’était pas grand-chose, juste une paire de lunettes sur laquelle elle avait marché. Elle n’avait pas pensé une seule seconde que ça pourrait lui servir. Mais avec le soleil radieux qui brille ici, quelques brindilles et branchages, ça aurait été un jeu d’enfant ! Elle aurait bien joué les hommes de Neanderthal, mais elle sait que frapper bêtement deux pierres l’une contre l’autre ne fait pas forcément du feu car au moins une des deux doit avoir des propriétés ferreuses. Et elle n’a ni le temps ni les compétences pour fouiller cette vallée à la recherche d’un morceau de silice ou peu importe le nom.

Va-t-elle devoir la manger crue, après lui avoir arraché les membres… A la main ? L’idée même de toucher une seule patte de ce petit monstre lui retourne l’estomac, et ce dernier grogne de plus belle.

Moïra s’approche et touche la créature du bout de son balustre. Mis à part un spasme qui la fait sursauter, la victime ne réagit pas. Alors elle s’agenouille et, après plusieurs tentatives malhabiles, parvient à attraper une patte pour la détacher du corps, ce qu’elle parvient à faire sans peine mais non sans une grimace de dégout. Le membre se détache dans un bruit de chips écrasée. Jetant un regard vers la porte d’entrée grande ouverte sur l’intérieur de la cabane, Moïra surprend des dizaines de paires d’yeux ressortant de la pénombre et rivés sur elle, dans le plus grand des silences. La jeune femme déglutit péniblement. Cependant, elle ne peut pas en faire plus, car aussitôt, les créatures s’élancent vers elle dans de nouveaux cris.

Moïra se jette en arrière, mais les insectes ne s’intéressent même pas à elle, c’est comme si elle n’existait pas. Ils s’agglutinent les uns aux autres et recouvrent en un instant leur congénère mort. En entendant les de bruits de mastication et de craquement, elle comprend ce qu’ils sont en train de faire. La jeune femme se recroqueville contre la balustrade, détournant le regard sur la forêt insensible à ce qui se joue actuellement, pendant que les insectes dévorent l’un des leurs sans la moindre pitié. Dégoûtée de ce qu’elle a vu et de ce qu’elle a fait, Moïra s’appuie sur son épaule saine et ferme un instant les yeux.

Si seulement tout ça pouvait n’être qu’un gros cauchemar. Si seulement elle pouvait retrouver sa vie d’avant, avec ses joies et ses peines mais surtout sa normalité.

« Allez, réveille-toi, réveille-toi… »

Elle ouvre un œil, pour apercevoir la même scène macabre que quelques secondes auparavant. A vrai dire, elle ne se faisait pas trop d’illusions. Ca fait plusieurs jours maintenant, elle sait qu’elle ne rêve pas.

Soulagée que les créatures ne viennent pas à elle pour venir la dévorer, elle s’assied correctement et réfléchit. Elle ne va pas avoir le choix : si elle veut manger quelque chose, elle va devoir retourner au Mordor pour trouver de quoi manger, ou à minima de quoi faire un feu. Avec un peu de chance, le tunnel maudit est définitivement débarrassé de son reflet donc elle n’aura qu’à le traverser rapidement pour rejoindre la ville. Et elle pourra aisément retrouver l’immeuble où se trouve ce tunnel, puisqu’il a été détruit. Peut-être trouvera-t-elle aussi de quoi écrire, et de quoi laisser des messages. Elle pourrait contacter d’éventuels survivants et les inviter à la rejoindre ici. Ensemble, ils auraient bien plus de chances de retrouver leur réalité.

Moïra pousse un soupir. Elle n’est pas prête, mais elle n’a pas le choix. Finalement, elle doit faire demi-tour et affronter encore ce qui a failli la tuer. Elle se rend compte qu’en réalité, c’est ça qui lui faisait le plus peur. Elle s’est convaincu que rester ici était une meilleure solution parce qu’elle ne voulait surtout pas remettre les pieds dans la ville noyée dans l’obscurité.

