DES ESPOIRS ET DES RÊVES
IL SUFFIRA D’UN SIGNE
Nous n’avons plus que ça au bout de notre impasse
DES ESPOIRS ET DES RÊVES
Comment se fait-il qu’une petite fille comme moi n’ait pas rêvé une seule fois d’être une princesse ? Est-ce imaginable que je n’aie jamais rêvé d’un prince charmant ? C’est pourtant la triste réalité : si la plupart des petites filles espèrent revêtir un jour une robe de princesse, en ce qui me concerne, je n’ai pas le souvenir d’avoir éprouvé ce désir.
Je ne suis sans doute pas un cas isolé, et pour cause : à l’époque, une fille atteinte d’un handicap n’était pas « mariable ». Je devais donc, comme beaucoup d’autres, tracer une croix sur une vie de couple et renoncer aux délicatesses de l’amour. Je resterais toute ma vie une petite fille… Je finirais même vieille fille, car une fille handicapée n’est pas « aimable », dans le sens qu’elle ne peut être aimée d’amour.
Les anciens assimilaient le handicap d’une personne au statut d’un ange. Or, un ange n’a pas de sexe. Par conséquent, pourquoi aurions-nous accès à l’amour, à la vie de couple, à la tendresse et à la sexualité ? Ne sommes-nous pas une « espèce » hors norme ? À votre avis, pourquoi existe-t-il trois types de toilettes : celles pour hommes, celles pour les femmes et les troisièmes pour les personnes handicapées ? Ne serait-il pas moins discriminatoire de créer une seule catégorie de toilettes, accessibles à tous ? Voilà une façon pernicieuse de formater, même inconsciemment, une population entière.
J’ai donc grandi avec cet implacable constat : je n’aurais jamais droit à une vie d’épouse. Pour être sincère, je n’y pensais même pas. Je m’étais faite à l’idée que ce type de vie ne me concernait pas. Ma sœur y aurait droit, mes parents lui prévoyaient d’ailleurs un avenir… mais elle, au moins, elle marchait ! Pour moi, rien de tout cela. Mon destin de petite fille était tout tracé : je resterais auprès de mes parents jusqu’à la fin.
Inconsciemment, intérieurement, j’espérais pourtant vivre autre chose que ce néant. Peu après avoir quitté le domicile familial, j’ai même rencontré un homme via les réseaux sociaux. Nous avons appris à nous connaître, nous avons longuement discuté. Puis, il est venu me voir, le temps d’un week-end.
J.-F. n’avait aucun a priori par rapport à mon handicap. Mes limites physiques ne le bloquaient pas. Il était même très ouvert à ce sujet. Il était compréhensif et doux. Ce fut ma toute première fois.
En matière de sexualité, les « anciens » avaient raison : je n’étais rien qu’un ange. Ce sujet était tellement tabou dans ma famille, que je n’avais jamais osé l’aborder. Même adulte, je n’avais jamais touché un autre corps, et jamais un autre corps ne m’avait approchée de cette façon. Qui aurait pensé que je pouvais ressentir de telles sensations ?
Ce week-end fut intense. Nous nous sommes retrouvés seuls dans mon appartement. Je m’étais arrangée pour libérer mes aides de vie, de manière à passer discrètement la nuit avec lui. Il m’a couchée de manière à ne pas me faire mal, il s’est allongé à mes côtés, puis, ses doigts ont commencé à m’effleurer.
Dans un premier temps, mon corps est resté plus ou moins insensible à ses caresses. Il avait tant et tant de fois été lavé par des mains étrangères ; tant de personnes l’avaient trituré de tous côtés ! Mais J.-F. savait y faire. Il m’a appris les gestes qui donnent le plaisir et je les ai exécutés. Il m’a guidée, m’a conseillée, m’a aidée. Comme s’il comprenait toutes mes incapacités. Il ne m’a pas mise en échec : il s’est adapté.
J’ai apprécié. J’ai même beaucoup aimé. Quelle étonnante sensation d’être aussi bien dans son corps, de sentir le plaisir jaillir de ses entrailles, de découvrir l’orgasme et l’acmé de la jouissance ! Mon corps me donnait enfin du bien-être. Oui, j’ai joui, j’ai connu ce plaisir suprême, cette volupté exquise, divine ! Ce fut bon, ce fut même grandiose.
Le charme s’est brisé quand J.-F. m’a avoué sa liaison avec une copine. Mes convictions ne toléraient pas un tel comportement. Le corps est trop sacré à mes yeux pour le partager, même au prix du plaisir. J’ai donc aussitôt mis fin à notre relation et j’ai reconduit J.-F. à la gare.
