MA DÉESSE, MA GAÏA

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JE VOUDRAIS VOUS REVOIR

Nous étions fous de nous
Nos raisons renoncent, mais pas nos mémoires

MA DÉESSE, MA GAÏA

Bien que diminuée physiquement, j’étais plus que jamais déterminée à faire en sorte que mon existence ait un sens et serve à quelque chose… ou à quelqu’un. Or, comme vous l’avez constaté, les animaux ont toujours compté pour moi. De ce fait, je suis devenue « famille d’accueil pour chiens », afin que ces petits compagnons n’attendent pas un hypothétique adoptant, cloîtrés indignement au fond d’une cage. 

Ma première petite protégée s’appelait Praline, une petite puce de douceur sans race précise. Elle m’avait été confiée par une association à laquelle je venais d’adhérer. Lors du démantèlement d’un camp de Roms en métropole lilloise, ce groupe de défense avait recueilli cette petite chienne à la robe blanche, âgée de trois ou quatre mois.

Praline aimait tout le monde. Mes aides de vie et moi l’avons rendue propre et lui avons prodigué tout notre amour. Nous savions qu’elle trouverait un jour ou l’autre un nouveau maître ; je l’ai néanmoins gardée pendant quelques semaines. Au moins, nous avions sauvé un petit être sans défense, mais j’avoue avoir ressenti un pincement au cœur lorsqu’elle nous a quittées.

Quelques semaines plus tard, un dimanche matin, un appel téléphonique m’informait que deux jeunes filles s’apprêtaient à me confier une autre petite chienne, sans autre précision. Effectivement, moins d’un quart d’heure plus tard, j’accueillais une chienne adulte âgée de deux ans et demi. Je l’avoue, sur le coup, je n’ai pu cacher ma tristesse ni taire ma déception. Les jeunes filles doivent encore se souvenir de mes paroles :

— Qu’est-ce que c’est quand même moche, un Pinscher ! Voyez comme elle tremble !

Elle s’appelait Gaïa, elle était de couleur feu, son museau était très fin et ses longues oreilles pointues, parfaitement dressées, ressemblaient à des paraboles. Pour le reste, elle avait le poil ras, une cage thoracique bien prononcée et pesait environ cinq kilos.

La pauvre, elle semblait terrorisée ! C. et moi avons essayé de la mettre en confiance en lui parlant doucement. Après quelques heures de câlins, elle a fini par s’endormir sur mes genoux. Un premier lien venait de s’établir entre Gaïa et moi.

Un vent de panique s’empara toutefois de ma chienne quand l’aide de vie suivante arriva en fin de journée. Gaïa se cacha aussitôt et refusa de sortir de son refuge. Comme elle était maigrichonne, nous l’avons appâtée avec de la nourriture. Puis, à mon grand soulagement, la nuit venue, elle s’est invitée dans mon lit et s’est lovée tout contre moi. J’étais devenue son repère, sa bouée de sauvetage. 

J’ai senti très rapidement naître quelque chose de très puissant entre elle et moi. Elle éprouvait un énorme besoin d’amour et de sécurité. En réponse à l’affection qu’elle supposait trouver chez moi, Gaïa accordait à nouveau sa confiance à un être humain. 

Je ne connaissais rien de son passé. Elle avait dû être à la fois brutalisée et mal nourrie. Pour preuve, elle volait dans nos assiettes dès que nous avions le dos tourné ! Nous l’avons peu à peu déshabituée de cette manie en lui faisant comprendre qu’elle mangerait…, mais après nous. Après un certain temps, ce vilain défaut a disparu. Elle avait des bases d’éducation, elle savait s’asseoir ou donner la patte sur commande.

Cette année-là, je voyais avec un brin de nostalgie, tout le monde autour de moi préparer ses vacances et partir vers d’autres contrées. Dès lors, comme je n’avais aucune envie de rester, une fois encore, recluse entre mes quatre murs avec mon écran pour seule ouverture sur le monde, je m’étais inscrite pour un grand voyage.

