MA FUITE
VIVRE CENT VIES
J’aimerais tant changer de sang
MA FUITE
Quand mon aide de vie est arrivée, mon instinct de survie a repris le dessus. J’étais en danger, il fallait à tout prix que je parte… ou plutôt que je me sauve ! J’ai demandé à mon auxiliaire de me donner mon portable avant que mon père ne revienne. Puis, j’ai pris mon courage à deux mains, je suis sortie et j’ai traversé la cour pavée jusqu’au garage. Naturellement, il m’a fallu un certain temps avant de monter dans ma voiture : le temps de sortir l’élévateur, de m’installer et de démarrer…
Comme un fait exprès, dans mon énervement, je n’ai pas réussi à faire demi-tour dans la cour du premier coup.
Mon père s’en est aperçu, est aussitôt sorti de la maison comme une furie et il a carrément fermé le portail devant moi. J’étais à nouveau prise au piège. Alors, je n’ai eu d’autre issue que de m’enfermer dans ma voiture avec Shanon. Le pauvre ! Il était aussi terrorisé que moi.
Comment me sortir indemne de cette situation inextricable, aux prises avec un fou furieux ? En dernier recours et en pleine panique, j’ai formé le 17.
Mon appel a abouti au commissariat central. J’ai expliqué brièvement ma détresse, mais ces policiers ne pouvaient intervenir : je devais m’adresser aux gendarmes de mon secteur. Comment faire ? Je n’avais pas ce numéro et mon téléphone était presque déchargé. Je les ai alors suppliés d’avertir eux-mêmes la gendarmerie et j’ai attendu. Je n’ai aucune idée du temps passé dans ma voiture, à craindre le pire, mais cela m’a paru affreusement long.
Les gendarmes sont arrivés en même temps que le prêtre du village. Ils ont sommé mon père de me laisser partir et ils ont rouvert le portail. J’étais enfin en mesure de m’échapper. En sortant de la cour, j’ai eu le temps d’apercevoir le prêtre qui raccompagnait mon père dans la maison, mais je n’ai jamais su ce qu’ils s’étaient dit.
J’étais désormais libre, mais tout aussi désemparée et complètement déstabilisée. Je devais d’abord me calmer, me libérer de toutes ces images débridées qui m’engluaient l’esprit et, surtout, trouver une solution. Or, il se fait que mon aide de vie et moi avions des amis communs. Nous nous sommes donc rendues chez L. et F., qui nous ont accueillies – je devrais dire recueillies – avec bienveillance. J’ai alors pu exprimer toute la détresse que j’avais dans le cœur. Je me suis mise à parler, encore et encore.
Leur prévenance m’a permis de reprendre mes esprits et, peut-être aussi, de retrouver un peu d’énergie. J’en avais besoin, car, bien sûr, il m’était impossible de séjourner chez eux. Toutefois, comme ils possédaient un Golden Retriever, et donc, de quoi nourrir mon chien, ils ont gentiment proposé de garder Shanon.
J’ai quitté ces amis compréhensifs largement après minuit, et me suis alors dirigée toute seule vers l’hôpital le plus proche. Au grand étonnement des urgentistes, je me suis présentée chez eux sans véritable raison médicale et sans aucun bagage, juste pour demander l’hospitalité. En effet, dans ma précipitation, je n’avais rien emporté, si ce n’est les vêtements que je portais sur moi. Un bien maigre butin et un bien maigre bagage.
Sur le coup, ils n’ont pas trop cherché à comprendre et ils m’ont attribué un lit. J’allais enfin pouvoir essayer de décompresser et de dormir un peu. Le lendemain, quelqu’un procéderait à ma toilette, me permettrait d’uriner, m’habillerait et me donnerait le premier repas de la journée. En fait, j’ai d’abord reçu la visite d’un médecin à qui j’ai relaté ma triste histoire. Il m’a écoutée, puis il est sorti de ma chambre. Quand il est réapparu quelques minutes plus tard, il m’a tenu le discours auquel je m’attendais : je ne me trouvais pas en situation d’urgence vitale, je n’avais même pas besoin de soins. Bref, ma place n’était plus dans ce service. Par contre, pour ne pas me laisser complètement « en plan », il m’a conseillé de former le 115, le numéro du Samu social. Après quoi, une infirmière m’a remis des gants de toilette jetables, des petits savons et une serviette. C’est tout ce qu’elle pouvait faire, mais je l’en remercie.
