LE REDÉMARRAGE
TON AUTRE CHEMIN
Tu étais un peu différent
Et moi, je n’étais pas comme eux
LE REDÉMARRAGE
Cet appartement, ce chez-moi inespéré, je l’ai finalement trouvé. Il était situé au troisième étage d’une résidence neuve, et desservi par un ascenseur.
Lors de ma première visite, l’agence n’avait formulé aucune remarque particulière. Par la suite, elle m’a opposé quelques objections, sans avouer qu’elles avaient trait à l’usage de mon fauteuil. Tout d’abord, on m’a reproché de ne pas avoir de véritable garant, alors que mon kiné, installé depuis des lustres, s’était porté caution. Bref, bien que ce praticien ait pignon sur rue, j’ai dû me rendre au tribunal afin d’obtenir un certificat prouvant son inscription à l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes.
Je croyais ce problème résolu, dès lors que j’avais été invitée à me rendre à l’agence un jeudi matin. Or, le mardi après-midi, c’est-à-dire à moins de quarante-huit heures de signer mon bail, cette agence me refusait la location en prétextant cette fois un problème d’assurance.
Je venais de finir mon travail ; j’étais anéantie. Je suis sortie du parking de l’entreprise, je me suis garée un peu plus loin et je me suis effondrée. Échouer si près du but !
Inutile de préciser que, le lendemain au réveil, j’étais quelque peu énervée ! Je devais tirer cette affaire au clair : j’ai retroussé mes manches et je me suis rendue chez la « charmante dame » qui m’avait promis le logement.
Premier écueil : il fallait franchir trois marches pour accéder à l’agence. Pas de panique : je suis restée dans mon véhicule, j’ai téléphoné à cette employée et je lui ai posé un ultimatum : soit elle venait à ma rencontre, soit je bloquais la circulation devant chez elle. J’ai même menacé de faire appel à des amis pour m’emmener dormir dans ses bureaux, la veille de Noël ! Non seulement elle ne pourrait pas me déloger, mais je contacterais la presse pour dénoncer ses agissements. J’ai conclu par cette boutade :
— Vous ne trouvez pas stupide de me mettre des bâtons dans les roues ? Sachez que les roues de mon fauteuil ne possèdent pas de rayons !
Bizarrement, dans le courant de l’après-midi, la responsable m’a informée que je pouvais signer le bail comme prévu initialement. J’avais dû batailler dur, mais l’essentiel était fait : j’avais enfin un toit. En toute honnêteté, j’étais à la fois contente et furieuse.
Physiquement, je ne pouvais pas faire d’efforts ni porter le moindre objet. Je devais désormais trouver des bras pour m’aider à déménager. Par bonheur, l’entreprise où je travaillais disposait d’un camion et d’un chauffeur. J’ai commencé à tout organiser. Puis, j’ai fixé la date de mon départ en concertation avec mes futurs aidants.
À ce moment, je me suis sentie mal à l’aise, car il se pouvait que maman rentre précisément de l’hôpital ce jour-là. Or, je ne pourrais modifier mon planning : tant de personnes avaient pris leurs dispositions pour m’aider !
De plus, quitter la maison de mes parents comme une voleuse, sans prévenir personne, alors que maman était hospitalisée, me semblait subitement incorrect, voire choquant. Quand maman rentrerait, elle ne comprendrait pas, elle se demanderait pourquoi sa fille ne serait plus là. Elle culpabiliserait peut-être. Intérieurement, j’étais très mal, très triste, mais je n’avais plus le choix.
Le grand jour approchait. Le vendredi précédant mon départ, j’ai demandé à la firme qui louait mon lit électrique de déposer un autre lit ainsi qu’un matelas dans mon nouveau logement. Ils pourraient récupérer l’ancien, au domicile de mes parents, après le week-end. J’aurais alors un nouveau lit complet, et mes auxiliaires de vie pourraient utiliser mon ancien matelas, même s’ils devraient dormir à même le sol dans un premier temps.
Mon déménagement s’est déroulé sur les chapeaux de roues. Mes amis sont arrivés, ils ont tout réparti dans des contenants... Ils ont même utilisé la poubelle !
