Chapitre 9 – L’art des punchlines
Les secondes passent et la lumière ne décroît pas ; la chaleur devient étouffante derrière ces vitres encore intactes. Moïra garde sa respiration autant qu’elle peut, mais elle ne parvient pas à contenir ses tremblements. Au-dessus, elle peut entendre le léger changement de pression qui indique que les choses se déplacent en silence, pour atteindre l’un des escaliers qui montaient vers les étages. Pourquoi le géant à tête d’ampoule ne les entend-il pas ?
Plus elle reste bloquée ici, plus son instinct lui crie de se mettre à courir, peu importe où, peu importe comment. Elle doit partir, elle DOIT fuir ! Mais elle lutte pour rester cachée et ne pas se faire remarquer, surtout quand elle voit la longue et fine lance qui sert de griffe à ce monstre gigantesque traverser la vitre comme si ce n’était que du papier.
« Tiens-toi tranquille, tout ira bien. »
Elle jette un regard au symbole viking ancré dans la peau de son poignet droit pour se redonner un peu de force, tandis que la longue griffe survole les gravats. Dans ce nouveau silence absolu, la chose cherche une proie, c’est sûr.
Soudain, la griffe plonge entre deux piles d’objets divers à moins d’un mètre de Moïra, dans un bruit de métal et de porcelaine brisée, faisant sursauter la jeune femme qui se retient à grand peine de crier de terreur. L’arme élancée se retire du sol dans lequel elle a creusé un trou avant de se remettre à survoler la salle.
« Il va quand même pas frapper au hasard… » Se dit la jeune femme, avant de sursauter encore une fois au nouveau coup de griffe du monstre géant. Pour éviter qu’il ne se concentre vers elle, elle se saisit d’un objet au hasard tombé près d’elle, ce qui aurait pu être une tasse ou un récipient en acier, et le jette au hasard dans la pièce. Le bruit clair que fait l’objet attire aussitôt l’attention du monstre, et il ne se passe pas une seconde avant que la griffe n’atteigne son point de chute, faisant voler toutes les piles qui se trouvaient à portée dans un capharnaüm sauvage.
Heureusement pour Moïra, l’attaque a provoqué tant de bruit qu’elle peut en profiter pour se faufiler de l’autre côté en rampant sans être entendue. Elle parvient ainsi à faire quelques mètres vers le couloir et l’escalier qui mène au premier. La chose gigantesque occupée à attaquer dans le vide, elle lève la tête vers le couloir pour calculer le temps que ça lui prendrait de l’atteindre avant d’être la nouvelle cible, mais un mouvement dans un recoin peu éclairé de l’escalier la fige, et la noirceur de la forme qu’elle a très brièvement aperçue ne lui dit rien qui vaille.
Pour s’assurer qu’elle a mal vu, Moïra prend un autre objet, qu’elle balance immédiatement vers sa destination avant de s’aplatir de nouveau. La lumière la survole immédiatement pour se fixer sur le couloir et la lance fine vient transpercer l’objet qu’elle a lancé. La précision de ce géant est effroyable.
Des bruits de course se font entendre dans l’escalier, dévoilant la présence des molosses qui ont été repérés, et le géant tend alors son faisceau sur l’étage du dessus en poussant un grondement sinistre. Puis ce sont les étages plus hauts qui laissent entendre des bruits.
Moïra tend l’oreille, mais si elle entend les pas de course et l’arme mortelle frapper ici et là, aucun cri d’agonie ou de douleur ne se fait entendre. Ont-ils eu le temps de se cacher ? Ou pire, certains ont-ils délibérément dévoilé leur présence au monstre pour détourner son attention ? Car si l’obscurité soudaine l’a rendue presque aveugle, l’ouïe fine de Moïra peut percevoir un léger frottement qui se rapproche, semblable à des pas feutrés ou de la fourrure en mouvement.
La panique la gagne. La voilà plongée dans le noir alors qu’elle a plus que jamais besoin de lumière ! Sans réfléchir, elle se met à crier sans bouger de sa place.
_ PAS DE PANIQUE !
Et le monstre titanesque les inonde derechef de sa lumière brûlante. Pendant une seconde, la jeune femme ne sait pas si elle a juste crié en pensant qu’elle ne devrait pas paniquer, ou si elle a vraiment crié. Mais elle se rend peu à peu compte que c’est sorti tout seul. Son corps a réagi en se sentant en danger, et ses lèvres ont articulé la seule chose qu’elle essayait de se dire en vain pour se calmer.
