Chapitre 13 – Poolroom
C’est seulement après un long moment de marche le long de cette rivière d’acide que Moïra trouve enfin une autre porte. Après un soupir, elle l’ouvre… Et tombe sur la suite de ce qui semble littéralement être un complexe d’eau souterrain. Entre les rivières artificielles comme ici se trouvent des bassins dont s’écoulent des cascades, des structures gonflables ou des toboggans comme dans un parc d’attraction.
« Mais pour qui ? » S’interroge Moïra. « Si rien ni personne ne peut y aller, qui peut bien profiter de l’eau et des bains ? »
Au moins, ici, elle respire un peu plus et y voit beaucoup mieux. La jeune femme poursuit sa route, bercée par le son tranquille et apaisant de l’eau qui s’écoule ici et là. Sans personne pour s’y baigner, s’y amuser, s’éclabousser ou y plonger, à savoir la raison de son existence, cet endroit dégage quelque chose de sinistre. Mais Moïra ne se démonte pas. Elle suit son chemin rectiligne qui longe ce parc aquatique souterrain vide, jusqu’à tomber sur une forme qu’elle n’aurait jamais cru voir ici.
Installé tranquillement dans une cuve surélevée au-dessus de l’acide, barbotant avec les remous de l’eau qui le submerge jusqu’aux yeux, ça a la même forme de tête que les molosses. Alors il y a des monstres ici aussi, et qui peuvent se baigner ? Moïra n’a pas le temps de se poser plus de questions, elle se fige exactement de la même façon que la chose lorsqu’elle croise son regard blafard. Le monstre se lève et l’absence de cou entre sa tête et ses épaules ajouté à son attitude et au son rauque qu’il laisse entendre, ne laissent aucun doute sur sa nature : C’est bien un de ces prédateurs qui chassent en meute. Pourquoi est-il seul ? Où sont les autres ?
Pendant quelques secondes, les deux êtres se regardent de loin, trop surpris pour réagir immédiatement. Mais Moïra se reprend et commence à regarder de tous les côtés sans rien voir tandis que le monstre se tourne vivement vers une direction comme s’il cherchait quelque chose ou quelqu’un, faisant voler une gerbe d’eau par-dessus sa cuve. Pourtant, il semble hésiter à franchir l’étendue aqueuse qui le sépare de Moïra. La jeune femme n’hésite pas plus longtemps et se met à courir aussi vite que possible tandis que la chose plus loin s’éparpille et disperse des vagues et des vagues d’eau. Moïra l’entend gronder, s’agacer, piaffer d’impatience. Mais elle court sans s’arrêter, contrainte de suivre le même chemin linéaire jusqu’à franchir une nouvelle porte qu’elle pousse d’un mouvement brusque.
Elle retrouve alors un couloir interminable similaire au premier, du carrelage uniforme à l’éclairage à peine suffisant, en passant par cette puanteur chimique et à la surface de l’eau à la couleur irréelle et rongée de bulles.
_ Parce qu’un seul ça suffisait pas ! Grommelle la jeune femme en poursuivant sa route.
Est-ce un mirage ? Un miroir ? Va-t-elle retrouver le cyclope en pleine crise existentielle parce qu’il n’a pas réussi à l’attraper la première fois ? Il lui faut encore un long moment avant de tomber sur une nouvelle – et elle pense dernière – porte. C’est le moment de vérité. Elle ouvre la porte.
Et elle tombe sur la ville à moitié dévastée, comme si on avait largué une bombe. Le bâtiment dont elle sort est en ruine et le quartier où elle se trouve est ravagé et plongé dans le noir. C’est un miracle si elle a pu s’extraire de la porte sans encombre. Si elle peut voir l’ampleur des dégâts, c’est seulement grâce au faisceau du monstre gigantesque qui tourne et vire, dévoilant par morceaux le carnage qu’il a perpétré pendant qu’elle était partie.
Pendant quelques instants, Moïra reste cachée dans l’ombre des décombres, mais elle finit par observer les bâtiments encore debout les plus éloignés du cyclope enragé. Profitant qu’il est occupé ailleurs, elle sort finalement de l’ombre aussi discrètement que possible pour rejoindre l’entrée du bâtiment. C’est en remarquant qu’il n’y a aucun symbole que Moïra comprend qu’elle s’était bel et bien trompé de bâtiment.
Moïra sort son tisonnier pour graver sur la façade un symbole qui lui rappellera qu’elle a déjà visité le coin. De la pointe de l’arme, elle trace un cercle, pour signifier que le tunnel l’a littéralement fait tourner en rond. Elle hésite quelques secondes avant de rajouter un triangle autour pour symboliser le danger et dissuader ceux qui voudraient y aller. Le symbole final lui rappelle une référence subtile et, avec un sourire, elle s’amuse à rajouter un trait vertical partant de la pointe du triangle jusqu’au bas du cercle. Si des gens passent ici et si ce sont des gens qui ont la même culture qu’elle, ils sauront.
