UNE MAISON ET DES ROSES

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VIVRE CENT VIES

Une terre une maison un grand feu
Vivre en nomade et libre, coucher sous les cieux

UNE MAISON ET DES ROSES

Après un semestre passé dans cet appartement du troisième étage, j’ai réussi à louer une petite maison avec un jardinet et surtout avec un moindre loyer. Elle était située dans un quartier calme, face à une maison de retraite. Je pouvais désormais laisser mon véhicule devant chez moi. Certes, la présence d’une marche à la porte d’entrée m’avait empêchée de la visiter avant de signer mon bail, mais j’avais pris ce risque. D’ailleurs, pour pallier cet inconvénient, il a suffi à un ami de visser une rampe en bois sur le trottoir.

Par la suite, grâce à mon emploi et aux droits qu’il m’ouvrait, j’ai pu automatiser ma porte, de manière à entrer et sortir en toute autonomie.

Les pièces étaient de dimensions modestes, toutes desservies par un couloir très étroit. Mon seul souci concernait les toilettes : j’ai dû louer un lève-personne pour adolescent, un peu moins long que d’ordinaire, faute de quoi il m’aurait été impossible de m’installer sur les toilettes.

La maison disposait d’un jardin, d’une petite terrasse, et surtout de cet air si précieux à respirer à pleins poumons. Je pouvais mettre le nez dehors, j’en avais tant besoin ! Mes chiens savouraient à nouveau un air de liberté et leur truffe humide s’extasiait de toutes ces odeurs que j’étais, pour ma part, incapable de sentir.

Shanon courait comme un fou autour de la pelouse. Il était heureux comme tout. Ma petite Nice, quant à elle, savourait plus modestement le plaisir de s’alanguir sur mes genoux, tel un sphinx gardant son temple.

À ce moment, j’étais encore en mesure de cuisiner. Pour me faciliter la tâche, on avait laissé un emplacement vide sous la plaque de cuisson. Je pouvais m’en approcher complètement en fauteuil et y glisser les jambes.

Je traitais désormais avec une association qui dispensait les services d’auxiliaires de vie. Or, ces dernières n’en finissaient pas de changer. Je voyais parfois défiler dans le même mois quinze ou vingt personnes différentes, et ce turn-over était vraiment pénible. De plus, étant donné mes besoins très spécifiques, je devais à chaque fois répéter les mêmes choses, reformuler inlassablement les mêmes recommandations. Je peux vous assurer que c’est particulièrement éreintant.

Pire encore : à un certain moment, l’association qui gérait mes aides m’a envoyé des filles totalement incompétentes. Elles faisaient le ménage ; par contre, elles ignoraient complètement le B-A-BA de l’aide à la personne proprement dite. Combien d’aides aussi décevantes sont-elles venues chez moi ? Il ne faut pas s’étonner que les personnes âgées soient victimes du syndrome de glissement face aux difficultés d’un tel fonctionnement.

Une seule aide me suivait depuis l’époque où j’habitais au domicile parental. La journée, elle travaillait à la Croix-Rouge ; certaines nuits, elle était chez moi.

Fort heureusement, j’ai repéré quelques personnes qui auraient pu me donner satisfaction et je leur ai demandé si elles accepteraient que je les embauche. Avec leur accord, j’ai alors demandé au Conseil Général de modifier mon plan d’aide humaine.

Il faut savoir que la Prestation de Compensation du Handicap, la fameuse PCH « aide humaine » se décline en trois modalités : soit les heures attribuées sont effectuées en mode prestataire et une association ou une société de prestation de service s’occupe de tout.

Il existe ensuite le mode mandataire. Dans ce cas, l’organisme met des personnes à ma disposition et assure les remplacements, mais je reste leur employeur. C’est toujours l’organisme qui rédige les contrats et les fiches de paie ; il m’incombe de libeller les chèques et de les remettre aux personnes qui m’ont fourni leurs services.