Moïra les a vus. Ils sont deux molosses humanoïdes et noirs comme le bitume qui viennent de se plaquer au sol comme elle pour échapper au regard du prédateur géant. Maintenant, c’est une histoire de stratégie. Il n’est plus question de rester ici, elle doit partir le plus vite possible !
La jeune femme n’a pas le temps d’établir un plan qu’un nouveau bruit plus haut attire l’attention de son sauveur improbable et la plonge de nouveau dans le noir. Armée de son couteau, elle se lève pour se ruer vers la sortie, mais évidemment elle trébuche sur une pile qui se trouvait sur son chemin et s’étale de tout son long dans une cacophonie à réveiller les morts. Jamais elle n’avait attendu aussi impatiemment le retour d’une créature des enfers. Derrière elle, ses poursuivants se sont également figés en attendant que cet apex predator ne revienne les observer.
La joue plaquée contre le sol, Moïra voit la lumière éclairer l’intérieur de son poignet orné du symbole de l’Elhaz. Elle compte les secondes en attendant que les amis de ses deux nouveaux voisins fassent du bruit pour tendre la lumière vers eux. Elle est prête à courir, cette fois-ci. Elle prend une grande inspiration et regarde le sol, y prenant appui pour s’élancer, quand une vision la coupe dans son élan.
Juste sous son nez, remuée au milieu de la pile de choses que Moïra a bousculée en tombant précédemment, se trouve une petite boite en carton abîmé. Il n’y en a peut-être qu’une petite dizaine à l’intérieur, mais le dessin qui figure sur sa face et les deux grattoirs qui occupent chacun un des côtés sont clairs : c’est une boite d’allumettes !
« Sérieusement ? » Se demande Moïra en restant bloquée face à cette vision, qu’elle n’arrive pas à croire pendant une seconde.
Mais au moment où elle attrape la boite pour voir si elle contient bien quelque chose, la lumière disparaît !
« SERIEUSEMENT ?! » Fulmine-t-elle intérieurement.
Moïra a déjà renversé la moitié des choses qui se trouvent ici, et elle n’a pas vraiment le temps de réfléchir à une autre solution. Alors elle se retourne sur le dos, couteau tendu en avant. Si jamais un de ces monstres arrive jusqu’à elle, il s’embrochera immédiatement. Pourtant, elle n’est pas sûre de cela, et ses lèvres bougent alors d’elles-mêmes :
_ Yipikai !
La lumière revient aussitôt, bloquant ses attaquants dans leur action. Moïra rabat ses mains contre sa poitrine, mais reste elle-même surprise. Elle devait trouver quelque chose à faire pour ralentir les monstres dans leur progression vers elle, les mots ont quitté ses lèvres aussi facilement que si elle avait juste bêtement poussé un cri apeuré. « Tiens, c’est pas mal. Si je m’en sors, je devrais demander à ce que ce soit mon épitaphe.. » Se dit la jeune femme en riant intérieurement.
Sortie de son contexte, cette phrase ne veut rien dire, surtout beuglée ainsi. Mais en la criant tout haut, Moïra vient de décharger toute sa frustration et sa panique. Si ce n’était pas elle mais un personnage de fiction, qu’elle voyait se ridiculiser face à des monstres de noirceur, elle serait probablement en train de rire de la situation.
Moïra range la boite d’allumettes qu’elle a eu la présence d’esprit de ramasser avant de crier, sans lâcher des yeux le molosse le plus proche d’elle. Jamais elle n’aurait pensé en voir un aussi proche et un nouveau frisson la parcourt.
Il est si gros qu’elle ne pourrait pas entourer sa taille avec ses seuls bras. Il est si noir qu’il paraît littéralement absorber la lumière qui glisse au-dessus de son pelage sans reflets. Ses yeux rouges la fixent avec une faim irréelle. Sa patte énorme est tendue vers la jeune femme, il ne lui suffirait que d’un petit mètre pour l’atteindre.
Elle entend du bruit au-dessus, mais avant même que le titan ait l’idée de les quitter, elle reprend sans lâcher la bête du regard.
_ ADRIENNE !
Se souvenant du sort qu’a reçu l’objet qu’elle a jeté dans le couloir un peu plus tôt, elle anticipe l’attaque du monstre et penche la tête sur le côté vivement, aussitôt après son cri. La vitre vole en éclats et la lance-griffe se plante à l’endroit exact où se trouvait son visage moins d’une seconde plus tôt.
Ses tremblements reprennent lorsqu’elle comprend enfin son geste. Cette fois-ci, elle l’a vraiment échappé belle ! La pression est telle qu’une larme s’échappe de son œil pour couler en silence sur sa joue tandis qu’elle dévisage le monstre qui lui fait face, caché lui aussi de leur ennemi commun.