Or, six semaines s’étaient écoulées depuis l’arrivée de Gaïa et, au fur et à mesure que la date du départ approchait, mon désir de voyager s’estompait. Je ne pouvais pourtant plus l’annuler. J’avais le cœur serré, je me culpabilisais. Je redoutais surtout que mon association trouve une famille d’adoption pour cette petite chienne durant mes dix-sept jours d’absence. Au mieux, Gaïa m’accorderait-elle encore sa confiance à mon retour de Bali ?

Devant mon tourment, C. m’a suggéré un petit mensonge à l’attention de l’association : j’allais partir en vacances avec Gaïa, mais je ne serais pas joignable. Dans les faits, mes aides de vie s’occuperaient des loulous durant mon absence de presque trois semaines. Heureusement, Gaïa les connaissait toutes.

L’île de Bali, qui fait rêver d’exotisme et est connue pour ses plages, ses montagnes, ses récifs et ses temples, est l’île la plus visitée de l’Indonésie. Beaucoup la comparent à un petit paradis.

J’ai essayé, malgré tout, de profiter autant que possible de ce dépaysement, même si une partie de mon cœur était resté en Europe. Pourtant, j’ai ainsi découvert beaucoup de choses.

Après plus de dix-sept heures de vol et une escale à Kuala Lumpur dans un immense et magnifique aéroport où je me suis sentie toute petit, je suis arrivée à Denpasar, sur l’île de Bali. À la sortie de l’avion, la touffeur du climat tropical m’a impressionnée. Je me suis demandé si j’allais pouvoir tenir le coup sous une si forte chaleur et une telle moiteur. Le contraste avec l’air climatisé de l’avion était tout simplement surprenant.

Ainsi, j’ai parcouru un autre pays et côtoyé cette civilisation qui conserve un fort attachement envers sa tradition portée sur la sérénité et le respect du sacré. Ils consacrent beaucoup de temps à leur religion en effectuant beaucoup de rituels. Les castes existent encore. Tous les jours, on peut remarquer des processions d’hommes et de femmes balinais. Les femmes revêtent leurs plus beaux sarongs, une petite ceinture nouée autour de la taille. Tous les jours, elles portent des gâteaux, des fleurs et des fruits multicolores en offrande aux autels de leur jardin, de leur maison, au bord des rizières.

J’ai goûté des mets inconnus assaisonnés de ces mélanges d’épices balinais qui privilégient les notes subtiles comme le gingembre, la cardamome, la coriandre, le poivre, la citronnelle, le curcuma ou les piments forts, sans oublier la fameuse noix de coco, le cacao et tant d’autres. Mes papilles gustatives méconnaissaient la plupart de ces parfums, tous très différents de mes habitudes culinaires. La banane, l’ananas, le cacao, la goyave ont des goûts et des odeurs connues en France, contrairement au durian, au fruit du dragon (le pitaya), au mangoustan et bien d’autres encore. J’ai même savouré le Kopi Luwak, le café le plus cher du monde, fabriqué à partir d’excréments d’un petit mammifère : la civette. Ceci dit, connaissant maintenant les conditions de vie de ces animaux, je déconseille de participer à leur maltraitance.

Je me suis pâmée à la vue des rizières en terrasse. Un vaste manteau de dégradé de vert incroyable, une magnifique tablette de couleur de jade, d’émeraude en passant par l’olive, la pistache, le sapin et plein d’autres encore, est à mon sens l’un des plus beaux paysages sur l’île des Dieux. Un véritable chef-d’œuvre de la nature ! Quelle beauté ! Et que dire de ce calme paisible, reposant, serein, là où en même temps des agriculteurs s’attèlent à leur dur labeur pour se nourrir et nous alimenter !