Enfin, il existe le mode emploi direct ou de gré à gré. Dans ce dernier cas de figure, nous devons absolument tout prendre en charge : le planning, les paies, les indemnités de licenciement, etc. Cependant, nous avons le droit de choisir notre « personnel ». L’avantage pour nos aides, c’est que leurs prestations de nuit ne font plus l’objet d’un forfait, elles sont donc mieux rémunérées. Pour nous, les « employeurs », cette solution est forcément plus astreignante et anxiogène. Par contre, elle nous apporte plus de confort et plus de souplesse dans l’organisation de notre vie. J’ai donc choisi cette option et j’ai débauché plusieurs personnes de cette association. 

 

J’avais enfin trouvé le mode de gestion des auxiliaires de vie qui me convenait. Nice et Shanon, mon petit York et mon chien d’assistance, ne me quittaient pas. Shanon m’accompagnait dans un magasin tout proche où je faisais mes courses à des prix abordables ; je lui donnais moi-même à manger et je m’essayais à de nouvelles recettes, d’autant plus que j’aimais cuisiner. Nice, pour sa part, était si difficile et si fragile que je devais varier ses repas tous les jours, sinon elle refusait sa pitance.

La maison était si petite qu’il fallait en utiliser intelligemment chaque recoin. J’optimisais le moindre espace et, de ce fait, mon cellier comprenait un nombre incalculable d’étagères. En effet, la situation de handicap nous oblige à stocker une foule de matériel : le chargeur du fauteuil, un jeu de pneus, une pompe, quelques outils, une chaise percée, un fauteuil manuel si d’aventure le fauteuil électrique tombe en panne, des croquettes pour mon chien d’assistance, et tant d’autres choses aussi diverses qu’indispensables. Tout cela occupe énormément de place.

Je m’étais également aménagé un petit coin bureau dans la salle à manger pour y installer mon ordinateur. Ce PC occupait une place privilégiée dans mon existence, bien plus que la télévision. Il permettait à mon esprit de s’ouvrir sur le monde. C’était mon objet le plus sacré après mon fauteuil électrique. Grâce à lui, j’étais presque autonome, je faisais quasiment tout ce que je voulais sans devoir m’en remettre aux autres. J’assouvissais mon insatiable curiosité, une curiosité qui aurait permis à un corps valide de faire plusieurs fois le tour du monde.

Le cabinet de mon kiné était tout proche de la maison, lui aussi. S. G. me boostait à tous les niveaux. Il a été mon confident. Non seulement il m’écoutait, mais il m’encourageait dans ma volonté de dépasser ma condition. Il me soutenait dans ma détermination à repousser les limites que mon handicap voulait m’imposer. Il voulait que je respecte mon corps, il refusait que je me dégrade.

Grâce à lui, j’ai réussi des choses extraordinaires. Il est même parvenu à m’asseoir sur un ballon ! Parfois, il me prenait dans ses bras et me faisait danser ; il me balançait de droite à gauche, puis de gauche à droite. Jusque-là, je n’avais jamais connu ces sensations.

Imaginez que vous ayez quarante ans ou presque. Vous découvrez votre corps, vous percevez des sensations que vous n’avez jamais connues… C’est prodigieux, non ?

Ce kiné était ingénieux au possible et je n’ai jamais connu la routine avec lui. Il inventait toujours une activité différente, mais, avant tout, il ne se focalisait pas sur mes genoux et mes pieds : il valorisait mon corps tout entier. 

Grâce à lui, j’arrivais encore à me pencher suffisamment pour me laver un tant soit peu les cheveux dans le lavabo. J’essayais de faire le maximum. Je conduisais toujours. Je me rendais à mon travail. En un mot, la vie continuait, cahin-caha.

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À l’occasion de mon premier Noël dans cette maison, j’avais invité mes parents, ma sœur et mon frère. Tous sont venus, sauf papa qui ne voulait toujours plus entendre parler de moi. J’en ai été meurtrie au plus profond de mes entrailles. Il refusait catégoriquement tout ce qui venait de moi. Dès lors, ma relation avec la famille était toujours aussi difficile. J’essayais malgré tout de conserver un lien entre nous, si ténu, si fragile et si anxiogène soit-il.