Le lundi matin, au travail, j’ai ressenti une impression étrange, je regardais les femmes avec des yeux nouveaux. Moi aussi, je savais, moi aussi, je l’avais fait. J’étais désormais à leur niveau, je les valais, je comprenais à présent de quoi elles parlaient. Mon corps était comme le leur. Je comprenais leur ressenti, leur plaisir corporel. Mon organisme pouvait me procurer aussi du bonheur, du bien-être, voire m’emmener au septième ciel. Je découvrais mon enveloppe charnelle sous une autre facette. J’avais trente-sept ans. Autant de temps pour se rendre compte que j’étais constituée comme tout le monde, de chair, d’os, de pensées, de consciences et de sentiments ! J’étais juste formatée différemment. Comment est-ce possible de brider un mental ? Comment ai-je pu me convaincre que la profondeur d’un véritable Amour avec un humain m’était impensable, inimaginable, inconcevable, voire défendu ? Combien de générations se sont vues interdites à l’amour, au droit de créer une famille, pour la simple raison qu’elles étaient porteuses d’un handicap ? Pourquoi de telles pensées ?
Une petite voix dans ma tête me rappelait toutefois que j’avais bravé des interdits. Pour tout dire, dans un sens, je me sentais maculée. En même temps, je me sentais normale et libérée, au point que cette expérience inespérée m’a suscité l’envie de créer une famille. Dorénavant, ce rêve insensé, j’imaginais qu’il pouvait prendre corps ; c’est comme si ma nuit avec J.-F. m’ouvrait le champ des possibles.
Je me suis alors renseignée sur les possibilités de me faire inséminer en Belgique. J’aurais tant aimé avoir un enfant, donner la vie à un petit être que j’aurais chéri, protégé. Je l’aurais vu grandir, je l’aurais tant aimé ! J’aurais surtout fait en sorte qu’il soit heureux, épanoui, et qu’il aime la vie.
Je ne voulais pas faire preuve d’égoïsme pour autant. Je ne voulais pas donner le jour à un enfant pour satisfaire mon seul désir. J’ai longtemps pesé le pour et le contre. Dans mon esprit, les questions s’entrechoquaient. Était-ce bien ? Était-ce incongru ? Mais surtout, pouvais-je empêcher mon bébé d’avoir un père ? J’étais bien placée pour constater qu’on n’est pas trop de deux pour éduquer un enfant. La mort dans l’âme, j’ai donc rangé ce projet aux oubliettes. Je le regrette un peu aujourd’hui.
Je ne souhaite à personne d’être privé de père. En revanche, j’aurais aimé que le mien se comporte autrement. Au sein de ma famille, les relations restaient exécrables, toujours aussi houleuses, tendues à l’extrême. Je ne parvenais toujours pas à me faire entendre.
Puis, un jour, en apprenant le décès de la petite-fille d’un ami, j’ai craqué. À l’annonce de cette mort injuste, je me suis à nouveau effondrée. Ce que je vivais au quotidien devenait trop lourd. J’étais au bout du bout du rouleau. L’autre côté, celui qui succède à notre vie terrestre, cet au-delà que l’on dit plein de promesses, me donnait envie d’y plonger le plus rapidement possible.
Que nous apporte une vie sans amour et sans tendresse ? J’ai eu subitement le sentiment que toutes mes batailles avaient été vaines, que mon existence tout entière était vide de sens.
Pourquoi avoir été autant secouée par le décès de cette petite puce ? J’étais amie avec son papa « grâce » – ou à cause – de l’amyotrophie spinale. Cette petite fille avait la même maladie que moi. Je connaissais sa famille via le groupe d’intérêt de l’AFM,[1] dont je faisais partie depuis plusieurs années. Je m’étais investie dans ce groupe avec l’espoir chevillé au corps de faire avancer la science. Or, j’ai vécu le décès de cette gamine comme la fin d’un long combat, d’un combat cruellement inégal.
Pourquoi se battre encore, alors qu’on ne peut rien contre la mort, surtout lorsqu’elle rôde tel un rapace au-dessus de nos maladies ? Tout un pan de mon existence s’effondrait. Les combats, la famille, le travail, l’amitié, tout cela était anéanti. J’avais tout perdu, tout raté. Ma vie n’avait plus de sens. Je n’en pouvais plus. Le départ de cette petite puce a été la goutte d’eau de trop : ce vase dans lequel s’accumulaient déjà tant de douleurs a débordé… explosé !
Pour la seconde fois de ma vie, j’ai accompli ce que j’appelle encore aujourd’hui une « bêtise ». J’ai avalé des médicaments par plaquettes entières. Puis, c’est le trou noir. Je ne sais ni par qui ni comment j’ai été retrouvée. Je me suis réveillée en salle de réanimation. De là, on m’a envoyée en psychiatrie. Par chance, j’y suis restée moins de vingt-quatre heures.
J’avais besoin d’aide, j’en étais consciente. J’éprouvais le besoin de me rapprocher et me rattacher à ma famille. J’avais besoin de tant de choses, tant de choses que j’estimais ne pas posséder. J’avais le sentiment d’être dans une impasse, un sentiment qui m’a poussée à accomplir cet acte désespéré.
Suite à cela, j’ai demandé à être suivie par le Centre Médico-Psychologique. Je ne pouvais rester seule face à un poids aussi énorme. Jour après jour, plus encore que me faire vaciller, il m’entraînait irrémédiablement vers ma perte. Pourtant, Dieu sait si, ce que je voulais par-dessus tout, c’était vivre. Simplement vivre !