Alors qu’elle observe son travail avec un sourire satisfait, la lumière balaie les environs et elle se jette derrière des gravats pour ne pas être repérée. Comme elle se couche au sol, elle découvre avec surprise un vieux carnet usé auquel il ne reste que quelques pages. C’est toute heureuse qu’elle le récupère sans hésiter pour le mettre dans son sac en attendant que la lumière disparaisse. Une fois de nouveau dans le noir, la jeune femme se relève et cherche son bâtiment. Mais le Moïra Center est complètement détruit, impossible d’accéder à la porte qui l’emmène dans son havre de paix apparente.
Plus loin, le gigantesque lampadaire mobile s’éloigne. Il semblerait que les molosses aient décidé de partir, eux aussi, à la recherche d’autres proies. Peut-être qu’ils croient tous qu’elle est morte. Après une dévastation pareille, Moïra se demande aussi comment elle peut encore tenir debout. Mais puisqu’elle y est, et que ses poursuivants se sont désintéressés d’elle, la jeune femme décide d’en profiter pour arpenter le quartier, en s’éloignant des menaces bien sûr. C’est donc vers ce qui semble être l’extérieur de cette ville gargantuesque qu’elle marche, entre les immeubles semblables.
Au bout de quelques minutes de marche, elle découvre un gouffre à ciel ouvert, qui plonge directement dans les entrailles de la ville. Ça ressemble à une bouche de métro. Si la rue est faiblement éclairée par les lampadaires à la lumière vacillante, quand Moïra suit l’escalier descendant des yeux, elle ne trouve que des ténèbres. L’air est aspiré puis refoulé dans cette caverne obscure par vagues d’une puanteur indéfinissable comme s’il s’agissait du souffle d’un énorme animal endormi. Il ne manquerait plus que des plots de chaque côté des escaliers pour faire office de dents et ce gouffre aurait alors tous les aspects d’une gueule béante prête à la gober comme une olive.
Moïra frissonne puis reprend sa route. Aller là-dedans ? Même si on lui affirmait, preuves à l’appui, qu’elle peut rentrer chez elle en passant par cette bouche de métro-monstre, elle ne s’y risquerait certainement pas sans au moins une lampe torche. Elle déambule donc entre les bâtiments abandonnés de cette ville construite pour personne. Sur les bâtiments qui restent à sa droite, elle laisse une petite marque à l’aide de son tisonnier pour se rappeler du chemin qu’elle a pris en quittant le Moïra Center. Ce serait dommage qu’elle trouve ce qu’elle cherche mais qu’elle ne puisse jamais revenir à sa cabane !
En inspectant plus loin, Moïra découvre un bâtiment légèrement différent des autres. Cette vieille bâtisse du dix-huitième siècle dégage quelque chose que l’on pourrait décrire comme authentique, perdue au milieu d’immeubles modernes, impersonnels et sans âme. Postées en sentinelles sur de hautes colonnes de marbre, de grosses gargouilles s’arrachent à sa façade dans des postures et des grimaces figées dans le temps. Pendant quelques secondes, Moïra se surprend à se figer, elle aussi, dans la crainte que l’une des figures de pierre ne se tourne vers elle mais il semble qu’elle n’ait rien à craindre… Pour le moment. Alors elle détaille l’édifice pendant un long moment, bouche bée. Recouvertes à certains endroits par d’énormes tentacules taillés dans le même marbre, de nombreuses lettres sont gravées dans la pierre, dans une langue qu’elle ne saurait, évidemment, pas décrypter. Alors qu’elle s’approche pour effleurer ces lettres du bout des doigts, la double-porte en fer s’ouvre et lui arrache un sursaut. Si l’endroit l’attirait il y a encore quelques secondes, ce qui vient de se produire a sur elle l’effet inverse. Tout d’un coup, elle ne saurait dire pourquoi, elle éprouve une répulsion effroyable à s’en approcher. Et la mousse qu’elle aperçoit grâce à la lumière faiblarde des lampadaires ne l’aide pas à se décider à entrer. Moïra recule jusqu’à se retrouver de l’autre côté de la route factice qui sépare ce bâtiment de celui d’en face. A peine a-t-elle touché la façade de l’immeuble qu’elle croit percevoir un mouvement au niveau de l’une des gargouilles silencieuses, si fébrile, si court, si léger qu’elle se demande un instant si elle ne l’a pas imaginé. Mais elle n’attend pas que son doute soit confirmé et s’engouffre aussitôt dans le bâtiment.
Est-ce que ce sont ses pas qui résonnent dans cet endroit ou bien de nouvelles créatures lancées à sa poursuite ? Ça non plus, elle n’a pas envie de le savoir ! Elle se précipite vers la zone où devrait se trouver la même porte que celle qu’elle connaît bien au Moïra Center. Alors que des bruits de craquement se font entendre, elle se rue sur la porte affichant le panneau lumineux verdâtre et s’engouffre dans ce nouveau tunnel.
