MA DESCENTE AUX ENFERS
À L’ENVERS
J’ai perdu cent fois la face
Mais sans rien gagner derrière
J’voudrais bien trouver ma place
Naufragé cherche une terre
Déposer un peu d’angoisse
Y respirer un peu d’air
Autre part, autre frontière
MA DESCENTE AUX ENFERS
Sans en prendre conscience, suite au décès de maman, je me suis engluée dans une profonde dépression. Mon état physique s’est détérioré, la conduite de ma voiture est devenue difficile, mes capacités gestuelles se sont amenuisées. Diverses douleurs sont ainsi apparues plus ou moins en même temps. Le bas du dos, en particulier, me faisait énormément mal.
Les trottoirs et les routes sont rarement réguliers ; par conséquent, chaque secousse ou chaque cahot de mon véhicule déclenchait une douleur horrible. Les bordures de trottoirs, si elles n’étaient pas retaillées, ne me facilitaient pas la tâche non plus : je devais parfois m’élancer pour les gravir et, pour en descendre, je devais laisser mon fauteuil retomber brusquement.
Devant la persistance de mes douleurs, en février 2008, je me suis finalement rendue à la consultation pour les maladies neuromusculaires. J’avais quasiment abandonné tout suivi médical jusqu’alors, ne conservant que mon kiné et mon médecin traitant. De toute façon, même les spécialistes se déclaraient impuissants...
Alors que je m’adressais à ce nouveau médecin pour demander de l’aide, il m’aurait presque assassinée quand je lui ai annoncé que j’avais abandonné la ventilation nocturne depuis des années ! Je ne m’étais pas encore remise psychologiquement du décès de ma maman, et ce docteur ne trouvait rien de mieux à faire que de démolir mon corps encore un peu plus. Il a d’abord envisagé une trachéotomie pour, soi-disant, m’aider à respirer. Il a ensuite proposé de me poser un tuyau au niveau du nombril pour que je puisse uriner sans aide extérieure.
J’ai très mal digéré ses paroles, elles me revenaient à la figure comme un boomerang. De plus, la concentration de gaz carbonique dans mon sang était trop élevée, ce qui accentuait encore ma fatigue, avec pour conséquence de détériorer peu à peu mon état psychologique. En effet, si le sommeil n’est pas suffisamment réparateur, l’organisme tout entier – y compris son aspect psychologique – se met à flancher. Il était urgent que l’on remette en place une ventilation non invasive. Mes muscles respiratoires devaient se reposer afin d’être plus efficients durant la journée.
Un médecin digne de ce nom connaît l’impact d’une mauvaise oxygénation sur le sommeil. Celui qui m’a reçue ne pouvait ignorer que mes nuits étaient mauvaises ni que j’étais fragile. Certes, il ne me connaissait pas, mais, au lieu de me soutenir, il m’a balancé sans ménagement que je devais arrêter de rêver : pour lui, de toute façon, « il n’existerait jamais de traitement pour ma maladie ».
Devais-je comprendre que j’étais purement et simplement condamnée ? Face à ce verdict, j’ai à nouveau craqué. J’ai d’ailleurs payé très cher cette rechute psychologique, car je me suis retrouvée en réanimation.
Effectivement, je me suis réveillée une nouvelle fois dans ce lieu sans fenêtres, dans ce local aseptisé éclairé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où des gens meurent à quelques mètres de vous. J’y ai vu, à côté de moi, des drogués attachés à leur lit.
On ignore l’heure qu’il est. D’ailleurs, on ne vous écoute pas ; on ne vient même pas vous soulager si vous vous plaignez d’avoir mal. Si l’on a besoin d’aller aux toilettes, on vous répond que vous avez une alèse… Il vous « suffit de faire dessus ». N’ayez surtout pas le culot d’oser un geste ou un mot de reproche ! On vous dénigrera, vous serez un « mauvais patient », on vous fera comprendre que vous perturbez le service.
Pendant de nombreuses années, j’ai nommé ce service le « trou à rats », tant ce lieu m’a paru répugnant et inhumain. Je m’y suis sentie pire qu’une moins que rien. J’y ai vécu les plus affreux moments de ma vie. J’étais un colis dont on ne savait que faire. Je dérangeais.