Cela dit, j’étais propre, avec une vessie vide, et je repartais avec un petit-déjeuner dans le ventre. Ainsi, je pouvais vivre quelques heures sans avoir besoin d’aide. Mais pour partir où… ? Ça, c’était une autre question ! Dans un premier temps, je suis entrée dans ma voiture et me suis mise à réfléchir. Que pouvais-je faire ? Existait-il une solution pérenne ? Je devais me concentrer pour envisager mes futures journées.
Puis, je me suis rendue à la gendarmerie pour déposer une main courante afin de me protéger. En effet, la peur ne m’avait toujours pas quittée, tant s’en faut.
Ensuite, tout le reste de la journée, j’ai tourné en rond en voiture. Allais-je appeler le 115 comme on me l’avait suggéré ? Je me suis posé cette question jusqu’au milieu de l’après-midi et, finalement, je ne l’ai pas fait. Je me voyais mal croupir parmi des SDF, des drogués et des paumés. Je serais arrivée avec ma Mercedes tout équipée, avec mon fauteuil électrique et je leur aurais demandé le plus naturellement du monde : « Bonjour, vous pouvez m’héberger ? »
Croyez-vous qu’une personne se serait précipitée pour m’habiller, me porter, me laver, me mettre aux toilettes, me rhabiller le lendemain et me remettre au fauteuil ? Vous rêvez, là ! C’était inimaginable, complètement mission impossible pour une personne vulnérable. Une amie a bien proposé de me recevoir, mais j’ai refusé, sachant qu’elle aussi, elle souffrait du dos.
J’étais paumée, hors du temps. Comme c’était dur ! Je voulais à tout prix garder ma dignité, à tout prix me retenir de pleurer. Pourtant, combien de litres de larmes n’ai-je pas senti couler sur mes joues ? J’imaginais les jours à venir et, je vous l’assure, je les voyais très noirs. La plupart des choses que je faisais ou vivais hier encore, étaient désormais dérisoires. Je devais à présent me contenter du strict essentiel. J’y suis arrivée, du moins durant un petit temps, sinon, je crois que je serais devenue folle.
Par chance, J.-F., un ami en fauteuil, m’a proposé son propre lit. Il a d’ailleurs consenti un véritable sacrifice vis-à-vis de ma personne, car il a dormi sur un matelas, à même le sol, alors que sa chambre était aménagée de telle façon qu’il puisse se coucher sans aucune aide, quand il le voulait. À cause de ma présence, chaque soir, son aide de vie devait donc l’aider à s’allonger quasiment par terre avant de prendre congé. Heureusement, cet auxiliaire de vie était un homme. Au besoin, il pouvait me porter.
J’ai également profité du chargeur de fauteuil de mon hébergeur. En effet, je n’avais pas eu le temps – ou le réflexe – d’emporter le mien, et il était temps de redonner un petit coup de peps aux batteries.
Vous l’aurez compris, il m’aurait été impossible d’assumer le travail le plus insignifiant, tant j’avais la tête ailleurs. Mon médecin en a été le témoin et il m’a accordé dix jours d’arrêt de travail. Un souci en moins. Il me restait à chercher un logement et cela, c’était une autre histoire.
Heureusement, J.-F. m’a permis de prendre un peu de recul vis-à-vis de ma situation. Il a été extraordinaire.
Le matin, une de mes aides venait procéder à ma toilette chez lui. Pourtant, elle devait désormais effectuer un trajet d’au moins trente kilomètres, et ce, en pleine heure de pointe. Grâce à elle, j’ai pu récupérer Shanon et ma petite York. Par contre, j’ai dû confier Nice à une voisine.