Si j’étais en froid avec mes proches, le mois d’avril de cette année, pour sa part, a été particulièrement clément. Le temps était magnifique. J’en ai profité pour faire la connaissance de mes voisins.

Ma voisine de droite était une dame à la retraite. Un couple d’une quarantaine d’années habitait la maison de gauche. Ils travaillaient tous les deux dans la même entreprise et le mari souffrait d’un handicap. Sans vouloir porter de jugement, il était un peu « porté sur la boisson ».

Pour le reste, mon jardin était accolé à celui d’un couple très sympathique. Comme moi, F. et J.-Y. aimaient les chiens, mais plutôt les chiens de grande taille. Ils possédaient d’ailleurs des Montagnes des Pyrénées. Ces voisins amoureux des chiens étaient très serviables, l’anecdote suivante vous le prouvera.

Un jour où j’étais en fauteuil dans le jardin, je me suis penchée trop fort et je n’ai plus trouvé la force de me redresser. Petit à petit, mon tronc s’est retrouvé contre mes cuisses, ma main ne pouvait même plus actionner la manette de mon fauteuil. J’ai alors fait aboyer Shanon à qui mieux mieux. Par bonheur, mes voisins l’ont entendu.

J.-Y. n’a pas hésité : il a posé une échelle contre la clôture du jardin et a volé à mon secours. Merci Shanon, merci J.-Y. d’avoir été présents pour moi ce jour-là. Sans vous, je serais restée prisonnière de cette position pendant des heures et Dieu sait comment cette histoire se serait terminée.

Entretemps, je continuais d’aménager mon logement. Installée dans mon jardin baigné de soleil, j’avais peint les étagères qui décoraient mon entrée. Cette année-là, une fois n’est pas coutume, j’ai passé un été à peu près convenable.

J’essayais, non sans mal, de vivre le plus normalement possible, même si des cauchemars et des angoisses me hantaient. L’image de papa, en particulier, me revenait et me terrifiait toujours autant. Pour ce qui est de maman, depuis mon emménagement, personne ne m’avait informée d’une éventuelle aggravation de son état. Au fond de moi, j’espérais que son cancer n’était plus d’actualité. De toute façon, je m’étais ôté de l’esprit l’idée de revivre un jour au domicile familial, car j’aurais été perpétuellement surveillée, ma vie aurait été infernale.

Malheureusement, dans le courant du mois d’août, on m’apprenait que maman entamait une chimiothérapie palliative… palliative, pas curative ! J’ai compris tout de suite qu’elle allait nous quitter, que ses jours étaient comptés. Si nous pouvions encore faire quelque chose, il fallait le faire vite. Très vite.

Évidemment, j’avais toujours à l’esprit les souvenirs de mes séjours à Lourdes. Or, par je ne sais quel hasard, une maison située près de l’église arborait une affiche de l’association « Lourdes Espérance Cancer », laquelle organisait un pèlerinage en septembre.

J’en ai parlé à maman ainsi qu’à sa sœur domiciliée près de Lourdes, puis, je me suis procuré les fiches d’inscription et je les ai remplies. En général, je voyais maman lorsqu’elle était à l’hôpital, au Centre Oscar Lambert. Je m’y suis rendue à la hâte et j’ai déposé les documents sur la table roulante, dans sa chambre.

À mon grand soulagement, mes parents ont accepté de participer à ce pèlerinage. À l’occasion de ce qui serait sans doute son dernier voyage, maman a vécu d’excellents moments chez sa sœur. Ma tante lui a fait goûter des figues fraîches, du foie gras fait maison, des marrons et plein d’autres bonnes choses. Elle a même organisé son bilan sanguin. Il fallait que l’hôpital ait les résultats dès qu’elle rentrerait dans le Nord pour sa cure de chimiothérapie, car son traitement recommençait le lendemain de son retour.