De plus, j’étais seule, sans aucune aide, incapable de faire quoi que ce soit. Psychologiquement, j’étais au plus bas et, comme si cela ne suffisait pas, je souffrais.
Dans cette prison aseptisée, personne ne prenait la peine de venir me bouger, on ne me parlait pas. Je ne pouvais même pas m’asseoir ! J’arrivais simplement à regarder de droite à gauche. J’y ai vécu cinq jours d’horreur, sans aucune humanité. Mon handicap semblait déranger tout le monde. Dieu, comme j’avais envie de partir ! Pourtant, je suis restée dans ce service au moins deux jours de plus. Forcément, ils ne savaient que faire du colis que je représentais ; un colis gênant, lourd et encombrant.
Alors, ils m’ont envoyée quelque part à l’étage, pour le week-end. On m’a allongée sur un brancard, on m’a trimballée dans un dédale de couloirs aux murs uniformément colorés, et on m’a installée sans autre forme de procès dans un autre lit. Sans la moindre explication. Je ne savais même pas quel jour nous étions !
Pour vous décrire l’ambiance, un soir, la veilleuse de nuit m’a gratifiée de ce commentaire particulièrement éloquent de la part d’un personnel soignant :
— Ce qui vous arrive ne m’étonne pas ! Avec le nom que vous portez...
Ses paroles pleines de venin m’ont retourné les tripes. J’étais abasourdie, interdite, paumée. J’avais besoin de tendresse, besoin de parler, d’être entendue. J’avais vécu trop de choses difficiles ; je demandais simplement qu’on me procure un peu d’aide, tant physiquement que psychologiquement. Hélas ! aucune structure ne traite en même temps ces deux problématiques. Elles soignent soit l’une, soit l’autre.
Le lundi matin, deux brancardiers sont venus me chercher à brûle-pourpoint, alors que des aides-soignantes procédaient à ma toilette. Je me suis à nouveau sentie comme un poids mort que l’on balade au gré des humeurs des uns et des autres…, sauf des miennes, bien entendu !
À mon grand désappointement, je me suis retrouvée dans le service du docteur qui voulait me pratiquer une trachéotomie. Ce n’était pas la solution que j’espérais, surtout pas avec ce médecin. Autant dire que je me suis complètement refermée sur moi-même.
Puis, un jour, en m’installant sur mon fauteuil électrique, l’une de mes aides de vie a appris que j’étais couchée depuis plus d’une semaine avec une sonde urinaire. Elle a exigé aussitôt qu’on me retire cette sonde. J’avais suffisamment de soucis, je ne voulais pas, en plus, devenir incontinente. Merci, C., tu m’as défendue ! J’avais besoin d’une alliée, j’avais besoin de reconnaissance et d’humanité. Tu as été présente au bon moment.
De son côté, mon père était toujours persuadé que j’étais sous la coupe d’une secte, qu’un gourou m’avait envoûtée, ou je ne sais quoi. Sur base de quoi, ma famille et ce docteur ont demandé une HDT, une « Hospitalisation à la Demande d’un Tiers » en vue de m’interner. Aussi étrange que cela puisse paraître, mon état mental n’a pas été évalué par un second médecin, comme l’impose la loi… Y avait-il une telle urgence dans l’esprit de papa ?
Toujours est-il qu’une ambulance est venue me chercher et m’a emmenée à l’hôpital psychiatrique de mon secteur. J’ai passé six jours au milieu de « cas chroniques », car c’était le seul bâtiment équipé d’un ascenseur permettant d’accéder aux chambres. Six jours épouvantablement longs, six jours infernaux. J’ai eu tout loisir de constater et de subir le manque d’humanité de ce service, victime lui-même d’un manque cruel de moyens. Seigneur, comme les « patients » d’ici portaient bien leur nom ! Le regard éteint et hagard, ils attendaient simplement l’heure du repas, puis ils erraient dans les couloirs en attendant le suivant. Ils sautaient littéralement sur leur pitance, qu’ils engloutissaient en deux minutes. Est-ce encore vivre, qu’avoir pour seuls repères les moments où l’on mange, où l’on se couche et où on se lève pour recommencer la même journée insipide ?
Les soignants se désintéressaient de nous, ils préféraient se retrouver entre eux. Un jour, je me suis approchée de leur table et j’ai essayé d’engager la conversation. Mal m’en a pris : je me suis fait virer ! Sur le coup de la colère, je les ai traités de gardiens de zoo !