Il faut un certain temps à Moïra pour s’adapter à ce nouvel environnement, encore plus sombre que la rue qu’elle vient de quitter. Elle ne saurait dire ce qui la met le plus mal à l’aise entre la peinture bleue décrépie du mur, le sol recouvert d’une fine pellicule de poussière, la ligne blanche qui longe un précipice dont elle ne voit pas le fond, l’étrange bruit de clapotis irrégulier qui s’en échappe ou encore l’odeur putride que dégage la zone toute entière. Elle entend bien du bruit en bas, mais sans lampe torche, impossible de savoir de quoi il s’agit et elle ne compte certainement pas gaspiller une de ses rares allumettes pour ça.
À première vue, l’endroit où elle se trouve ressemble à une station de train ou de métro. Peut-être rejoint-elle la bouche ouverte sur la rue plus loin ? Moïra se retourne comme si elle espérait voir une lumière percer dans ces ténèbres. Elle se surprend d’ailleurs à être déçue que ça ne soit pas le cas. De chaque côté de ce qui semble être la voie ferrée, la station dispose non pas d’une porte à la faible lumière verte mais de plusieurs. Moïra commence sa fouille de son côté, mais elle remarque qu’à l’exception de celle qu’elle a emprunté pour arriver ici, chaque porte donne sur un mur, du papier peint ou une peinture en trompe l’œil représentant un paysage hollandais avec ses moulins et ses champs de fleurs multicolores – des tulipes c’est bien ça ?
Finalement, la seule solution qui lui reste, c’est d’avancer dans le long et large boyau où continue sa passerelle, sans savoir ce qui se trouve sur les rails. Soudain, l’impression d’être enfermée dans un endroit exigu sans espoir de sortie prend Moïra à la gorge et l’étouffe. Elle ne peut pas faire demi-tour puisque son bâtiment a été saccagé mais elle redoute soudain de devoir avancer dans un endroit aussi sombre et nauséabond, en compagnie d’elle ne sait quoi.
D’abord, elle entreprend de boire une nouvelle gorgée d’eau qui lui donnera sans doute les forces nécessaires pour reprendre la route et en profite pour réfléchir sur les informations qu’elle a pu récolter depuis qu’elle se trouve dans… Cet endroit. Elle a compris que la ville maudite – appelons-la le Mordor – reprend son essence originelle au bout d’une période donnée, admettons toutes les vingt-quatre heures puisqu’il n’y a pas de jour. Moïra n’a pas d’autre choix que d’attendre que le Moïra Center ne se reconstruise. D’autre part, il semble que chaque bâtiment ait son lot d’étages inutiles ou vides, mais également de portes ouvrant sur d’autres dimensions. Les monstres peuvent se manger entre eux comme l’ont prouvé le criard et arïoM. D’ailleurs, il est facile de déstabiliser ou leurrer les créatures comme son reflet – ou bien Moïra a eu de la chance. Cependant certains forment des groupes comme les molosses énormes qui semblent si humains quand ils se mettent debout. D’ailleurs maintenant qu’elle y pense, c’est étrange d’en avoir vu un se baigner en solitaire. Etait-il enfermé ? Où étaient passés ses compagnons ?
Moïra secoue la tête. Elle devrait se concentrer sur des problèmes qu’elle peut résoudre et des questions auxquelles elle peut répondre. D’ailleurs elle sourit en se rappelant que l’information la plus cruciale qu’elle ait recueillie jusqu’à présent, c’est qu’il y a d’autres personnes piégées ici avec elle. Si Moïra a vu un homme semblant venir du même monde qu’elle, il y en a forcément d’autres, qui se cachent ou qui tentent de survivre comme ils peuvent. Il suffit de les trouver, de les rassembler, et ensemble ils pourront chercher une issue à ce cauchemar vivant.
Bien qu’elle n’ait pas pu empêcher la mort de ce pauvre type, paix à son âme, Moïra n’arrive pas à contenir son sourire à l’idée de ne pas être seule. Elle pourra enfin parler à quelqu’un, partager ses peurs, ses doutes, ses espoirs. Elle qui ne sait jamais comment se comporter avec les gens parce qu’ils la trouvent toujours bizarre, elle a pourtant besoin de ce contact humain qui la rattache à la réalité.
C’est décidé, elle invitera chaque rescapé à venir chez elle. Après tout, elle pourrait même faire de sa cabane dans les bois son véritable quartier général !
Une seconde… Vient-elle à l’instant de penser que cette rougne mal défraichie dans les bois est son « chez-elle » ? Le petit rire qui s’échappe alors de ses lèvres confirme ses doutes. Et pourquoi cette rougne mal défraichie ne serait pas son chez-elle ? Si elle est condamnée à rester un long moment dans cet endroit, autant prendre le bon côté des choses et se dire qu’elle a au moins un toit sur la tête.
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