Maman a dû apprécier cet intermède dans sa souffrance, car, à peine était-elle rentrée, qu’elle avait déjà rendez-vous pour une nouvelle cure de chimiothérapie. Ce traitement chimique lui permettait de gagner un peu de temps. En contrepartie, il la rendait affreusement malade ; maman vomissait sans cesse et elle perdait ses cheveux. Non seulement, ces cures l’affaiblissaient à chaque fois un peu plus, mais, contrairement à l’effet escompté, le crabe[1] s’installait un peu partout dans son corps. J’ai ainsi vu ma petite maman s’amenuiser, s’amaigrir, s’affaiblir et s’épuiser. Sa santé s’altérait de semaine en semaine, inexorablement.

Son temps était compté, Noël approchait et je savais qu’elle n’en verrait pas d’autres. Ce constat est horrible ; en même temps, il nous incite à entreprendre un maximum de choses pour garder à ce jour saint un peu de sa magie. Pour maman et pour nous tous, il fallait non seulement, que Noël reste une fête, mais que cette fête ait bien lieu et qu’elle nous réunisse dans une même communion d’esprit.

Sans me soucier des difficultés ou des éventuelles réticences qui m’attendaient, j’ai saisi mon téléphone et j’ai organisé Noël. Parmi ses frères et sœurs, ceux qui s’entendaient le mieux avec elle ont répondu présents, de même que son filleul. L’un s’est chargé de l’apéritif, un autre de l’entrée, du plat principal, du fromage ou du dessert. Tout le monde sans exception a mis la main à la pâte. La veille, déjà, l’une de ses sœurs était venue dresser les tables et disposer les chaises qu’elle avait apportées.

La véranda était suffisamment spacieuse pour accueillir tout notre petit monde et la fête s’est déroulée à la perfection. Puis, chacun a retroussé ses manches une nouvelle fois. Par conséquent, à la fin de la journée, la vaisselle était propre et les couverts rangés dans les armoires. Seul petit bémol, la touche finale n’a pas eu l’éclat que j’escomptais.

En effet, j’avais acheté trois pendentifs différents en forme de cœur. Ils devaient symboliser l’amour que nous portions à maman et que nous voulions une dernière fois lui démontrer. Mon frère, ma sœur et moi aurions dû chacun lui offrir un de ces cœurs. Figurez-vous qu’ils ont refusé. Alors, je lui ai confié moi-même les trois petits écrins renfermant les cœurs.

J’aurais aimé te cajoler, te caresser, te prendre dans mes bras, te serrer, t’embrasser et te dire tant de belles choses pour te faire rire, rêver, te faire oublier juste un petit moment, la dure réalité et te dire « je t’aime ».

Pour ne pas favoriser l’un de mes parents par rapport à l’autre, j’avais acheté trois cravates pour papa. J’avais également réservé à mes parents une nuit avec repas dans un relais château. J’espérais qu’une fois dans sa vie, maman rêve un peu et qu’ils passent tous deux une nuit dans un lieu un peu magique. J’avais oublié qu’ils rejetaient comme la peste la moindre chose qui venait de moi. J’en ai, une nouvelle fois, énormément souffert. Dieu sait pourtant la somme d’énergie que j’ai dépensée pour essayer de chérir maman ; la somme d’argent, quant à elle, n’a pas d’importance. Ce que je lui ai offert avec mon cœur, elle le méritait mille fois : un appareil de thalasso à pieds pour lui prodiguer un peu de bien-être et de relaxation ; un diffuseur d’huiles essentielles pour l’apaiser, pour calmer ou amoindrir les angoisses, ou simplement pour la détendre ; je l’ai même abonnée à des revues de fleurs et de décoration. Maman aimait tant les belles couleurs ! Elle pouvait ainsi égayer sa vie grâce aux images bigarrées qui se présentaient à elle.

Un jour, je lui ai offert un coffret en bois rempli de crayons de couleur, de pastels, d’aquarelles, de fusains et autres. Dans sa jeunesse, elle adorait dessiner. Peut-être y retrouverait-elle un peu du charme d’antan ? Hélas ! pour elle, le moindre effort physique représentait désormais l’effort de trop. Maman était épuisée. 
Revenons au repas et à la dégustation du foie gras fait par ta sœur des Pyrénées et envoyé spécialement pour toi. Ma marraine, ton autre sœur, a disposé de belles tranches de ce délicieux mets dans les belles assiettes avec de bons petits toasts grillés. Tu pouvais laisser fondre cette spécialité culinaire dans ta bouche avec le croustillant du pain. Seul le bruit craquant sortait des moulins à parole.