Quant à moi, quelle horreur ! Le matin suivant mon arrivée, ils étaient onze dans la chambre pour me mettre au fauteuil. Ils tiraient à hue et à dia, mon cœur battait la chamade. Ce jour-là, j’ai dépassé le 180… mais pas en voiture ! Puis, arriva ce qui devait arriver : mon pied s’est bloqué dans la barre du lit et je me suis fracturé la cheville.
Croyez-vous qu’ils se soient souciés du fait que ma cheville enflait ? Pas du tout : ils ont décrété que c’était à cause de la chaleur ! Que vouliez-vous que je fasse ? Comme d’habitude, j’ai serré les dents et je me suis tue.
Quelques heures plus tard, mon kiné m’a rendu visite. Quand il a vu l’état de mon pied et ma détresse de me trouver dans ce lieu complètement inapproprié, il a vu rouge. Il était déchaîné comme un lion en cage. D’autant plus que c’était le week-end de la Pentecôte et que mon psychiatre du Centre Médico-Psychologique ne pouvait me voir avant le jeudi suivant. Sans doute à l’intervention de mon kiné, le mardi matin, ma fameuse équipe soignante m’a transférée pour la journée dans un bâtiment réservé à des personnes moins gravement atteintes.
Je n’ai pas gagné au change, car mon séjour dans cette structure s’est révélé infect à tous niveaux. J’ai assisté à des scènes affreuses. Des personnes arrivaient en marchant normalement et, le lendemain, leur bouche dégoulinait de bave, tellement on les avait bourrés de calmants. C’est là que j’ai découvert le sens de l’expression « camisole chimique », cette technique barbare qui consiste à administrer aux malades un peu trop nerveux, un cocktail de médicaments aux effets narcotiques.
J’ai vu des soignants s’en prendre à un malade prêt à vomir et qui réclamait un haricot[1]. C’était sans doute trop demander : on lui a refusé cette coupelle et on lui a dit d’aller se soulager aux toilettes. Forcément, cette personne a fini par vomir dans le couloir. Shootée comme elle l’était, la malheureuse a même dû passer elle-même la serpillière !
J’ai vécu ainsi pendant plusieurs jours parmi des drogués, des alcooliques et des personnes atteintes de troubles obsessionnels compulsifs qui se lavaient les mains toutes les cinq minutes. Certains cas donnaient froid dans le dos, tel ce gaillard qui se vantait d’avoir planté un couteau dans le ventre de son cousin !
Petit bémol, contrairement aux malades présents dans le bâtiment où je dormais, ceux-ci parlaient, ils s’exprimaient… et croyez-moi, ils ne s’en privaient pas !
Le jeudi, j’ai enfin rencontré le psychiatre de l’hôpital. Je croyais voir le bout du tunnel ; au contraire les paroles de ce médecin m’ont terrorisée :
— Maintenant que je vous ai, je vous garde, m’a-t-il dit mot pour mot !
Par chance, mon kiné avait pris rendez-vous avec ce docteur et il a pu lui expliquer ma situation. À mon grand soulagement, le psy a tenu compte de ses arguments et m’a autorisée à sortir.
Il était néanmoins dans l’obligation d’avertir mon père, car c’est lui qui avait introduit la demande d’HDT. Du coup, je craignais par-dessus tout que papa s’amène à l’hôpital. Je ne voulais surtout pas le voir.
En vue de mon départ, j’ai alors récupéré mes affaires dans le bâtiment des malades chroniques. Quelle surprise ! Cette fois, les soignants s’adressaient à moi. Non, je ne rêvais pas : c’était bien à moi qu’ils parlaient alors que, depuis plusieurs jours, ils m’ignoraient superbement et me considéraient comme une mythomane ou je ne sais quoi. Ce sentiment d’être incomprise à ce point est extrêmement difficile à supporter. Pour eux, lors de mon arrivée, j’étais démente. Point barre. Ils ont mis du temps à l’admettre, mais, finalement, ils ont compris que je disais vrai.
