EN CHUTE LIBRE
JUSTE APRÈS
Mais qu’est-ce qu’on peut bien faire
Après ça ?
EN CHUTE LIBRE
Moi qui aurais tant voulu me laisser glisser du haut d’un toboggan et atterrir dans une piscine, au lieu de cela, j’ai vécu une tout autre dégringolade.
J’allais de mal en pis. Je n’avais plus de goût pour rien, plus la moindre envie, plus de famille et presque plus de travail. J’étais usée, fatiguée, éreintée. Je glissais, oui, mais sur une mauvaise pente. Je m’écroulais littéralement.
La maladie me grignotait chaque jour un peu plus, lentement, mais sûrement. Il m’était de plus en plus difficile de freiner lorsque je conduisais et je voyais poindre un peu trop rapidement à mon goût le jour où je devrais renoncer définitivement à ma voiture.
Effectivement, pour ma sécurité et celle des autres, il était plus raisonnable dorénavant de me faire conduire. Ce constat, faut-il le dire, m’a dévastée psychologiquement. Je perdais une liberté de déplacement chèrement acquise ; je ne pouvais plus me rendre, à ma guise, où je le voulais. En résumé, je redevenais complètement prisonnière et dépendante. Cette déchéance survenait trop vite. Pour tout dire, je subissais un nouveau deuil.
Pourquoi autant de murailles se dressaient-elles impitoyablement sur mon chemin ? De quel droit entravaient-elles mon fol espoir d’accéder un jour au bonheur ? Mon quotidien allait-il redevenir un fardeau beaucoup trop lourd pour mes épaules ?
Et quid de mon travail ? J’étais en mi-temps thérapeutique, mais dans l’impossibilité de l’assumer. J’ai alors bénéficié d’une mise en invalidité de première catégorie, le temps de surmonter mon désarroi. Encore un deuil… Toujours et encore des deuils.
Puis, comme on dit communément, j’ai « repris le collier ». Or, les transports adaptés sont quasiment inaccessibles aux heures de sortie des bureaux. Faute de mieux, je me suis résignée à effectuer ce trajet de trois kilomètres, en fauteuil avec Shanon, bien que cette solution ne tienne pas la route – sans mauvais jeu de mots – sur le long terme. En effet, l’hiver pointait le bout de son nez et j’étais complètement frigorifiée au terme de ce périple si confortable en voiture, mais si laborieux en fauteuil.
Craignant qu’une voiture me percute, mon patron m’a alors proposé le télétravail, ce que j’ai accepté. Cette proposition était louable, mais on me confiait trop peu de tâches pour occuper mes journées. Ce compromis me dérangeait, car j’étais rémunérée comme si je réalisais mon travail normalement, alors que j’en effectuais à peine la moitié. En fermant les yeux, mon responsable voulait sans doute me protéger, mais une telle attitude s’apparenterait à de la charité, et je n’en voulais pas. Ma dignité s’en trouvait écorchée. Alors, je lui ai demandé de me confier d’autres besognes.
Je n’ai pas obtenu satisfaction. J’ai continué à travailler sur le même rythme. Il me demandait si peu, que c’en était devenu dégradant. Je refusais cette aumône, je ne voulais pas de sa pitié. Je voulais mériter mon salaire, servir à quelque chose, être reconnue. Cela me faisait trop mal d’être ainsi déconsidérée. Mais voilà… mon chef n’avait rien compris !
Puis, comme j’allais de moins en moins bien, début juin 2009, j’ai passé une visite chez le médecin de la Sécurité sociale. Il n’y est pas allé par quatre chemins : mon état imposait que je prenne du repos, voire plus que du repos. Ma santé passait avant mon boulot.
Je trouvais inconcevable de mettre fin totalement à mon travail. De son côté, le docteur, classifiait désormais mon handicap en invalidité de « troisième catégorie ». Il m’a cependant rassurée sur le fait que je pourrais retravailler un jour si je le désirais, et surtout… si je le pouvais. La porte « travail » n’était pas fermée à tout jamais.