Se régalaient-ils ou pensaient-ils comme moi ? S’ils pensaient, à quoi songeaient-ils ? À la vie, à leur plaisir gustatif, à la mort et à ta fin prochaine, à un espoir, à rien ? Nul ne le sait.

Lorsque la dinde toute fumante et odorante, longuement cuisinée avec du bon beurre de ferme et des petits oignons fut déposée sur la table, tout le monde se réjouit. Chaque convive assista à sa découpe.

Une part choisie pour maman et les sot-l’y-laisse ont été disposés dans son assiette, entourée de petits légumes et de bonnes pommes de terre cuites dans la sauce de la volaille. Son assiette colorée de vert grâce aux haricots et aux petits pois, d’orange pour les petites carottes, de rouge par la tomate provençale parsemée d’ail, de brun noir par les champignons, et de clair pour la viande et les patates, comme on dit dans le Nord, le tout nappé de sauce roussie et salée à souhait. 

Tu as été servie la première à chaque fois. Tous les plats apportés furent joliment décorés, ornés d’un sapin de Noël, d’une hache, d’étoiles ou d’autres petits sujets rappelant cette fête. Tous ces mets furent succulents et goûteux.  Une autre sœur agricultrice apporta du beurre de ferme comme tu en fabriquais avant, et du fromage préparé par leurs soins avec le lait de leurs vaches. 

De l’entrée au dessert, nous nous sommes tous régalés. Enfin, tous semblaient repus et satisfaits. 

Tous tes proches étaient autour de toi. Tu étais la reine du jour pour ton dernier Noël. Tu devais être au centre de toutes les attentions. 

Moi, j’étais à l’affût de tout. Pourtant, je me taisais. J’essayais de me faire toute petite après l’épisode des pendentifs en forme de cœur. Je comprenais encore une fois que ma place n’était pas là. Je me taisais, je voulais juste que maman soit heureuse. Alors je me devais d’être présente, mais sans déranger. 

Intérieurement, je me posais beaucoup de questions, j’étais malheureuse. J’étais présente physiquement, rien de plus. J’essayais de faire bonne figure, de me montrer joyeuse tout en restant très discrète. J’observais en sachant que c’était ton dernier Noël à nos côtés, à mes côtés. 

À la fin du repas, je suis allée dans la cuisine. Tous les neveux et nièces présents de maman faisaient la vaisselle. Mes cousins semblaient plus à l’aise avec moi ; enfin, je me sentais mieux parmi eux. Je crois que les oncles et tante me tenaient rigueur eux aussi de mon départ. Car, oui, mon départ peinait maman. 

J’étais le catalyseur de dissidence. Je le savais, hélas ! J’étais la mauvaise fille qui était partie, dans des moments où maman avait besoin de moi. D’un autre côté, c’est moi qui ternissais l’ambiance de la maison. Je ne pouvais pas saboter le calme dont maman avait tant besoin. Je me devais de m’écarter. Papa ne me supportait plus.

Pourtant, s’ils savaient que je les avais emmenés là-bas, au Brésil, dans l’espoir que maman ne meure pas si vite, pour qu’elle vive encore parmi nous. Qui a compris cela ? Pourquoi personne n’a-t-il essayé de me parler pour comprendre ? Pourquoi un tel rejet ? Imaginaient-ils ma si puissante et horrible souffrance, mon si grand mal-être, le supplice que je vivais ? Probablement pas !

Ensuite, j’ai eu connaissance d’un service qui assurait des soins palliatifs à domicile. J’ai suggéré que maman rencontre leurs bénévoles, mais, une nouvelle fois, ma proposition n’a pas reçu l’écho escompté.