Il ne faut pas longtemps avant que le boucan au-dessus reprenne, mais cette fois-ci, Moïra est à court de mots, à bout de souffle, et bien trop secouée pour dire quoi que ce soit et garder l’attention sur elle. La griffe géante se retire, la lumière disparaît et Moïra tend à nouveau le couteau devant elle, les mains crispée sur ce qui lui sert de manche, espérant de toutes ses forces que ça suffira à arrêter la masse noire qui fond sur elle.
Cette fois, c’est un cri de douleur intense qui alerte le monstre gigantesque tandis que Moïra a l’impression d’être écrasée par dix, cent, mille éléphants ! Incapable de respirer, elle essaie de bouger alors que la lumière revient. Mais cette fois, le géant en a assez, et balaie la salle entière de son arme perforante et tranchante, arrachant des pans de murs, explosant la double porte d’entrée, faisant voler les piles d’objets et transperçant le monstre qui s’est effondré sur la jeune femme. Sitôt que le molosse noir est harponné, il est emporté hors du bâtiment, et croqué dans un bruit atroce qui se répercute dans cet espace devenu silencieux, tandis que Moïra se cache parmi les décombres qui l’ont recouverte. Non loin derrière, elle entend l’autre bête fustiger, et sans le voir, elle sent son regard volcanique dans son dos.
Moïra ne se rend pas compte immédiatement que son couteau est resté fiché dans le corps de son poursuivant, mais elle ne perd pas une seconde et recommence à ramper vers l’extérieur du bâtiment. Mais c’est avant d’entendre les grognements du monstre gigantesque se transformer en crissements terribles et stridents, comme si on tordait contre sa volonté une barre de métal. Ces sons grinçants la secouent jusqu’aux os et la contraignent à se plaquer les mains sur les oreilles, roulée en position fœtale au sol, incapable de bouger. La lueur disparaît de leur étage pour se mettre à fureter partout sans la moindre direction rationnelle. Le sol tremble au rythme des trépignassions hasardeuses du colosse rugissant.
« Il serait quand même pas en train de s’étouffer avec mon couteau ? » S’interroge Moïra avant de secouer la tête et d’essayer de s’échapper malgré les hurlements qui la perturbent au point où elle est presque incapable de tenir debout. Profitant de ce chaos provoqué par Sauron, elle s’extirpe du bâtiment pour fuir en direction de celui qu’elle a marqué de sa rune porte-bonheur. Il ne lui faut pas plus de quelques secondes pour se rendre compte que l’autre molosse est sur ses talons. Alors sans réfléchir et juste avant de se jeter derrière un autre muret qui, elle espère, la protègera assez, elle se retourne, met les deux mains en cône devant sa bouche et crie en direction de l’être noir qui la poursuit :
_ Vous ne passerez pas !
Alors qu’elle s’allonge et se plaque contre le muret, la tête entre les bras, la lumière balaye le sol dans sa direction. Elle ne le voit pas, mais à entendre son cri de surprise, l’humanoïde noir comme la suie a été repéré. Echappant de justesse aux attaques du gigantesque cataclysme, il court, il essaie de s’échapper, cherche un abri lui aussi, tandis que d’autres cris alertent le monstre géant depuis le bâtiment. Moïra trouverait ce dévouement qu’ils se portent les uns les autres adorable, s’ils n’essayaient pas de la boulotter en même temps.
Malgré toute la compassion qu’elle peut ressentir à cet instant, elle se redresse et quitte le muret pour se faufiler à travers le bâtiment qui lui fait face, mettant un peu de distance avec les bestioles qui se font la guerre.
Alors qu’elle passe devant le sien où est exposé sa rune, elle hésite à rentrer sagement. Mais elle n’a presque rien fait ni rien trouvé à manger. Alors elle décide finalement de reprendre quelques recherches. Tant que Sauron et cette armée de trolls sont occupés à s'entre-déchirer, elle a le temps de fouiner les alentours.
Dans un premier bâtiment abandonné, elle trouve un sac presque identique à celui qu’elle a perdu lors de sa première traversée du tunnel. Malheureusement, elle ne trouve rien d’autre car les rares morceaux de tissu qu’elle découvre sont déchirés et brûlés, les quelques petits ustensiles s’effritent sous ses doigts et toujours pas la moindre goutte d’eau ni la moindre miette de quoi que ce soit. En parcourant le troisième bâtiment vide, Moïra en vient à une triste conclusion : si ça se trouve, elle aura réussi à survivre à tous ces monstres pour se retrouver à mourir de faim dans un coin.