Cet argument a fait que j’ai accepté, même si, sur le coup, la pilule était dure à avaler. J’ai alors cessé de travailler quelques mois plus tard, après avoir reçu l’accord de la Sécurité sociale.
Vous ne pouvez imaginer l’épouvantable sentiment d’inutilité que l’on ressent à ce moment. Je me considérais comme une incapable, comme un parasite de la société. Moi qui avais toujours prôné l’inclusion, l’intégration, la vie au sein d’un groupe, d’un coup – d’un seul – j’arrêtais tout. Mes convictions tombaient les unes après les autres. Je n’étais plus rien, ma vie était anéantie.
J’avais un nouveau deuil à mon actif, de quoi sombrer et m’enfermer davantage dans mon mal-être. Maman, ma famille, ma conduite, mes bras, mon boulot... Qu’en avais-je fait ? Je m’enfonçais encore un peu plus dans le néant.
Tout ce que je voulais, c’était dormir, rien que dormir. Mes chiens et quelques rares personnes me retenaient du bout des doigts, sinon, je restais au lit. Le moindre geste exigeait un incroyable effort, même si j’essayais de faire croire que… De temps en temps aussi, je tapais du pied pour me donner l’illusion que je pouvais remonter la pente, juste le temps de respirer. Puis, je replongeais la tête sous l’eau.
J’étais détruite, anéantie. J’ai erré ainsi pendant de longs mois, même des années. Je ne souhaite à personne de vivre une aussi affreuse période, tant c’est dur. Avec le recul, je me rends compte que je me suis traînée de la sorte depuis mon départ du domicile familial. Malgré toutes mes tentatives, je n’ai jamais su remonter la pente. J’essayais régulièrement, mais je sombrais de plus belle.
J’ai enduré cette profonde dépression pendant plusieurs années, mais ces mois-là ont été les pires moments à vivre, tant ils étaient douloureux, interminables, insipides, morbides et horribles.
Je m’étais bâti un petit cocon, un refuge discret. Je ne sortais quasiment plus, tellement les humains me faisaient peur. Je les avais trop subis. À qui pouvais-je encore faire confiance ? À quoi pouvais-je servir ? Que pouvais-je encore espérer de la vie ?
Bien évidemment, j’étais accompagnée de mes assistantes de vie, mais, en réalité, j’étais seule dans mes tripes, seule avec moi-même, seule avec mes ressentis, avec mes pensées, mes soucis, mes terreurs et mes angoisses. Je m’étais cadenassée dans ma souffrance. Je ne communiquais plus que très peu. Je me suis isolée de tout et de tous, j’étais lasse, ténébreuse dans mon for intérieur. De faux sourires m’accompagnaient. Mon cœur saignait à chaque battement. Le temps passait ; les jours, les heures, les minutes, les secondes se succédaient. La vie défilait.
Tous les deuils, les chagrins, les souffrances, les échecs remontaient à la surface et me submergeaient, tel un tsunami. J’ai pleuré des trombes de larmes, je me trouvais en perdition dans un abîme sans fond.
Les journées me semblaient interminables. Je voulais dormir pour qu’elles passent plus vite, pour ne pas penser ni réfléchir ou ruminer. Alors, je prenais des somnifères et je dormais encore et encore. Je me sentais coupable de tous les maux ; tout ce qui m’arrivait était ma faute. Les jours passaient et c’est à peine si je survivais. Je m’ennuyais à mourir, j’étais malheureuse comme une âme en peine, désespérée, inconsolable, anéantie. C’est comme cela que je vivais ma dépression.
Comment expliquer ce sentiment ? Eh ! bien, j’étais en colère contre moi-même de me sentir une si piètre personne. De plus, j’avais peur de tout et de tout le monde, même des soignants… surtout des soignants ! Ceux de l’hôpital. Ils pouvaient faire de moi à tout moment ce qu’ils voulaient. S’il leur prenait l’envie de m’enfermer, ils m’enfermeraient. Dans ce cas, je serais encore moins qu’une personne dépressive : je ne serais plus rien.