Je voyais, principalement, maman lorsqu’elle allait à l’hôpital. J’évitais au maximum mes visites au domicile familial. Cette situation me déchirait. Que faire dans ces cas-là ? Devais-je aller la voir tout en prenant le risque de briser leur tranquillité, juste pour satisfaire mon besoin de l’embrasser, de l’entendre, de la voir ? N’était-il pas préférable que je me fasse oublier ? Ça me faisait mal, je pleurais dans mon coin, dans le silence, je me sentais orpheline, sans attache, sans famille. Je me trouvais seule au monde, perdue, tiraillée, déchirée entre mes envies et mes besoins et le bien-être de maman. J’étais comme une écorchée vive. Je me devais de veiller à son confort moral, et surtout pas au mien.

Le jeudi de l’Ascension, lors d’une de mes visites au domicile familial, voyant que sa fin approchait, je lui ai proposé de parler de l’au-delà. La vie après la vie, n’était-ce pas l’espoir de continuer quelque part après notre parcours ici-bas ? L’espérance de croire à notre survie ? De croire en Dieu et d’être à ses côtés ? Ma croyance, selon laquelle nous allions nous revoir, me semblait une source d’espoir inestimable... Hélas ! une fois encore, ce n’était pas l’avis de ma sœur : lorsque j’ai entamé la conversation, elle est entrée comme une furie dans la véranda en criant :

— Mais enfin, ta mère n’est pas encore morte !

À cet instant, j’ai compris que nous n’étions pas du tout au même niveau de pensée. Ma famille était toujours dans le déni, alors que maman, de son côté, savait très bien la suite qui l’attendait.

Je me suis tue, je me sentais subitement très mal à l’aise vis-à-vis d’elle. Je ne voulais pas qu’elle parte, bien sûr ! Cependant, à quoi bon se voiler la face ? Il fallait au contraire s’apprêter à subir cette fatalité.

C’est terrible de voir un proche s’éteindre tout doucement, constater que ses douleurs augmentent un peu plus chaque jour, ressentir une telle impuissance à aider un être aussi cher que sa maman. Maman souffrait le martyre et je ne voulais pas qu’elle parte dans ces conditions. Après tout ce qu’elle avait fait, par tous ses labeurs, pour sa famille, pour moi, elle ne le méritait pas.

Je lui rendais visite lorsqu’elle séjournait à l’hôpital. De temps en temps, je m’autorisais à venir la voir quand elle regagnait brièvement sa maison. Dans ces moments-là, forcément, papa était toujours aussi remonté contre moi, mais j’en avais pris l’habitude.

J’aurais fait n’importe quoi pour que maman soit heureuse. Je lui souhaitais tant de bonnes choses, elle qui avait tant fait pour nous, elle qui avait tant travaillé ! Combien de fois ne s’était-elle pas levée en pleine nuit pour nous tous ? Combien de fois ne m’a-t-elle pas lavée, baignée, relevée quand je tombais ? Je lui ai infligé tant de peurs, nous avons tant exigé d’elle ! Or, sans jamais nous reprocher quoi que ce soit, elle assumait tout, sur tous les plans.

Désormais, je ne voulais plus représenter une charge pour elle, même pas une charge morale. J’étais prête à tout lui donner. Je voulais qu’elle sache en son for intérieur que je saurais me débrouiller. Je voulais apaiser son esprit durant ses derniers moments de vie et, par-dessus tout, la rendre fière de sa fille.

Notre époque dite moderne a inventé une expression pour qualifier ce genre de personnes : les « Wonder mamans ». Elle en faisait partie, même si elle restait avant tout un être humain avec ses faiblesses. J’avais mal au cœur à l’idée qu’elle partirait sans doute dans de grandes souffrances. Ses os étaient touchés, ses poumons se bouchaient et, comme pour parachever son anéantissement, une nouvelle tumeur était apparue sur son crâne. Je pleurais de la voir dans cet état.