Le chauffeur de mon entreprise était parfaitement organisé. Il filmait les meubles et les bibelots au fur et à mesure que certains les disposaient dans les cartons ; les autres les rangeaient ensuite dans le camion.
Comme je m’y attendais, mon père était furieux. Il a refusé que je démonte ma plaque vitrocéramique, alors que je l’avais achetée moi-même. Ma sœur, pour sa part, m’a empêchée d’emporter certaines choses. Tant pis… Je les lui ai laissées, même si elle me les avait données en cadeau. Je ne voulais plus de disputes, plus de guerre, simplement du calme. J’ai donc abandonné un tas de souvenirs, des albums photos, les trophées de mes concours de tir, ceux obtenus lors des expositions de mes chiens, ma collection d’objets relatifs aux Yorkshires. J’ai appris à me détacher de toutes ces choses, même si j’y repense parfois avec mélancolie. J’aimerais les revoir, mais, au fond, ce ne sont jamais que des objets !
Toujours est-il qu’en moins de deux heures, la première phase de mon déménagement était bâclée. Je quittais, la tête basse, l’appartement agencé par mes soins chez mes parents, celui que j’avais tant désiré auparavant, mais qui ne m’avait apporté qu’une illusion d’autonomie.
Pendant ce temps, à ma nouvelle adresse, d’autres personnes s’apprêtaient à décharger le camion. Elles se sont acquittées de cette tâche en deux temps, trois mouvements. Certes, il ne fallait pas espérer remettre la main du premier coup sur un objet bien précis. Il devait se trouver quelque part. Où… ? L’avenir me le dirait. En tout cas, grâce à ces bras charitables, le pire était derrière moi.
L’important, c’est que je disposais désormais d’un vrai « chez moi », dont une chambre, une grande pièce dotée d’un coin-cuisine, une entrée, des toilettes et une salle de bains pourvue d’une baignoire.
Des amis très adorables m’ont aidée financièrement à m’équiper, car, dans mon appartement chez mes parents, plusieurs choses manquaient pour que je bénéficie d’une réelle autonomie. Merci à vous, les « amis des ânes », vous avez été géniaux ! Marie, Sandrine, Emmanuel, Olivier, Laurence et tous les anonymes, merci pour votre aide précieuse et touchante.
Grâce à cette générosité collective, j’ai pu m’acheter un canapé-lit. Au moins, mes assistantes ne dormiraient plus à même le sol ! M’ont également été fournis un four multifonctions et le meuble pour l’y poser, ainsi qu’une table et des chaises, car je n’avais pu récupérer ces mobiliers chez mes parents. Tout ceci représentait un budget conséquent, bien au-delà de mes capacités financières. Je ne remercierai jamais assez mes précieux amis pour leur soutien.
Disposer d’un toit m’enlevait une énorme épine du pied même si, désormais, je devais à la fois m’occuper de mes chiens, des courses, des tracasseries administratives, du planning de mes auxiliaires de vie, assumer mon travail et faire face à quelques tracasseries psychologiques.
À propos de mes aides de vie, étant donné mon déménagement, je me trouvais un peu plus éloignée de leur domicile, et certaines ont renoncé à poursuivre leur travail auprès de moi. Pour les remplacer, j’avoue ne pas avoir opéré une véritable sélection : j’ai engagé quasiment les yeux fermés, celles que ce poste intéressait.
Je l’admets, j’ai parfois embauché de véritables « cas sociaux », des filles au profil complètement inadapté à ce type de mission et de responsabilité, des personnes au mode de vie catégoriquement opposé au mien. J’ai notamment eu affaire à une fille qui craignait que son ex-copain, dealer de son état, ne lui plante un couteau dans le dos. Cette fois-là, je me suis vraiment fait peur. J’imaginais toujours son ancien loubard en train de la suivre et entrer chez moi pour perpétrer son forfait. Quelle angoisse !