Je n’étais déjà pas maître de mon corps, mais ces gens pouvaient m’ôter ce qu’il me restait d’humanité. Ils pouvaient me réduire à une simple chose comme une poupée qu’on habille, qu’on lave et qu’on nourrit. Pour ne pas en arriver là, je ne devais surtout plus attenter à mes jours. Surtout plus ! Pourtant, Dieu sait si j’étais désemparée, vidée, usée, viscéralement ébranlée.
Certains jours, je me sentais un peu mieux, j’aspirais une bouffée d’air frais. Je croyais redémarrer, mais, le lendemain, je replongeais. Ma vie était comme de véritables montagnes russes, je dévalais chaque descente à toute allure. Peu à peu, une terrible certitude m’envahissait : celle de ne jamais m’en sortir ! Je ne répondais plus aux appels téléphoniques, même à ceux de mes amis.
Une amie m’avait écrit ce poème très touchant, un jour où j’avais osé exprimer mon désespoir :
Enchaînée depuis son enfance.
Essayant de cacher sa souffrance.
Sa douleur ne veut plus la quitter.
Sa famille l’a abandonnée.
Aujourd’hui, elle doute, elle est brisée.
Sans le dire, elle lance un cri, un appel.
Elle n’attend pas l’amour, il n’y en a pas pour elle.
Seule dans sa solitude forcée.
Pourtant, au fil des ans, elle a essayé.
Elle a lutté, elle a porté l’espoir.
Elle a fait de sa maladie un étendard.
Pour que la société ne reste plus en retard.
Pour que la recherche obtienne des subventions.
Elle a donné son temps, ses émotions.
Aujourd’hui, face à son miroir.
Elle attend une main, un espoir.
Le mal qui l’a frappée dans sa chair.
Ce handicap, elle l’assume c’est clair.
Mais aujourd’hui, elle veut du soutien.
Des mots sincères, du temps qui, pour un moment.
Vont lui faire oublier le sien.
Mes charmants voisins essayaient pourtant de me distraire. Quant à mes assistantes de vie, Nathalie et Laurence, des amies de longue date, elles faisaient ce qu’elles pouvaient pour me relever et m’aider à tenir bon.
C’est ainsi qu’imperceptiblement, presque sans m’en rendre compte, j’ai remonté cette longue pente si abrupte qui semblait interminable.
Cette renaissance, je la dois aux précieuses personnes qui n’ont cessé de me prodiguer leur amitié. Elles m’ont réconfortée, écoutée, consolée lorsqu’il le fallait. Elles m’ont aidée à recharger mes batteries. Elles m’ont régénérée, revivifiée en essayant de me mettre du baume au cœur. En un mot, elles m’ont sauvé la vie dans le plus sombre moment de désespoir que j’ai connu. Sans elles, que serais-je aujourd’hui ?
Céline, Chantal, Christelle, Laurence, Nathalie, Serge, c’est principalement grâce à vous si je suis encore là. Votre patience, votre compréhension, votre présence ont été essentielles durant cette pénible période si atroce, morne, insipide et éprouvante.
Ces personnes ont eu le mérite de me supporter, de me soutenir et de résister. Elles m’ont donné la force de redémarrer. Je crois qu’elles devinaient le brin de vie qui subsistait au fond de moi. Elles pressentaient que je pouvais me réveiller pour revivre. Elles se sont battues pour me venir en aide, pour me sortir de ce marasme. C. me sortait, elle m’emmenait, parfois, même chez elle afin de me faire vivre autrement. Merci à elles de s’être accrochées.
Puis, j’ai pris conscience que je devais essayer de repartir sur de meilleures bases. Pour cela, il fallait que je fasse une pause. J’ai cherché un lieu où je serai complètement prise en charge.