Elle souffrait physiquement, mais elle ne l’avouait que lorsque nous étions seules. Par moments aussi, la morphine la faisait délirer. J’avais mal au cœur d’assister à cette déchéance. Voir sa maman vivre un tel supplice constitue aussi un supplice ! Je l’ai vue, affalée sur la table, tant cette torture était insoutenable. La médecine était désormais impuissante face à ses douleurs. Elle vivait un martyre, un calvaire sans nom. J’en étais déchirée, meurtrie au plus profond de moi. Mes journées étaient remplies de ses souffrances, je ne pensais plus qu’à elle.

Ses poumons n’étant plus en mesure de résister aux assauts de l’implacable crabe, il a fallu lui administrer de l’oxygène et l’hospitaliser à nouveau. C’est alors que le médecin nous a convoqués. Quelques heures… peut-être quelques jours, voilà le temps qu’il lui restait. En m’adressant à ce docteur, je n’imaginais pas que ma proposition, supposée adoucir le départ de maman, susciterait une réaction aussi virulente :

— Je peux lui faire goûter un peu de confiture ?

Mon frère s’est aussitôt emporté :

— Et son diabète ? Tu oublies son diabète ?

Dans ces circonstances, il avait bon dos, son diabète ! Bon sang, c’était sans doute la dernière fois que nous pouvions lui offrir ce qu’elle aimait. Pourquoi l’en priver ? Je m’insurgeais contre ce déni, contre ce comportement stupide qui m’empêcherait d’adresser un ultime message d’amour à celle qui m’avait donné la vie. De quel droit mon frère osait-il s’opposer de la sorte à mon initiative ? Il était encore possible d’offrir un peu de bonheur à maman, même si ce bonheur tenait en quelques bouchées de confiture. C’est d’ailleurs le comportement que nous devrions tous tenir envers chacun de nos proches. Nous devrions leur prodiguer notre amour de leur vivant ; après, c’est trop tard. C’est tellement culpabilisant et dramatique d’en prendre conscience alors qu’ils reposent sur leur lit de mort, ou juste avant qu’ils poussent leur dernier souffle.

Le vendredi midi, je me suis à nouveau rendue à l’hôpital pour aider maman à manger. Quelle honte ! On lui avait déposé un plateau minable. En guise d’entrée, elle avait droit à quelques feuilles de salade sans sauce, accompagnées d’un morceau de tomate et d’un minuscule morceau d’œuf. Quant au plat principal, il consistait en une côtelette de porc impossible à mâcher, tant elle était sèche. J’ai aussitôt demandé qu’on lui prépare un repas haché, et surtout pas mixé, auquel cas tous les ingrédients seraient mélangés.

À ce moment, ma sœur est montée sur ses grands chevaux : je n’avais pas à demander cela ! Devais-je en conclure que j’aurais dû regarder cette scène sans réagir ? Maman était à ce point affaiblie qu’elle n’avait rien pu avaler. D’ailleurs, ce « repas » était tout bonnement immangeable tant il était inadapté pour une personne malade et faible.

Le personnel savait qu’elle vivait ses derniers instants. Malgré cela, il n’avait même pas agrémenté ses plats d’un gramme de mayonnaise ni d’un soupçon de vinaigrette. Au moins, ces assaisonnements auraient rendu ces aliments insipides un peu plus goûteux. Dire que les condamnés à mort ont le droit de choisir leur dernier repas… !

Le mardi soir qui a précédé son grand départ, maman s’est levée avec je ne sais quelle force et m’a suppliée de la ramener dans sa maison. Elle voulait mourir chez elle, dans la demeure où elle s’était autant investie. J’ai promis que l’y conduirait le lendemain. Malheureusement, mes proches s’y sont opposés. Ils craignaient de ne pouvoir faire face, je pense. Pourtant, tout avait été tout prévu. Oh, si j’avais su...

Oui, tout compte fait, j’aurais dû la ramener chez elle comme elle le souhaitait, malgré toutes ces réticences. Je ne sais comment j’y serais parvenue, mais j’aurais au moins dû essayer. Ce regret me hante encore.