Certes, concernant mon handicap, les professionnels reconnaissaient mon désir et mon besoin d’autonomie. De mon côté, je poursuivais cette quête sans relâche, mais, outre mes problèmes de mobilité, je portais toujours les séquelles d’une fracture de l’épaule gauche, survenue lors d’une séance de soins.
Mon bras avait perdu une grande partie de sa force. J’ai alors appris qu’une entreprise hollandaise commercialisait un lève-bras. L’AFM s’intéressait d’ailleurs à cette nouvelle technologie. Il s’agissait d’une simple gouttière dans laquelle on posait son avant-bras. Cette gouttière se déplaçait de droite à gauche au moyen de roulements à billes ; elle se levait ou s’abaissait grâce à un moteur actionné par un bouton situé au niveau de la main droite.
J’ai réussi à obtenir ce dispositif ingénieux en 2006, payé en partie par l’assurance de l’hôpital. Il s’agissait du premier lève-bras distribué en France. À mon grand désappointement, une décennie plus tard, la société hollandaise en avait vendu moins d’une dizaine dans notre pays. Quelle déception ! Je ne comprenais pas qu’aussi peu de personnes en soient équipées chez nous. Rectifier ses lunettes, se gratter l’oreille, tenir son téléphone, tant de gestes quotidiens anodins, qu’il nous est impossible d’accomplir sans cet auxiliaire. Au passage, il est regrettable de constater qu’à ce jour, ce dispositif ne fait toujours l’objet d’aucun type de remboursement.
À propos de ces gestes anodins de tous les jours que vous accomplissez, je l’imagine, « les doigts dans le nez », permettez-moi cette parenthèse pour vous décrire notre calvaire de personnes moins valides.
Soulevez un poids relativement lourd un certain nombre de fois. Vous constatez comme l’épuisement survient rapidement ? Voilà exactement la conséquence de ma maladie. Le moindre mouvement réclame une énergie immense et m’épuise physiquement. Comment faire comprendre ceci aux personnes bien portantes ? Je ne suis pas fainéante. Grâce à mes traitements, j’arrive désormais à me débrouiller. Je reste néanmoins très loin de la normale.
Auparavant, je levais péniblement ma fourchette deux ou trois fois de suite, je m’accordais une pause pour retrouver un peu de force, puis je recommençais. Vous imaginez-vous l’état d’esprit d’une personne qui se demande si elle parviendra simplement à finir son repas ? Croyez-vous qu’une telle situation soit facile à accepter ? Que nenni ! Nous ne l’acceptons pas, mais nous n’en faisons pas non plus un prétexte pour susciter la pitié. Surtout pas !
Ne pas accepter ses défaillances ; vouloir réussir à tout prix un geste compliqué, mais si banal pour d’autres ; user sans cesse de stratagèmes pour cacher ses faiblesses ; se retenir de boire pour ne pas devoir aller trop souvent aux toilettes ; sourire pour laisser croire que tout va bien ; dire merci à votre aide de vie, alors qu’elle a enfilé votre pull de travers ; ne jamais profiter que de choses essentielles, voire vitales, trouvez-vous que ce soit de l’orgueil mal placé ?
Toutes ces entraves à notre mobilité sont pénibles, mais nous arrivons malgré tout à vivre avec elles… ou malgré elles. Nous apprenons à être exigeants envers nous-mêmes ; parallèlement, nous commettons l’erreur de l’être moins envers nos aides. Or, moins nous sommes exigeants, plus ils deviennent laxistes et plus ils prennent l’ascendant sur nous. Finalement, ne devenons-nous pas un simple pantin entre leurs mains ? Comprenez-vous, à présent, l’importance d’exercer ce métier par vocation ?
Voilà où je voulais en venir : s’occuper d’autrui comme le font les aides de vie, sacrifier ses nuits et ses journées pour notre bien-être est un sacerdoce. Force est de constater qu’aujourd’hui, notre société individualiste ne fait rien pour encourager ce don.
Je referme la parenthèse et je reviens à mon propos. Je ne peux accepter que l’on nous refuse la possibilité de nous mouvoir à notre gré, alors que des technologies nouvelles le permettent. Si les personnes concernées refusent ces avancées, je respecte leur choix. Au contraire, si elles souhaitent bénéficier de ce matériel, il doit leur être accordé.
Se mouvoir et se déplacer est un droit élémentaire. Les personnes valides en bénéficient de façon naturelle, sans devoir débourser un centime ; pourquoi n’en serait-il pas de même pour nous, limités dans nos mouvements par un problème à la naissance ou un accident de la vie ? Pourquoi devrions-nous sans cesse nous justifier pour obtenir le quart de l’essentiel ?
La prise en charge des handicaps lourds est encore trop pénalisée au sein de notre société. Je le déplore profondément. Tout ce que nous revendiquons, c’est le droit de bouger… Comme tout le monde !
[1] Association Française contre les Myopathies.
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