Elle pousse un rire dépité qui ressemble plutôt à un soupir, avant de se rendre compte de son erreur et de se tend, aux aguets. Dehors, le groupe de bêtes noires et le géant se sont séparés, puisqu’elle n’entend plus aucun cri. Et si l’un d’eux avait cherché à la suivre ? Pendant un long moment, elle reste silencieuse, à scruter l’obscurité.
Pas un bruit ne vient du bâtiment. Ce dernier est d’ailleurs aussi vide que les précédents. Avant d’envisager de grimper les étages, elle observe dehors par une fenêtre et se rend compte que le titan a repris sa ronde plus loin. Mais elle est sûre qu’il reviendra aussitôt qu’il entendra du bruit dans les environs. Les lampadaires du quartier où elle se trouve diffusent une très légère onde, lui donnant à peine assez de visibilité pour reconnaître les ombres des molosses si ces derniers devaient passer dans le coin.
Comme pour les deux immeubles précédents, Moïra décide de monter quelques étages. Elle ne veut pas aller jusqu’au dernier, le quatrième sera sa limite. Ce n’est qu’au troisième qu’elle trouve quelque chose : un vieux scalpel dont le manche est rouillé, mais dont la lame est encore un peu tranchante. Elle évite soigneusement cette dernière, ce serait bête d’attraper le tétanos. Dans un autre coin de pièce, elle découvre un morceau de papier peint déchiré qu’elle s’empresse de ranger brièvement dans son nouveau sac en toile.
Assez satisfaite, elle s’apprête à quitter le troisième étage pour monter au quatrième, mais trouve dans l’escalier une mélasse informe, dégageant une odeur pestilentielle qu’elle n’avait, étrangement, pas senti jusqu’ici. La jeune femme se bouche le nez et redescend, avant de se frotter les bras pour en faire disparaître la chair de poule. Qu’à cela ne tienne, il y a un autre escalier à l’opposé du bâtiment. Mais quand elle s’y rend, elle découvre tout un tas de meubles en ferraille entassés, empêchant quiconque de monter ou de descendre. Ils sont dans un état pitoyable, comme s’ils avaient été digérés puis recrachés. Clairement, aucun n’est transportable, et aucun ne sera utile. Pendant un instant, elle hésite à appeler, mais l’idée que tout ce fatras ne soit pas là pour empêcher quelque chose, non pas de monter mais de descendre, elle s’abstient finalement.
Après un moment de réfléxion, Moïra retourne à son bâtiment, appelons-le le Moïra Center ou bien la Tour Moïra ? Peu importe, elle s’y dirige et court aussi vite qu’elle peut, ses pas et son souffle se répercutant sur la rue vide tandis que plus loin, tous ces trolls sont occupés à détourner l’attention de Sauron !
Elle passe rapidement devant le symbole aux trois branches élevées vers le ciel, et passe assez naturellement la main dessus, comme pour s’assurer qu’il est vrai. Puis elle se faufile aussi discrètement que possible jusqu’à la porte supplantée du mot illisible qui veut copier « sortie », l’ouvre d’une traite et s’enfonce dans le tunnel sans la moindre hésitation, refermant rapidement derrière elle.
Le silence qui règne alors donne aux battements de son cœur encore plus d’ampleur. Les jambes sciées, la jeune femme se laisse glisser en esquissant un sourire à la fois soulagé et amusé de la situation. Elle fouille dans sa poche et en sort le trésor qu’elle a trouvé. D’abord, elle le tourne entre ses mains pour l’observer sous toutes les coutures, mais se rend vite à l’évidence que c’est seulement une boite d’allumettes. Elle est, certes, un peu abimée, mais elle n’est pas trouée. Lorsque Moïra ose enfin l’ouvrir, elle découvre une douzaine d’allumettes au bout rouge.
L’homme de Neandertal peut aller se rhabiller, Moïra a de quoi faire du feu sans avoir besoin de pierres ! Elle se rue alors dans le tunnel, court d’une seule traite sans même respirer, sans écouter le moindre bruit et sans un regard pour les quelques miroirs.
Alors qu’elle franchit le premier, elle entend des grincements et le bruit de flaque qu’elle connait à présent. Malgré la chair de poule qui l’enserre, elle continue alors que, derrière elle, la respiration et les pas aqueux de cette ombre la poursuivent, un peu plus près à chaque foulée. Mais Moïra est lancée, elle court plus vite encore qu’elle ne l’a jamais fait, toujours tout droit, jusqu’à atteindre la sortie. En un éclair, elle franchit la double porte qui mène dans la vallée et la claque derrière elle.
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