Une autre était descendue promener mes chiens. Or, deux heures plus tard, elle n’était toujours pas rentrée et son portable était sur messagerie. Avait-elle rencontré un problème avec mes loulous ? Lorsqu’on est totalement dépendante comme je l’étais, il arrive que l’imagination s’emballe. En désespoir de cause, j’ai alerté des amis proches qui l’ont découverte, assise près du local à poubelles. Elle discutait le plus sereinement du monde au téléphone. Mes chiens s’impatientaient à ses côtés.
Une autre est partie de chez moi en pleine nuit, sous prétexte de finir une besogne chez quelqu’un d’autre. Au petit matin, elle n’était toujours pas rentrée.
Certaines aides de vie se contentaient de s’alimenter « aux frais de la princesse ». Facile : mon réfrigérateur était constamment rempli, elles n’avaient qu’à se servir.
Une autre encore me ruinait en produits vaisselle. Elle commençait par récurer la poêle puis elle s’emparait de mon assiette et de ma fourchette, alors que je n’avais pas encore avalé ma dernière bouchée. Sans compter qu’elle rajoutait à chaque fois du liquide. J’en ai parfois acheté un demi-litre par semaine ! Avant que je me rende compte de son gaspillage maladif, je me disais avec humour : « Elle le boit ou quoi ? »
Le comportement le plus surprenant d’une auxiliaire de vie, je l’ai vécu un jour où je rentrais du travail. Arrivée sur le palier de mon appartement, ma porte était entrouverte et la lumière allumée. Je me suis avancée avec la prudence qu’on imagine… Cette fille était chez moi, en toute décontraction, avec son petit copain ! La télé fonctionnait, passe encore, mais ils utilisaient mon ordinateur ! Où il y a de la gêne… Sur le coup, j’en ai eu le souffle coupé. Le sifflet aussi !
— Ben quoi, tu n’es pas contente que l’on t’ait préparé des crêpes ? m’a-t-elle demandé le plus naturellement du monde ?
Mécontente, je l’étais encore davantage, un soir où j’ai constaté en rentrant chez moi que le contenu de mon ballon d’eau chaude était épuisé. Qu’avaient-ils fabriqué tout l’après-midi, ces deux-là ?
S’il est des comportements qui dérangent, il en est de même de certains propos. Ainsi, une de mes aides m’a lancé un jour :
— Tu en as de la chance d’être en fauteuil : au moins, tu n’uses pas ton corps.
Waouh ! C’est vrai : quelle veine j’avais !
Ces quelques péripéties me ramènent quelques années plus tôt et me rappellent la réflexion déplacée d’une collègue de travail :
— Tu as de la chance, toi, me dit-elle. Tu ne sais pas ce que ça fait de porter des semelles orthopédiques !
J’ai pris mon air le plus naturel et lui ai rétorqué :
— Oh ! M., si tu savais… J’en ai porté pendant toute mon enfance. De grosses chaussures toutes laides avec des renforts au niveau des chevilles pour éviter leur déformation ; des tourillons dans la semelle, au niveau du talon, pour fixer mes appareils de jambes. J’ai porté tout cet attirail aussi lourd qu’affreux. Et tout ça pour en arriver à ce constat : aujourd’hui, chère M., je ne cours pas comme toi, je ne fais pas de vélo, je ne suis même pas autonome. Malgré toutes ces contraintes, mes jambes ne me servent toujours pas. Tu portes peut-être des semelles, mais, bien que tu sois plus âgée que moi, tu es capable de marcher et tu te débrouilles seule pour tous les actes de la vie quotidienne. Te rends-tu compte de la stupidité de tes propos ?
Elle aurait dû relativiser. Même si porter des semelles n’est pas gai, ses inconvénients ne sont en rien dramatiques. Elles ne sont pas douloureuses, elles n’entravent en rien le quotidien. Alors, quand cette collègue s’en est plainte, je n’ai pu me retenir de remettre les choses dans leur contexte.
C’est face à de tels comportements que je me suis rendu compte du nombrilisme humain. Tout le monde voit midi à sa porte. L’homme est ainsi fait : ses bobos sont toujours plus graves que la maladie des autres. Combien de personnes ai-je rencontrées chez les kinés pour de la simple bobologie ! Nous vivons dans un monde où, quelles que soient les circonstances, on se focalise sur soi-même, l’autre n’existe plus.