Le midi, je commandais l’un ou l’autre plat dans une baraque à frites. Un serveur le déposait sur mon volant et je le mangeais dans ma voiture. Shanon a d’ailleurs bien grossi à cette époque. En effet, les portions étaient copieuses et c’est toujours lui qui finissait mon déjeuner. De toute façon, vu le contexte ni lui ni moi ne faisions la fine bouche : nous mangions des frites, des frites et encore des frites. Le Nord dans toute sa splendeur !
Puis, le ventre plein et la tête remplie d’interrogations, je partais avec Shanon prospecter le secteur de mon travail, dans l’espoir d’y trouver un appartement. Mon Dieu, j’en ai parcouru des kilomètres !
Quand, par le plus pur des hasards, je croyais avoir enfin déniché ma perle rare, c’est-à-dire un logement au rez-de-chaussée, il y avait toujours une bordure, une petite marche ou un autre obstacle aussi insignifiant pour m’empêcher d’y accéder en fauteuil. J’ai parfois attendu pendant des heures qu’un propriétaire daigne honorer notre rendez-vous. J’étais frigorifiée, incapable de manœuvrer ma voiture. Je laissais alors tourner le moteur pour me réchauffer.
C’était désespérant, au point qu’un jour de profond désarroi, je suis allée frapper à la porte du monastère du Mont des Cats. Les moines y font vœu de silence et fabriquent du fromage qu’ils vendent aux particuliers. Leur magasin propose même des produits issus d’autres monastères.
Dans tous ces lieux de contemplation, un seul moine est habilité à entretenir des contacts avec l’extérieur. Je l’ai rencontré, il m’a accueillie et je lui ai raconté mon histoire.
— Vous avez vu la Vierge ? m’a-t-il demandé.
— Non, malheureusement !
Il a compris que je disais la vérité. Pourquoi aurais-je inventé un mensonge ? J’essayais au contraire de rester posée, malgré l’orage qui s’amoncelait au-dessus de moi.
Je me suis rendue plusieurs fois au Mont des Cats. Le soir, je rentrais dormir chez J.-F. Il me semblait important de lui laisser un maximum de temps pour lui. Je l’importunais déjà suffisamment, d’autant plus qu’il avait l’habitude de vivre seul.
Armande, la dame âgée qui habitait au-dessus de chez lui, l’invitait à manger tous les dimanches. Elle était extrêmement sympathique. De ce fait, le jour du Seigneur, nous nous retrouvions tous à déjeuner chez elle, J.-F., mes loulous et moi. Armande était sensible à ma tristesse. Elle essayait par tous les moyens de me rassurer et de m’apaiser.
Elle adorait également mes chiens. Elle leur mitonnait des petits plats et gardait Nice quand je ne pouvais l’emmener. Ma petite Nice l’aimait beaucoup, elle aussi. Elle se sentait bien en sa présence. Il est vrai qu’Armande était douce avec les animaux, même si elle avait son « petit caractère ».
Comment en étais-je arrivée là ? En réfléchissant aux propos de mon père, à cette époque-là, j’aurais connu beaucoup moins de problèmes si j’avais réellement fait partie d’une secte. J’aurais été prise en charge, je n’aurais pas dû faire face à autant de soucis. Je n’en aurais pas été réduite à quémander l’hospitalité de personnes aussi dépendantes que moi. À ce propos, je ne pouvais pas m’incruster éternellement chez J.-F. ni faire quotidiennement toutes ces allées et venues. Je devais trouver rapidement une solution pérenne.
Dans un premier temps, le 10 novembre, j’ai réintégré le domicile familial, tout en conservant l’intention de me trouver un logement. Je suis toutefois retournée au Mont des Cats dès le lendemain matin. En effet, je ne me voyais pas rester la journée entière en compagnie de mes parents ! Je me suis levée de bonne heure et, pour qu’ils ne s’inquiètent pas, j’ai laissé un mot sur la table pour dire où je me trouvais.
À mon arrivée au monastère, le frère à qui je m’étais confiée m’a indiqué une petite pièce dans laquelle je pourrais me rendre après chaque office.