Tous ses proches ont assisté, impuissants, à la déchéance de ce corps si fragile, si fatigué, si décharné, si squelettique et si douloureux, qui se faisait grignoter inéluctablement par le cancer. C’était si cruel et si attristant de la voir réduite à si peu de chose, alors qu’elle avait tenu autant de place dans notre vie et dans nos cœurs !

Quand je suis arrivée à l’hôpital le lendemain, le 1er août 2007, les médecins l’avaient mise sous médication pour qu’elle dorme… ou qu’elle s’endorme.
Dans le même temps, le service de soins palliatifs à domicile qui m’avait aidée psychologiquement m’a envoyé, le mercredi, une de ses bénévoles. Celle-ci m’a conseillé de dire à maman tout ce que j’avais sur le cœur. Alors, je lui ai dit combien je l’aimais, je lui ai dit tant de choses affectueuses, je voulais lui procurer tant de bonheur, la rendre tellement heureuse. Elle avait tant souffert durant sa vie, que je trouvais injuste de la voir partir dans de si grandes souffrances. Comment se pouvait-il qu’aucun médecin ne soit parvenu à la soulager ?

Maman, tu sais combien je t’aimais. Je t’aime pour tout ce que tu m’as apporté, et je t’aimerai toujours.

 

Maman a quitté cette Terre pour un monde meilleur. Il était 19h50. Papa et moi étions à ses côtés. À cet instant, le temps s’est comme arrêté, suspendu dans sa course absurde. Pour ma part, j’ai enclenché le pilotage automatique. J’ai fonctionné comme un robot, par automatisme, mécaniquement. Sans doute pour essayer de me préserver, j’ai mis de côté tout ce qui fait réfléchir, j’ai occulté toutes les choses qui émeuvent. En fait, je ne sais plus comment j’ai fait. J’ai simplement raccompagné papa chez lui, puis je suis rentrée.

Le jeudi après-midi, le corps de maman devait revenir à la maison. Je l’attendais avec impatience et, comme un fait exprès, les pompes funèbres étaient en retard. Quand le corbillard est enfin arrivé, j’ai voulu voir maman tout de suite. J’en avais un immense besoin… Pourtant, quand ils ont ouvert le cercueil, mon cœur a failli s’arrêter de battre. 

Ce n’était plus toi, maman ! Ils t’avaient maquillée, toi qui ne te maquillais jamais.

Dans un état second, j’ai crié, j’ai hurlé : « Ce n’est pas maman ! Ce n’est pas ma maman ! ».
Toi, tu étais naturelle, tu n’avais pas besoin d’artifices, tu étais bien réelle.

Mon oncle n’a pas compris ma réaction. Ou alors, il l’a mal interprétée. Non, je n’étais pas folle ! Je savais qu’il s’agissait du corps de maman, mais elle n’aurait jamais accepté qu’on transforme son visage. Il aurait fallu la laisser, telle qu’elle était de son vivant.

J’ai alors été invitée à me rendre au bureau des pompes funèbres pour choisir le faire-part de décès. Je n’osais plus rien dire. J’y suis allée pour la forme. À quoi bon encore encaisser des brimades ? Ma sœur voulait des fleurs ? Eh ! bien d’accord, elle aurait ses fleurs. Tu les aimais tant.

Je savais qu’elle nous voyait. Alors, durant la cérémonie religieuse, j’ai lu un texte à son attention. Elle était là-haut, désormais heureuse dans l’au-delà. C’est fou ce qu’elle me manquait !

Au lendemain de ce jour de tristesse, je me suis repliée sur moi-même. Je souffrais de n’avoir pu l’accompagner davantage. Pourtant, je devais me résoudre à faire mon deuil. Je m’y suis résolue petit à petit, très difficilement. Faut-il le dire, je n’y suis pas arrivée complètement, seule que j’étais avec tous ces manques, tous ces regrets, tant de non-dits, tellement de trop-dits... 

[1]Le mot cancer signifie crabe en latin. Il existe une multitude de cancers de types et de sous-types différents, très hétérogènes par leur histoire naturelle, leur facteur de risque, leur traitement et leur pronostic. 

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