Faut-il le dire, je suis rentrée chez moi dans un état d’extrême angoisse. Je ne supportais plus le bruit des clés, je sursautais à la moindre alerte et je paniquais au moindre son. En un mot : j’avais perdu toute confiance en l’être humain. L’humain m’avait détruite ; ces soignants, dont la vocation est pourtant d’aider, m’avaient abaissée plus bas que terre. Ce médecin m’avait démolie, ma famille elle-même m’avait trahie.
J’avais peur d’eux autant qu’ils étaient, peur de ce qu’ils auraient pu faire de moi. Ils étaient en position de force. À côté d’eux, sous leurs regards, face à leurs jugements intransigeants, je me sentais comme un être complètement vidé de son humanité ; un être inutile qui ne méritait plus la moindre marque d’attention. Ce sentiment est épouvantablement destructeur !
Psychologiquement, vous comprendrez dès lors que j’ai mis énormément de temps à remonter la pente, d’autant plus que ma santé continuait de péricliter. Je m’épuisais pour un rien, tout était devenu trop dur, trop difficile, trop compliqué. Je ne disposais pas non plus de grand-chose pour alléger mon quotidien, étant donné que la société nous proposait elle-même si peu.
Dès lors, quand on a le malheur de vivre dans un corps victime de telles défaillances, on peut uniquement s’en remettre à soi-même. Il faut se montrer fort, toujours, tout le temps. Pour continuer à avancer, il aurait fallu qu’on m’aide. Cela n’a pas toujours été le cas ; ou alors, je n’ai pas su m’entourer des bonnes personnes au bon moment.
Toujours est-il qu’à mon retour au bercail, je ne voyais pas qui aurait pu encore me secourir. J’étais seule, désespérément seule. J’avais beau me forcer, aucune structure, aucun professionnel ne trouvait grâce à mes yeux. Dans ces conditions, comment tout assumer ?
Alors, j’ai tout lâché. J’ai abandonné. Qui aurait fait mieux ? Que me restait-il ? Le bout du tunnel restait invisible. Quel était mon avenir ? Que me restait-il à accomplir sur cette terre ? J’étais dans le désert, je me sentais d’une telle inanité, dans le néant, inutile. Ce n’était pas une lézarde, c’était un gouffre immense, dans lequel avaient disparus mes espoirs, mon avenir, ma joie de vivre, ma confiance, mes ambitions ; tout, absolument tout. Je me retrouvais entièrement dépourvue de ce qui faisait ma vie. La vacuité de mon existence me déroutait, me dégoûtait. Je m’écœurais.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, au même moment, ma petite Nicely m’a quittée. Ma petite fille si fragile, sujette à des hypoglycémies, à des hypothermies et à des crises d’épilepsie n’était plus.
Je la protégeais depuis tant d’années ! Je lui concoctais chaque jour un petit plat différent, pour qu’elle s’alimente et profite d’un minimum de bonheur. Je l’ai profondément aimée, je l’ai chérie de tout mon cœur. Il faut dire qu’elle était toujours blottie contre moi : le jour sur mes genoux ; la nuit, dans mon lit. Elle m’aimait comme une enfant aime sa maman.
Elle était si douce ! Je ne pourrai plus glisser les doigts dans sa longue robe douce et soyeuse. Mais on se retrouvera, je le sais !
Puis, au fil des mois, je n’ai plus reçu de nouvelles de mon entreprise. Ils me payaient simplement ma mutuelle. En effet, les personnes en invalidité restaient dans leurs effectifs jusqu’à leur retraite. Dès lors, je ne me suis plus posé aucune question : j’imaginais qu’il en serait de même pour moi, sauf si je reprenais le travail comme le docteur me l’avait laissé espérer. Je sais très bien qu’il m’a dit cela pour que j’accepte l’inacceptable, pour que je consente à vivre aux crochets de la société… pour m’accoutumer à l’idée que je ne valais plus rien. Tout ce que je ne voulais pas !
Je vivotais, je dormais, je mangeais, je survivais. Le temps s’égrainait longuement, interminablement sans grande saveur, sans sapidité. Je faisais le strict minimum.
Ma vie a continué sans bonheur et sans but. Puis, très lentement, de petits projets en petits projets, j’ai sorti un peu plus souvent la tête de l’eau, j’ai humé l’air un peu plus longuement. Je me suis alors forcée péniblement à remonter la pente.
Mais comme elle était raide, ardue et tortueuse !
[1] Petite cuvette portative en forme de haricot.
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