Chaque retraitant disposait de son propre local où il était libre de prier, de lire ou d’écrire, à condition de ne faire aucun bruit. Le midi, rassemblés dans le réfectoire, nous mangions dans le plus grand silence en compagnie des autres fidèles. Le but était de nous ressourcer, de prier, de revenir vers Dieu, de le retrouver.
Lors de ma première visite au monastère, j’avais acheté un livre qui proposait chaque jour un texte différent. Or, quand je quittais la pièce pour me rendre aux offices ou aux repas, mon livre se rouvrait toujours à la même page. Un soir, j’ai voulu en avoir le cœur net. Imaginez alors mon trouble : le texte en question n’était autre que l’histoire du vilain petit canard ! J’avais lu et relu ce texte, il ne me choquait pas, mais, m’identifier à une personne qui suscite du mépris, je ne pouvais m’y résoudre !
Le lendemain, peut-être pour me réconforter, le Seigneur m’envoyait un cadeau inestimable : lors du dernier office, j’ai à nouveau retrouvé ce moment extraordinaire, si magique, si génial, si grandiose. Oui, grâce aux chants transcendants des moines, j’ai à nouveau goûté aux bienfaits de la méditation.
Hélas ! le soir, en rentrant chez moi, tout a recommencé. J’étais à nouveau la mauvaise. Mes parents n’en démordaient pas : pour eux, au Mont des Cats, on n’acceptait pas les femmes ! Je leur avais donc menti effrontément. Comment leur faire comprendre que cette règle ne s’appliquait pas aux retraitants ? C’était peine perdue.
Cette fois, ma décision serait inéluctable. De plus, en mon for intérieur, je ressentais une détermination nouvelle, comme si le Seigneur lui-même était venu m’insuffler cette force. Il m’est encore difficile d’expliquer ce sentiment, mais j’ai la conviction qu’à la suite de cette méditation, le Seigneur – ou la sensation de sa présence – a décuplé mon courage, ce qui m’a permis de poursuivre mon chemin. Je ne devais pas rester plus longtemps chez mes parents. Cette fois, il y avait urgence…
J’ai toutefois interrompu mes recherches, car, quelque temps plus tard, maman a été opérée. Le chirurgien lui a enlevé un immense lambeau de peau dans le bas du dos, et en a greffé une partie sur sa plaie. Il fallait désormais que ce greffon adhère et que la plaie cicatrise.
Le chirurgien n’avait jamais exécuté une aussi grande balafre et il a voulu s’assurer que la peau ne se nécroserait pas. De ce fait, maman est restée hospitalisée plus longtemps que prévu. J’étais si triste pour elle ! Elle connaissait déjà trop bien les hôpitaux et les médecins à cause de nous. Je culpabilisais de la voir souffrir autant.
Je me souviens d’un samedi où sa douleur était devenue insupportable. Elle se plaignait depuis midi, tout le service était au courant, mais aucun interne n’était de service. Il a donc fallu attendre un chirurgien. Le soir, quand celui-ci est arrivé, il est entré dans une colère noire : maman avait un prolapsus du rectum ; une horreur, tellement c’est douloureux. Le médecin l’a endormie complètement au moyen de gaz anesthésiant, il a tout remis en place et maman a enfin pu s’apaiser.
L’hôpital n’est pas un endroit particulièrement sympathique, même si c’est « un mal pour un bien ». On y souffre, on y pleure, on y crie et, parfois, on y meurt. Que de souffrances ! Quelle désolation !
De mon côté, je poursuivais activement mes recherches d’un nouveau logement.
Un soir, j’ai attendu un propriétaire pour visiter un rez-de-chaussée qui s’est avéré bien sordide. De plus, il faisait un froid de canard. Heureusement, nous étions plusieurs, ce qui nous a permis de tuer le temps. J’ai ensuite visité un appartement plus sympathique, mais, d’une part, il y avait de la moquette partout et, surtout, le loyer n’était pas dans mes cordes. De toute façon, avec les roues de mon fauteuil et avec Shanon, il ne fallait même pas y penser.
Vous l’avez compris, mes recherches s’avéraient encore plus laborieuses que je l’avais imaginé. Pourtant, je n’avais d’autre choix que de continuer. Une fois encore, il était hors de question que je baisse les bras.
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