Je n’ai pas un tempérament à me plaindre. Par conséquent, les gens autour de moi pensent que je n’ai pas de problème, comme si j’étais une imbécile heureuse. Faut-il forcément se plaindre pour être compris ? Doit-on obligatoirement étaler ses maux pour être pris en compte ? L’empathie n’existe-t-elle pas chez les autres ? Faut-il que ceux-là se retrouvent dans une situation similaire pour comprendre ce que nous vivons ? Parfois, je me le demande.
C’est affligeant et désolant de penser cela. Aussi affligeant que l’attitude de mon père. Toujours persuadé que je faisais partie d’une secte, il avait contacté l’ADFI.[1]
Un jour, j’ai appris par ma sœur que la présidente souhaitait me voir. Cela ne me gênait en rien. J’ai aussitôt téléphoné à l’association pour convenir d’un rendez-vous. S’il suffisait de cela pour démontrer que je n’étais pas sous la coupe d’un groupe d’influence, mais en recherche d’une religion d’Amour, j’étais partante.
Madame C.D., la Présidente de la section Nord de l’ADFI, savait que je me déplaçais en fauteuil et que l’accès à leur local me serait impossible.
— Ce n’est pas grave, m’avait-elle prévenue, nous nous rencontrerons au café du coin.
Comme par un fait exprès, le jour de notre rendez-vous, le café était fermé. Cependant, il existait une salle à proximité, accessible par un long et large couloir. Une fois encore, nous avons dû modifier nos plans, car une exposition s’y déroulait. Aussi troublant que cela puisse paraître, cette exposition était consacrée au Dalaï-Lama. La Présidente elle-même en fut étonnée.
Pour discuter à l’aise, et surtout à l’abri d’oreilles trop curieuses, nous sommes restées dans le couloir. C.D. a écouté mes arguments, puis elle m’a conseillé la plus grande prudence, car le milieu de la spiritualité recèle parfois des personnages peu recommandables. Elle m’a ensuite avoué que le fait d’avoir répondu à son invitation l’avait rassurée. Puis, elle m’a accompagnée jusqu’à mon véhicule… auquel une voiture mal garée m’empêchait d’accéder. Elle a pu ainsi constater l’incivilité de certaines personnes.
Elle a dû relater notre entretien à ma famille, surtout pour rassurer mon père, mais je n’en ai jamais eu le moindre écho.
Toujours est-il qu’à trente-sept ans et demi, à l’approche de Noël, je me retrouvais dans mon appartement, toute seule entre mes deux chiens. Il me faudrait un temps d’adaptation, j’en étais parfaitement consciente.
L’après-midi du 24 décembre m’a d’ailleurs paru difficile à vivre. Malgré nos accrocs, malgré les colères, fêter Noël sans ma famille me faisait mal au cœur. Ce soir-là, j’avais prévu de me coucher très tôt, vers 18h30, afin de ne déranger personne lors de cette veillée de Noël.
Il en a été autrement, car un couple d’amis a subitement annoncé son intention de passer le réveillon avec moi. Quelle agréable surprise ! J’ai aussitôt filé chez le traiteur du coin et j’ai emporté tout ce qu’il lui restait : des pommes Macaire, une assiette de foie gras et quelques autres petites choses agréables à déguster. Mes amis ne sont pas venus les mains vides non plus. Par conséquent, nous avons eu beaucoup trop, nous n’avons pas fait plats nets, mais nous avons vécu tous ensemble une soirée très sympathique, en toute simplicité.
Disposer enfin d’un chez-soi, c’est bien ; pouvoir y accéder facilement, c’est mieux. Figurez-vous que j’avais imaginé quelques astuces pour ouvrir les portes, notamment grâce à un bâton auquel j’accrochais mes clés, ce qui me permettait d’ouvrir la première porte – celle du sas – et celle de mon appartement. Dans les deux cas, Shanon m’était d’une aide précieuse pour tirer sur l’ouvrant.
Dès mon arrivée, je m’étais également permis de glisser un petit mot dans chaque boîte aux lettres pour avertir les résidents que je poserais des cordes aux poignées de porte, afin que mon chien d’assistance puisse les ouvrir. Je leur demandais par la même occasion si cette démarche les dérangeait. Heureusement, personne ne s’est manifesté.