Elle refait son chemin jusqu’à la ville mentalement, encore et encore, essayant de se souvenir où se trouvait la paire de lunettes, dans quel immeuble exactement, tout en comptant jusqu’à cinquante. Une fois ce chiffre atteint, elle finit par se lever, provoquant la fuite des petites bestioles et découvrant qu’il ne reste de leur consœur qu’une sorte d’exosquelette mou recouvert de poils. Ça ressemble plus à un ballon crevé qu’à un animal ou un insecte. Pendant un instant, à cette carcasse vide se superpose l’image de l’insupportable chien de cette sorcière de Falaud. Quand elle y pense, elle aurait préféré mille fois manger ce bichon pénible qui passait sa vie sous le bras de sa maîtresse à aboyer sur tout et n’importe quoi, plutôt que l’un de ces poux velus.

Un frisson la parcourt tandis qu’elle entend la voix grave et dure de sa mère en retrouvant un autre souvenir qu’elle aurait préféré oublier. Les poux, c’est sale, ça ne vaut pas la peine d’aller se vautrer dans le sable avec des marmots baveux. Craignant qu’elle en ramène à la maison, sa mère avait passé la soirée à lui laver les cheveux avec un shampooing qui lui avait littéralement brûlé le crâne.

« Je le savais. » Avait-elle sorti. « La prochaine fois, réfléchis à deux fois avant d’aller traîner avec ces porteurs de microbes. »

Tout ça parce que Moïra avait préféré aller jouer avec d’autres enfants plutôt que de rester sagement dans sa poussette à les regarder de loin.

Alors que le souvenir de cette sombre soirée d’automne s’estompe, Moïra réalise que tout n’est pas perdu : si ces créatures sont capables de se manger entre elles, peut-être que les autres monstres dehors les mangent aussi. C’est ce qui la décide. Sans réfléchir davantage, elle se saisit d’une des pattes encore attachée au pou et le soulève d’une main tandis que l’autre embarque sa masse en bois.

Moïra atteint la porte du tunnel enfoncé dans le pan de montagne en moins de temps qu’elle pensait. Elle n’a pas eu à contourner le gros rocher allongé, alors qu’elle le pensait justement sur sa trajectoire. Il faut croire qu’elle a encore besoin de s’habituer à cet endroit pour en reconnaître tous les recoins. Comme le soleil est encore assez haut – il ne doit même pas être midi – elle décide de marcher quelques pas en amont pour vérifier si les ouvertures qu’elle pouvait voir d’en dessous sont visibles d’ici. Mais bien sûr, elle ne trouve rien d’autre que ce qui se trouve sur un pan de montagne : de la terre, de la roche, des herbes en pagaille, quelques buissons et des arbres ici et là. Rien d’extraordinaire dans un milieu pareil.

Alors elle redescend vers l’entrée, son trophée en main. Elle pousse la porte qui s’ouvre sans effort sur cet endroit froid, sombre et caverneux. Secouée d’un frisson, elle décide d’entrer et de tout traverser d’un seul bloc. Mais en découvrant le labyrinthe de verre, elle réalise que ça n’est pas du tout comme elle l’a laissé la veille. Au contraire, le tunnel est le même que lorsqu’elle est entrée la première fois : ses vitres sont intactes, ses miroirs sont neutres, il n’y a pas de corps, pas de bris de verre, pas d’eau, ni même la moindre trace de sang au sol. C’est comme si le massacre n’avait jamais eu lieu, comme si elle n’était jamais passée.

Où est passé son reflet mort ? Où est passée arïoM ???

Moïra essaie d’appeler pour se donner une contenance et le courage d’avancer, mais elle finit par simplement se racler la gorge et de laisser entendre un tout petit « Eh oh » peu rassuré dont le ton ne se répercute même pas. Elle s’avance, sa prise dans une main, son balustre dans l’autre. Puis après une nouvelle hésitation, elle s’élance, essayant d’être bien plus rapide que la veille.

Elle ne veut certainement pas savoir si arïoM va la poursuivre de nouveau et passe très vite devant chacun des trois miroirs, attentive malgré tout aux dessins sur le sol qui trahissent la présence et l’orientation des parois en verre. D’ailleurs, elle n’entend rien et se félicite de ne pas avoir été assez lente et bruyante pour attirer l’attention.