J’ai visité des temples hindous, construits en bambou ou en briques et dédiés aux dieux ou aux déesses. Voilà pourquoi Bali porte aussi le nom d’île aux mille temples. J’ai observé les merus[1] avec leurs toits de chaume en pagode, toujours en nombre impair, leurs jardins, et, aussi, parfois leurs beaux bassins.

J’ai eu la chance d’assister à des danses traditionnelles. Les hommes étaient vêtus d’une chemise blanche. Autour de la taille, ils portaient un sarong recouvert d’un autre tissu coloré replié en frange. Leur tête se parait d’un turban, l’udang, qui symbolise le bien et le mal.

Je me suis baignée dans l’océan Indien sur l’île paradisiaque de Gili Trawangan où l’eau est turquoise, cristalline et peu profonde. Durant ma baignade, j’en ai pris plein les yeux en voyant des poissons multicolores. Les plages de sable fin sont d’un blanc immaculé. De plus, aucun véhicule à moteur n’y est autorisé ; seuls les vélos et les « dokar »[2] sont présents. Aucun bruit n’est perceptible si l’on s’éloigne des magasins et, le soir, on peut admirer tranquillement les superbes couchers de soleil. Quel délice !

J’ai apprécié tant d’autres choses merveilleuses que mes yeux n’auraient pu découvrir qu’au travers d’un écran d’ordinateur.

Je suis revenue avec une foule impressionnante de bons et beaux souvenirs. Je me suis enrichie d’inconnus, de paysages insolites. Je n’imaginais pas que notre monde puisse receler d’autant de beauté. À ce titre, les voyages sont une source de découvertes exceptionnelle. Nos sens sont perpétuellement en alerte, c’est magique. Moi, qui suis curieuse de tout, je me suis régalée. Ça devait le voyage d’une vie. Pourtant, j’avais une hâte indicible de retrouver mon chez-moi !

En rentrant, tous mes loulous m’ont fait une gigantesque fête. À mon grand soulagement, parmi ceux-ci, un amour de chien, ma Gaïa, m’attendait fidèlement. En la revoyant, j’avais le sentiment de retrouver un peu ma Vénus, cette brave chienne qui me manquait tant, qui prenait et occuperait toujours une place privilégiée dans mes pensées.

Devant Gaïa, devant une telle affection, je ressentais la même emprise. Mon cœur débordait d’émotion. Je ne pouvais me résoudre à la voir adopter par quelqu’un d’autre. Rien ni personne ne devait briser le lien manifeste qui nous unissait. Alors, je n’ai pas hésité une seconde, j’ai simplement répondu à un élan du cœur : j’ai téléphoné à l’association pour qu’ils effectuent les formalités d’usage et je suis devenue officiellement la maîtresse de Gaïa. Nous étions désormais liées à la vie, à la mort.

Notre attachement était d’une puissance inouïe, pur de sincérité, sans calcul ni mensonge. Nous nous délections d’être ensemble. Elle glissait son nez dans mes cheveux, effleurait mon visage, elle ne savait que faire pour me démontrer tout son amour. La nuit, collée tout contre moi, elle me réchauffait autant le corps que le cœur et, moi, je chavirais pour la plus belle chienne du monde.

Je ne m’en cache pas, je l’aimais à un point que personne ne peut imaginer, comme si elle était sortie de mes entrailles. Je l’aimais d’un amour viscéral, d’un amour qu’on ressent pour l’enfant qu’on a porté, d’un amour avec un immense A. Nous vivions en parfaite osmose, en totale synergie.

Elle restait néanmoins craintive, surtout vis-à-vis de la gent masculine. En présence d’un homme, elle se cachait immédiatement sous la baignoire. Qu’avait-elle vécu de si terrible ? Pourquoi réagissait-elle de façon aussi spontanée devant certains individus ? Je ne saurai jamais. Je n’ai jamais su l’apaiser sur ce plan-là. Par contre, elle manifestait une telle joie dès que ces hommes partaient ! En tout cas, nous deux, nous écrivions une nouvelle page de vie auréolée d’espoir.