Par contre, pour sortir de l’immeuble, c’était la galère. Je devais d’abord élever mon fauteuil pour atteindre le bouton qui déverrouillait la porte principale. Je devais ensuite m’approcher de celle-ci à toute vitesse pour que Shanon tire sur la corde. Je glissais alors le cale-pied de mon fauteuil dans l’entrebâillement de la porte, ce qui me permettait de l’ouvrir entièrement et de sortir. Combien de fois ai-je raté mon coup ? Combien de fois ai-je dû recommencer, alors qu’ouvrir une porte est élémentaire pour vous tous ?
C’est encore plus simple si la clé ne se casse pas dans la serrure, comme cela m’est arrivé un soir en rentrant du travail. Une véritable panique m’a envahie à l’idée que d’autres résidents allaient se trouver piégés par ma faute. Je suis remontée dans ma voiture et j’ai filé chez mon kiné. Il m’a prêté un annuaire professionnel et j’ai appelé le premier serrurier figurant sur la liste. Celui-ci m’a promis d’intervenir sans délai et je suis vite retournée l’attendre en face de chez moi.
Je ne sais pourquoi, je suis alors descendue de ma voiture et, miracle… la porte fonctionnait à nouveau ! Pour éviter au serrurier un déplacement inutile, je l’ai aussitôt rappelé, puis je suis montée chez moi.
Vous ne me croirez pas, mais, cette fois, c’est la clé de mon appartement qui s’est cassée. La même mésaventure, deux fois de suite, c’était impensable.
Au risque de passer pour un plaisantin, j’ai rappelé le serrurier. Par chance, il se trouvait dans les parages et est intervenu immédiatement. D’après lui, mon cas n’était pas exceptionnel, dans la mesure où certaines clés présentent des défauts imperceptibles… Cette péripétie s’est toutefois terminée plus agréablement qu’elle n’avait débuté. En effet, cet artisan était client de ma société et, m’ayant reconnue, il a refusé que je lui règle quoi que ce soit !
Entretemps, la fin de l’année approchait et je n’avais pas revu ma famille depuis près de deux semaines. J’avais le cœur gros, car le jour de l’an est l’occasion d’échanger ses vœux et de prendre de bonnes résolutions. J’ai cédé à la tentation. Je me suis rendue chez mes parents, le cœur pétri de bonnes intentions, espérant un léger mieux, une amélioration, la fin de cette guerre froide qui nous divisait.
Hélas ! ma présence chez eux n’a même pas duré ce que durent les roses. Je suis repartie la tête basse et le cœur en peine, en me demandant ce que je pourrais faire, toute seule, durant cet après-midi de « jour de fête ».
Alors, je me suis installée aux manettes de ma voiture et je me suis mise à rouler droit devant moi, sans but. Au terme de longues errances, je me suis retrouvée à Ploegsteert, à la frontière belge. Le Café Français était ouvert et, détail non négligeable, il était accessible aux personnes moins valides. Sans hésiter, je me suis garée sur la place et j’ai sorti mon fauteuil.
Je m’apprêtais à rentrer dans ce bistrot, mais, toute seule avec mes deux chiens au milieu de cette place, je me sentais gauche et j’avais le cœur lourd. J’ai alors aperçu un bureau de tabac à proximité. Nice sur les genoux et Shanon en laisse, je suis allée y acheter un paquet de cigarettes. Après quoi, j’ai enfin poussé la porte du café.
Il n’y avait pas grand monde. Je me suis installée à une table près du comptoir, de manière à me libérer l’esprit en regardant « vivre » les clients présents. Puis, j’ai commandé un café au lait.
Quand le garçon m’a servie, je lui ai montré mon bras infirme et je lui ai demandé d’allumer ma cigarette. Les premières bouffées m’ont donné le tournis, mais j’en avais besoin. Elles m’étourdissaient et m’emportaient ailleurs ; un ailleurs sans importance et sans limites ; un ailleurs qui aurait pu se trouver à des millions d’années-lumière. J’étais assise comme une âme en peine, seule devant ma tasse, une cigarette à la bouche, le regard vide. Pendant ce temps, Nice et Shanon déambulaient paisiblement entre les tables.