Un centre existait dans le sud de la France pour des personnes avec des pathologies lourdes. Leur brochure était parfaite : balnéothérapie, équitation pour ceux qui le pouvaient, informatique, psychologue, kinésithérapie, ergothérapie, sorties, bain de mer grâce à un tiralo[1], animations, bref, je pensais faire une vraie parenthèse afin de souffler. Quelle désillusion lors de mon arrivée : tout ressemblait à un hôpital ! Moi qui ai ces lieux en horreur ! En plus, il n’y avait quasiment aucune activité à cause de la période estivale. Durant mon séjour, j’ai eu droit à une seule baignade dans la mer, un unique bain dans une grande baignoire, cinq séances de kiné et une sortie dans un supermarché. Pour cela, il a fallu que je leur dise mon mécontentement.
Un soir, on m’a même oubliée sur les toilettes ! J’y suis restée plus de deux heures. Par chance, j’avais la commande du lève-personne et je pouvais décoller mes fesses de la cuvette afin de soulager les appuis. Ne me voyant pas dans le lit, l’équipe de nuit m’a trouvée dans les w.-c., presque en pleurs. Hélas ! je devais au minimum y rester trois semaines pour que la sécurité sociale prenne en charge mon séjour. Je me suis ennuyée comme on ne peut l’imaginer. Seule, avec mon fauteuil électrique, pour tuer le temps, je suis même allée jusqu’en Espagne.
Cette cure a coûté un certain prix à la sécurité sociale pour bien peu de résultat, je l’admets. Je ne me suis pas requinquée comme je l’espérais. Pourtant, j’en avais terriblement besoin.
Pire : j’avais le sentiment d’être un poids, et que rien n’existait dans notre société pour des personnes en situation de grande dépendance. Je n’avais le droit à aucun répit. Ce sentiment provoque des ressentis très négatifs vis-à-vis de son ego : l’impression de déranger, de ne pas avoir le droit d’être en situation de faiblesse, le mépris de soi, la colère d’être dénigrée par la société et de ne pas mériter d’attention comme un valide pourrait en bénéficier en faisant une « vraie cure », etc.
Mon unique moyen de rebondir consistait à me débrouiller seule. Je ne devais compter que sur moi et sur quelques personnes. Elles comprenaient ma détresse, mon mal-être. Pour essayer de mener ma vie en toute autonomie, je devais vaincre mon chagrin, sortir de ma tristesse et de cette langueur installée depuis trop longtemps.
Soit, j’étais en mesure de me prendre en charge en faisant une foule de concessions, de résignations et de deuils tout en acceptant beaucoup de privations et parfois même de frustrations, soit je me faisais prendre totalement en charge dans une structure, et là, je n’étais plus maître de ma vie. Les autres décideraient tout pour moi, ils organiseraient ma vie, et ça, je ne le voulais pas. Alors, je n’avais pas le choix.
Il était, et il est hors de question que je reparte dans un établissement. Quel être humain dit « normal et sensé » accepterait de vivre en centre toute sa vie ? On n’a même plus le choix de ce que l’on va manger, de l’heure de son coucher, du droit de sortir, etc. Vivre en semi-liberté ? Et pourquoi pas en prison, pendant qu’on y est ! Quel aurait été mon crime ?
Le handicap ne doit pas nous empêcher de vivre comme tout un chacun. C’est à la société de s’adapter à nos incapacités, et non l’inverse. Nous n’avons pas choisi nos handicaps, nous ne sommes pas responsables de nos états. C’est l’injustice de la vie qui nous impose nos conditions.
Malheureusement, tout le monde peut être touché par une déficience un jour ou l’autre. Demain, éventuellement, ce seront un parent, un enfant ou eux-mêmes qui se retrouveront en situation de handicap, peut-être aussi en situation de grande dépendance. Ils seraient alors bien heureux de continuer à vivre normalement au sein de la société, au lieu d’être obligés de vivre reclus soit chez eux, voire de survivre dans une institution si cela leur arrivait. La société entière devrait comprendre cela !
Quant à moi, je devais me relever.
[1] Le Tiralo est un fauteuil de plage destiné aux personnes à mobilité réduite, qui permet aussi bien, et sans transformation, de rouler sur le sol que de flotter sur l’eau.
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