Une seule ombre ternissait ce tableau aux contours idylliques : la crainte que les aboiements de mes protégés incommodent les voisins. Un jour, en effet, un groupe de jeunes avait fait mine de tirer au pistolet en direction de mes chiens. J’ai alors commencé à redouter un mauvais coup à leur encontre. Je ne me sentais plus en sécurité dans mon appartement, même si j’avais projeté d’y finir ma vie. J’aimais trop mes loulous pour les mettre en danger. Ils étaient mon refuge, ils me témoignaient un amour bien réel, ils étaient de ceux qui ne trahissent jamais.

Cette année-là, j’ai vécu tout l’été sans ouvrir les persiennes, pour que mes chiens ne réagissent pas si quelqu’un passait sous nos fenêtres, car Gaïa était une excellente gardienne, une véritable alarme. Je vivais dans la pénombre, comme une sauvage, comme une recluse. C’en devenait invivable ; nous n’étions plus à notre place dans ce logement. Quitter cet endroit devenait inéluctable.

Entretemps, je m’étais serré la ceinture et j’avais économisé durant près d’une décennie. Ce pactole, j’avais prévu de le céder à ma famille, le jour où je quitterais cette terre. S. G., mon kinésithérapeute de l’époque, m’avait plutôt conseillé d’enfin penser un peu à moi. Il n’avait pas tort : j’avais déjà tant pensé aux autres !

Je me suis alors mise en quête d’une maison, un lieu sûr où mes loulous auraient la liberté d’être eux-mêmes ; un endroit où, moi-même, je me sentirais apaisée et plus sereine. Dans la foulée, j’ai revendu mon véhicule pour une bouchée de pain à une autre personne à mobilité réduite, venue de Bretagne en compagnie de sa maman.

J’aurais été si heureuse, moi aussi, de trouver une voiture d’occasion en aussi bon état, le jour où j’ai obtenu mon permis ! J’ai imaginé la joie qu’avait ressentie cette personne. Trouver la perle rare à un prix aussi dérisoire, quelle aubaine ! Ressentir le bonheur de cet homme donnait d’autant plus de sens à mon geste.

Ma voiture si chère à mon cœur, tellement désirée en son temps et surtout si précieuse pour ma liberté, a donc définitivement quitté ma vie. Je l’ai laissée partir avec un pincement au cœur, mais avec la satisfaction d’avoir offert un surplus de bien-être à l’un de mes semblables.

J’allais pourtant retomber de haut. En effet, quelques semaines plus tard, à mon grand dam, j’ai aperçu « ma » voiture mise en vente à un prix beaucoup plus élevé sur un site spécialisé. Mon bienheureux acquéreur l’avait revendue ! L’ignominie de ce geste me révoltait, mais ce bien ne m’appartenait plus. J’avais juste le droit de m’en prendre à moi-même. Ainsi va la vie : je m’étais laissée aveugler par une personne qui faisait simplement du business, sans honte et sans vergogne.

J’ai alors racheté un autre véhicule, certes plus vieux que le précédent, mais déjà adapté. Dès l’instant où je pouvais à nouveau me déplacer, je me fichais de l’âge de la carrosserie. Quelle importance de se rendre d’un point A à un point B en vieille cacahuète ou en berline de luxe ? Je pouvais bouger ; le tape-à-l’œil m’importait peu.

Désormais, j’avais pour seule ambition d’investir mon épargne dans une maison à la taille de mes besoins, dans un lieu tranquille.

Le cœur empli d’espoir, je suis partie en quête d’un nouveau havre, d’un nouvel horizon avec, à mes côtés, un petit être supplémentaire.

[1] Tour symbolisant le mont sacré de la mythologie hindoue.

[2] Carriole traditionnelle tirée par des chevaux.

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