Un couple a sans doute eu un coup de cœur pour Nice, ma petite York, car une dame l’a prise dans ses bras. Elle s’est alors aperçue que je pleurais et elle m’a demandé si nous pouvions parler un moment ensemble.
Cette dame et son conjoint étaient dans le même état de mélancolie, car ce qu’il leur restait de famille se trouvait à l’autre bout du monde. Dans ce contexte de fêtes, ils avaient, eux aussi, le cœur triste. Comme ils l’avaient si gentiment proposé, je leur ai expliqué les raisons de mon chagrin et nous avons enchaîné sur la religion, cette doctrine d’amour et d’indulgence qui avait, au contraire, entraîné ma séparation avec ma famille.
La dame me conseilla vivement de me rendre à Frelinghien, un village aux portes de Lille qui ne recèle pas moins de six chapelles – dont cinq dédiées à la Vierge – et où il existait à l’époque un hôpital[2] de soins palliatifs tenu par des sœurs. Je regrette de ne pas avoir suivi son conseil, car, à ce moment de ma vie, j’éprouvais le besoin impérieux de retrouver dans mon cœur perdu et éploré, à la fois le Seigneur, son souffle et l’espérance qui en découle.
Nous avons beaucoup parlé. Pourtant, j’ignore toujours comment s’appelaient ces personnes, et réciproquement. Ils ont simplement croisé mon chemin tortueux, ils ont partagé quelques instants de ma vie, juste pour me transmettre un message. Je ne connais pas la raison qui a engendré cette rencontre. Y en avait-il une ? En tout cas, cette rencontre inédite a eu lieu et c’est bien ainsi.
C’est avec, dans le cœur, ce moment de partage et de convivialité que j’ai débuté l’année. Cette rencontre avait quelque peu reboosté mon moral et, début janvier, j’ai trouvé l’aplomb nécessaire pour solliciter une augmentation de salaire auprès de mon patron. En effet, voler de mes propres ailes et devoir payer chaque mois un loyer conséquent au lieu de vivre chez papa et maman, tout cela avait changé la donne. Sans oublier que je suis plutôt de nature prévoyante et que je tiens à mon petit « bas de laine ».
Ma démarche n’a pas été vaine, car, fin janvier, mon bulletin de paie affichait un complément de… 10 € ! Sur le coup, j’ai cru à une blague. Certes, je travaillais sur la base d’un mi-temps thérapeutique, mais cette augmentation s’apparentait à de l’aumône. J’étais dégoûtée.
Ce soir-là, quand je suis rentrée chez moi, je me suis précipitée sur mon paquet de cigarettes. Les premières bouffées m’ont à nouveau enivrée. Mon esprit s’en allait, je ne sais où, je m’abandonnais, je ne réfléchissais plus.
J’ai malgré tout poursuivi mon éternelle routine : dodo, voiture, travail… Malheureusement, j’éprouvais de plus en plus de difficultés à accomplir des tâches nouvelles sans avoir recours à des aides extérieures.
Puis, un jour, j’ai reçu une lettre de menaces : mon père me prévenait que si je ne rentrais pas immédiatement, « ça tournerait mal pour moi ». Je me sentais vulnérable et impuissante vis-à-vis à lui. Il pouvait atterrir à tout moment, immobiliser mon fauteuil et m’interdire de me défendre. C’était ma principale angoisse. Je me suis alors rendue une seconde fois au bureau de police pour y déposer une main courante. Entreprendre une telle démarche contre son propre père, c’est un peu commettre une trahison. Je ne l’ai pas fait de gaîté de cœur, et c’est peu dire.
Mon intention était simplement de me protéger, ce qui a semblé insuffisant au policier qui m’a reçue. Il m’a conseillé plutôt de porter plainte, ce qui aurait pour conséquence d’interdire éventuellement à mon père de s’approcher à moins de quelques centaines de mètres de mon domicile. Sans doute par respect, je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas pu, je ne voulais pas en arriver là. De toute façon, les personnes proches qui me connaissaient avaient reçu pour consigne de prévenir aussitôt les autorités si elles se retrouvaient sans nouvelles de ma part.