Au moment où elle allait passer le dernier coude qui l’amène à son salut, elle entend le même « Eh oh » qu’elle a lancé en entrant dans le tunnel. Ses pieds se figent immédiatement, et elle tourne malgré elle le regard en arrière, pour se voir encore une fois, à peine un peu plus loin, un large sourire sadique lui déchirant le visage. Le reflet se jette à nouveau sur la vitre pour l’atteindre plus rapidement, et pendant quelques secondes, elle se retrouve incapable de bouger, pétrifiée à l’idée de devoir l’affronter de nouveau.

Mais la vitesse à laquelle arïoM progresse jusqu’à elle la réveille, et elle s’élance contre les vitres et n’a aucun mal à les briser à son tour. Il ne lui faut que quelques secondes pour se retrouver devant la porte qu’elle ouvre sans même prendre le temps de l’examiner.

Quand elle se retrouve dehors, il lui faut quelques instants pour se réhabituer à l’obscurité ambiante, puis elle reste un instant sans voix.

_ Sans déconner ? Lâche-t-elle.

Elle s’attendait à voir les environs depuis un bâtiment en ruines, mais elle ne remarque que les murs parfaitement droits très légèrement éclairés par la lumière verte qu’elle a suivie la veille avant d’emprunter le tunnel. En montant les quelques marches, elle ne peut que se rendre à l’évidence : l’immeuble est debout ; pas une poussière, pas un débris, pas un seul cadavre de grosse bestiole noire, rien qui laisse penser qu’un énorme monstre à tête d’ampoule s’est déchaîné dessus il y a seulement quelques heures.

Passée la surprise et ne détectant aucun bruit, la jeune femme quitte sa cachette avant de rejoindre le rez-de-chaussée. Tout semble normal, aussi normal que cet endroit paraissait avant l’attaque. Silencieusement, Moïra arpente cet étage avant d’en sortir comme elle y était entrée. Pour éviter de se perdre, prend un morceau qui traîne au sol avant de graver le symbole viking qui orne son poignet sur le mur pour repérer le bâtiment. Il s’agit d’un trait vertical, puis deux autres qui partent de son centre pour s’élever de chaque côté. Elhaz, la quinzième rune du Futhark, un symbole qui accompagne Moïra depuis des années maintenant. La jeune femme pose la main sur sa gravure sommaire.

_ Je reviens, murmure-t-elle.

La rue est aussi sombre que la veille, mais elle remarque qu’en l’absence de brouillard et de Sauron, quelques lampadaires brillent très faiblement. C’est à peine suffisant pour voir où elle va, mais elle s’en contentera. C’est toujours mieux que de marcher dans le noir complet ou dans une purée blanche. D’ailleurs, elle repère la lumière vivace du monstre géant qui se balade plus loin sur des immeubles bien plus hauts que ceux qui l’entourent.

Une fois qu’elle a retrouvé le poteau à directions multiples, Moïra regarde les notes qui continuent à bouger toutes seules. Ça non plus, ça n’a pas changé. Où était-ce déjà ? Impossible de s’en souvenir. Tous les bâtiments se ressemblent et comme ils ne présentent aucune devanture, ce serait comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Plus elle tourne sur elle-même pour observer ce qui l’entoure, moins elle se souvient du chemin qui l’a amenée jusqu’ici. Elle était perdue et a très vite dû se mettre à courir quand les gros molosses sont arrivés pour la prendre en chasse.

D’ailleurs, aussitôt qu’elle y pense, elle se tourne de nouveau d’un côté puis de l’autre pour s’assurer d’être bien seule avec le pou qu’elle tient en main. Ce dernier ne s’est pas encore décroché, c’est presque un miracle après ce qu’elle lui a fait subir. Mais ni elle ni son leurre n’ont – pour le moment – attiré l’attention de quoi que ce soit.

« Faites que ce soit le cas pendant un bon moment ! J’ai pas envie d’essayer de tuer un autre pou ! »

Avec le peu de luminosité, elle finit par choisir un nouvel immeuble au hasard, plus proche de la zone où vadrouille le monstre géant avec sa lumière des enfers. Plus elle est proche de lui, moins elle a de chances de croiser les molosses, du moins l’espère-t-elle. Elle se fraie un chemin jusqu’à ce bâtiment dont les fenêtres encore intactes du rez-de-chaussée laissent présager qu’il était destiné à un usage d’habitation, peut-être même un hôtel. Doucement, elle ouvre la porte lourde et se faufile parmi les ombres, assez satisfaite de parvenir à se faire aussi discrète.