Cette démarche n’a en rien amoindri mes angoisses. J’étais toujours aussi stressée, avec la crainte que mon père ne vienne m’embarquer de force. Il en était capable : il lui suffisait de mettre mon fauteuil hors service en levant une manette, puis de me pousser à son gré. Par précaution, j’ai alors fait recouvrir cette manette avec du gros adhésif, afin de gagner du temps.
Je frôlais la paranoïa, je sombrais quasiment dans la déraison. En rentrant du travail, je craignais toujours d’être suivie… Et j’avais raison, car mes parents avaient déjà réussi à pénétrer dans cette résidence pourtant sécurisée. En fait, ce n’était pas compliqué : ils profitaient qu’une personne du lieu ouvre le portail, ils accédaient à l’entrée de l’immeuble et s’adressaient à l’un des résidents par l’interphone. Il se trouverait bien une bonne âme pour déverrouiller la porte d’entrée ! C’est précisément ce qui s’est passé, peu après mon installation.
Un jour sur deux, une infirmière venait soigner une escarre qui s’était déclarée au niveau de mon pied. J’ai d’abord eu affaire à V. G., une personne très gentille. Nous discutions un peu, le temps qu’elle me prodigue les soins.
C’est alors qu’un matin, mes parents sont arrivés chez moi pour la première fois sans crier gare. Cette rencontre a été houleuse et particulièrement horrible. Maman me faisait du chantage, elle se cramponnait au canapé, elle disait qu’elle ne partirait pas. Le ton est monté. Chacun de nous hurlait de son côté. J’imagine que, ce jour-là, nos paroles ont largement dépassé les limites de la décence et de la correction, mais mon esprit a préféré les oublier.
Un autre matin, une nouvelle infirmière est venue soigner mon pied. La pauvre… Pour sa première visite, elle est arrivée en pleine tornade, en pleine joute verbale. Elle a dû se demander ce qu’elle faisait parmi des personnes aussi vulgaires. Par bonheur, mes parents sont partis en même temps qu’elle, sans doute pour se renseigner à mon sujet. En effet, elle m’a confié par la suite que mon père lui avait posé des questions sur ma vie et sur une éventuelle secte. Elle n’avait pu le renseigner, puisqu’elle venait de faire ma connaissance !
Ces visites impromptues n’en finissaient pas. Ainsi, un jour où je n’étais pas encore levée, quelqu’un a frappé à la porte. Mon aide de vie a prudemment jeté un coup d’œil à travers l’œilleton, s’est tournée vers moi et a chuchoté : « C’est ton père ! »
Je lui ai demandé de ne pas ouvrir et je ne me suis pas manifestée non plus. De toute façon, je ne pouvais pas m’adresser à papa à travers la porte à cause de sa surdité.
Une petite heure plus tard, on a sonné de nouveau. Cette fois, mon père était accompagné de policiers et de pompiers. La grosse artillerie ! Ils ont fait le tour de mon appartement, ont demandé la raison de mon silence et ont finalement classé l’affaire sans suite. Par contre, ils ont ordonné à papa de quitter les lieux.
Le premier trimestre dans mon appartement a véritablement été exécrable. Vous comprenez dès lors ma hantise de rentrer le soir : le temps de sortir de la voiture, de franchir toutes les portes et de prendre l’ascenseur, mon père pouvait me tomber dessus au moins dix fois. Par contre, lorsque je franchissais le seuil de mon appartement, quelle joie de « me poser » et d’accueillir ma petite Nice sur mes genoux !
Avec Shanon, nous étions réunis dans une sorte de solitude ; réunis tous les trois, certes, mais dans une solitude, malgré tout.
Les week-ends étaient les pires moments à vivre. À quoi bon rendre visite à ma famille ? Quel accueil me réserverait-elle ? Étais-je disposée à recevoir de nouvelles paroles blessantes, à encaisser d’autres propos dégradants, à m’entendre accuser de faits complètement faux ? Je ne savais plus quoi faire et, plus les jours passaient, plus le doute s’installait.
Comment peut-on imaginer être un jour reniée par ses parents, être bannie par sa propre famille ? Non seulement j’ai ressenti ce rejet collectif, mais j’ai gardé en mémoire ces paroles si cruelles : « Dès maintenant, tu ne fais plus partie de la famille ! » C’est dur, très dur à entendre, c’est d’une intolérable cruauté. Quel crime avais-je commis, qui puisse justifier autant d’inimitié ?
Moi aussi, j’aurais pu nourrir de la rancœur à leur égard, au moins leur reprocher d’autant me mépriser. Je ne les ai pas reniés pour autant. Au contraire, j’attendais un déclic de leur part, je gardais l’espoir qu’ils me prodigueraient à nouveau un peu d’amour.
Mettez-vous à ma place : depuis mon plus jeune âge, j’avais toujours vécu sous le signe de l’exclusion. En tant que pensionnaire, j’avais subi la séparation avec ma famille durant toute mon enfance ; j’étais privée de leur présence et de leur affection durant toute la semaine. Pourtant, même dans ces circonstances, j’essayais de protéger ma fratrie et mes parents. Je les ai tant pleurés, tant désirés ! Mais eux, qui m’ont bannie sans vergogne, ils ne le voyaient pas.
Mes nuits ne se passaient pas sans encombre. Le même cauchemar se répétait et m’envahissait : ma bouche se remplissait inlassablement de sable produit par mes dents, comme si celles-ci s’effritaient de manière inépuisable. J’enlevais ces millions de grains mais, de suite, ma bouche se remplissait de la même matière.
Durant des mois, tous mes sommeils ont été submergés par ce même songe dérangeant, interpellant, exaspérant qui me réveillait et me rendait perplexe, inquiète et angoissée.
Comme je l’ai expliqué, mon changement de domicile a nécessité l’embauche de nouvelles auxiliaires de vie. Malheureusement, certaines ont rapidement démontré leur incompétence. Elles étaient plus envahissantes qu’efficaces et je n’ai pu les empêcher de profiter de moi ou de prendre de mauvaises habitudes. De plus, parallèlement à leur travail chez moi, elles exerçaient parfois ailleurs. Dans ces conditions, comment m’organiser si je recevais leur planning le dernier jour du mois ?
Alors que j’espérais mon déménagement comme une victoire et une renaissance, j’avais le sentiment que mes soucis empiraient, certes ils étaient dus à d’autres difficultés. Tout d’abord, je devais compter jusqu’à mon dernier sou, car il était hors de question de ne pas honorer mes factures, malgré un budget excessivement serré.
Ma seconde désillusion a eu pour cadre mon activité professionnelle. Du poste valorisant et pécuniairement intéressant que l’on m’avait promis, il ne restait plus que des paroles sans lendemain. Devais-je attribuer ce changement d’attitude à mes problèmes de voiture trop fréquents ? Je sentais que mon directeur commençait à douter de moi.
J’ai effectivement accumulé les pannes de batterie et les problèmes d’ouverture de porte. Combien de fois ne me suis-je pas retrouvée coincée dans ma voiture ? Je devais alors attendre qu’une personne de passage ouvre ma portière. Que de temps perdu !
Mais comment expliquer à ce directeur les raisons de mes retards ? À quoi bon lui faire comprendre que mon véhicule consommait beaucoup d’électricité pour mettre en place et actionner mon élévateur, ce qui déchargeait rapidement ma batterie ? Ce n’était pas son problème, il avait d’autres chats à fouetter.
Moi aussi, j’avais des soucis en tête, et l’un d’eux était de taille : je n’avais plus de nouvelles de maman. Qu’en était-il de son cancer ? Sa plaie cicatrisait-elle ? Quel suivi proposaient ses médecins ? Je n’en savais strictement rien. Au fond, je m’étais peut-être affolée à tort…
Malgré tout ce qui s’était passé, j’espérais que tout aille bien pour elle.
[1] Association pour la Défense des Familles et de l’Individu.
[2] L’hôpital Jean XXIII, reconstruit plus tard à Lomme.
Annotations
Versions