Comme pour la faire revenir à la réalité, le grincement qu’émettent les gonds de la porte en se refermant la fait sursauter, et elle la ferme dans la précipitation avant de s’y coller, la faisant claquer. Moïra ferme les yeux, se maudissant intérieurement, tout en écoutant les réactions diverses qui ne se font pas attendre.

Tout d’un coup, elle se sent comme un petit bonhomme au milieu d’une mine plongée dans le silence et le noir et qui vient de faire tomber un squelette dans un puit sans fond. Depuis quelques étages au-dessus, elle entend des grognements qu’elle reconnaît immédiatement, tandis que le projecteur très puissant se tourne vers le bâtiment, inondant le grand hall dans lequel elle se tient. Il est dans le même état que le tout premier bâtiment où elle s’était réfugiée la veille : des débris jonchent le sol ici et là, faisant des piles plus ou moins hautes, plus ou moins susceptibles de déclencher des vagues de bruits tonitruants.

Incapable de courir jusqu’au couloir face à elle de peur que le monstre géant ne la repère, Moïra anticipe la destruction de la porte contre laquelle elle est plaquée et se décale simplement vers le mur pour éviter que son ombre ne signale sa présence. Alors que le bâtiment est inondé d’une vive lumière jaunâtre, les aboiements se taisent au-dessus. Les molosse aussi ont décidé de se cacher.

L’ampoule géante scrute le rez-de-chaussée pendant un bon moment avant de s’élever vers les autres étages devenus bien silencieux. Cependant, la luminosité est encore assez forte et donne à Moïra la possibilité de chercher des objets qui pourraient lui être utiles parmi les gravats. Mais tout est en vrac, impossible de se saisir de quoi que ce soit sans déclencher une avalanche de débris. Ce serait risqué, surtout avec les invités qui se trouvent à l’étage et qui pourraient tenter de redescendre en silence pour la trouver. Mais elle n’a pas le choix.

Alors Moïra laisse son leurre près de la porte et profite de la lumière pour remuer aussi discrètement que possible le bazar composé essentiellement de métal rouillé, de plastique fondu et de morceaux de briques explosées. Elle espère tomber sur une paire de lunette comme la dernière fois, ou mieux encore : une loupe ! Un briquet, ce serait inespéré, mais elle ne dira pas non ! A vrai dire, même deux morceaux de silex lui iraient parfaitement.

Pendant tout le temps où elle fouine, le colosse au regard de braise scrute chaque recoin de la bâtisse, et elle doit parfois se cacher parmi les décombres pour être certaine qu’il ne la verra pas. Il est patient et tenace. Il sait qu’il y a un ou plusieurs êtres vivants ici, alors il attend qu’une proie fasse une erreur. Mais sa présence n’est pas pour déplaire à la jeune femme, qui profite largement de sa lumière pour continuer ses recherches, et dont les gargouilles humanoïdes se tiennent pour le moment éloignées. Il n’y a plus qu’à espérer qu’elle trouve ce qu’elle est venue chercher avant que l’un des monstres n’ait l’idée de la rejoindre.

Plus le temps passe, plus elle désespère. Un instant, elle envisage même de quitter l’immeuble pour partir fouiner ailleurs, mais c’est alors qu’elle trouve un morceau de métal dont une partie dentelée se termine en pointe. Ce qui se rapproche le plus d’un couteau. Après l’avoir tourné plusieurs fois entre ses mains pour s’assurer qu’elle n’a pas trouvé juste un morceau de métal, elle s’empêche tant bien que mal de faire une danse de la joie, limitant sa victoire à une pose et un cri silencieux.

Cependant, Moïra est coupée dans son délire par une pile de fer qui s’effondre derrière elle dans un vacarme assourdissant. Dans un silence tel que celui qui régnait, seul un mort n’aurait pas entendu. La jeune femme se plaque instantanément au sol, juste avant d’être éblouie par la lumière vive du monstre immense. Tremblant sans s’en empêcher, Moïra serre contre elle le couteau de fortune qu’elle s’est dégoté en priant tous les dieux qui existent qu’un autre bruit attire l’attention de ce titan.

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