RIEN SANS L’AUTRE
LES RESTOS DU CŒUR
J’ai pas de solution pour te changer la vie
Mais si je peux t’aider quelques heures, allons-y !
RIEN SANS L’AUTRE
La dépendance, telle que je la vis, nécessite la présence constante d’une aide de vie. Cette situation est particulièrement difficile à gérer au quotidien. Je dois régulièrement rechercher, puis reformer de nouvelles personnes qui gèreront à leur tour ma personne et son corps récalcitrant.
Cette nouvelle aide, je vais lui confier ma vie et mes clés ; elle aura accès à tout ce que je possède : mon domicile, mes animaux, mes biens et mon corps. Je n’ai d’autre choix que de lui accorder une confiance absolue. Si vous étiez dans mon cas, y consentiriez-vous facilement ? Sans appréhension ? Posez-vous cette question et vous comprendrez peut-être ce que je vis.
Mettez-vous à présent dans la peau d’une auxiliaire qui a entre ses mains, la vie d’une personne telle que moi. Réalisez-vous la responsabilité qu’elle endosse ? Le stress qu’elle va subir devant l’impressionnante quantité d’informations à intégrer par rapport à la personne dont elle prendra soin ? Elle devra, à chaque instant, rester attentive au moindre détail, être présente, attentionnée, responsable, réactive, vigilante, observatrice, concentrée, prudente, à mon écoute, prévoyante, calme, précise, appliquée, consciencieuse, ponctuelle et j’en passe… Autant de valeurs essentielles que je dois transmettre à chaque aide de vie.
Je doute que vous conceviez combien elles sont épuisantes, ces interminables heures de formation durant lesquelles je dois faire office de « cobaye consentant » devant des gestes maladroits, de la brutalité incontrôlée ou de la pure insouciance. C’est pourtant le prix à payer pour conserver un semblant d’autonomie… et une présence à mes côtés !
Vous allez rire, mais je me demande parfois où je puise cette patience, comment je peux rester souriante pendant que mon aidante en formation multiplie les bourdes ! Finalement, n’est-ce pas toujours à moi de me réadapter ?
C’est pourtant mon choix : celui de vivre à mon domicile et d’agir en qualité de « particulier employeur » ; le choix de ne pas m’emprisonner dans une institution, le choix de gérer moi-même mon quotidien.
Certes, il m’arrive d’éprouver des remords. Oui, certains jours, je m’en veux d’exiger de mes aides autant de perfection. Il suffit d’un mouvement involontaire de leur part, il s’en faut parfois de quelques centimètres dans mon positionnement pour susciter une intense douleur. Ces aides doivent prêter attention à tellement de petites choses pour m’assurer un minimum de confort, même si j’essaie de les solliciter le moins possible. Je ne veux pas me montrer désagréable ni surtout les froisser. J’ai toujours craint de blesser les gens autour de moi.
Alors que ce métier revêt une importance vitale pour beaucoup d’entre nous, pourquoi fait-il l’objet d’aussi peu de reconnaissance ? Pourquoi si peu de personnes s’y intéressent-elles ? Pourquoi, de notre côté, rencontrons-nous autant de difficultés à recruter, alors que ce travail est susceptible d’engendrer des relations profondes ?
Oui, je sais… Il faut réussir à s’entendre l’un avec l’autre. Moi, j’aime la nature, mon jardin et les animaux, alors que la majorité des gens viennent des villes et ignorent ce mode de vie. Tout est question d’adaptation et de bon vouloir réciproque. Des personnes qui n’ont pas forcément les mêmes aspirations que moi rencontrent les mêmes problèmes.
Une autre raison à cette difficulté de recrutement provient du fait que cette profession requiert de véritables compétences. Les personnes qui embrassent ce métier devraient peut-être le faire d’abord par vocation. Hélas ! aujourd’hui, aucune formation n’aborde réellement tous les aspects pratiques de ce métier. Les niveaux d’enseignement sont pitoyables, au point que je préfère de loin engager une personne qui n’y connaît rien, mais qui désire apprendre.
J’ai vécu des expériences catastrophiques, des situations burlesques ; d’autres, carrément dangereuses.
Si une personne possède le Diplôme d’État d’Auxiliaire de Vie Sociale – aujourd’hui le DEAES, qui signifie Diplôme d’État d’accompagnant éducatif et social – j’estime qu’elle doit avoir un minimum de savoir-faire et de connaissances.
Je dois parfois faire preuve de patience, redoubler d’explications pour certaines ou de vigilance pour d’autres, encourager ou stimuler, être souple ou plus ferme. La dépendance, c’est tout cela à la fois. Il faut avoir un mental capable de s’adapter, accepter les différences, être fort ou savoir pleurer dans son coin sans le montrer, admettre que l’on n’a pas les mêmes valeurs ou les mêmes priorités, savoir se résigner, renoncer à une foule de choses, faire face à un nombre de problèmes inattendus, mais essentiels.
Mais comment dire les choses sans risquer de blesser l’autre ? Sans avoir droit à la moue de votre interlocutrice durant tout le reste de sa prestation ? Je passe des heures entières en leur compagnie, et une personne qui vous tire la tête durant toute la soirée, je peux vous assurer que c’est lourd ! L’ambiance est pesante.
Je comprends que l’on ne puisse être au top à tout moment, mais ces anecdotes n’étaient pas dues à la fatigue.
En matière de respect, il reste du chemin à parcourir ! J’ai même subi la présence d’auxiliaires de vie qui se disaient plus malades que moi. Je les ai laissé dire… et elles ont profité de mes faiblesses. Je sais, j’aurais dû réagir.
Tout cela pour démontrer qu’il n’est pas donné à tout le monde d’exercer ce métier d’aide à la personne. En plus d’un tas d’autres compétences, il demande une profonde empathie. Pour embrasser cette profession, il faut aimer l’humain, et surtout l’aimer profondément, intimement et sincèrement. En contrepartie, le salaire de ces aides de vie mériterait d’être revalorisé, tout comme il faudrait rehausser leur niveau d’études.
Chacun de nous peut subir à un moment de sa vie un manque d’autonomie. Ce jour-là, même s’il nous en coûte, il faut quémander, supplier… et espérer.
Notre société est-elle devenue à ce point individualiste et égoïste, que l’altruisme et l’empathie n’existent plus ? Pour certains ministères, le corps a-t-il désormais si peu d’importance ou d’intérêt ?
Par contre, j’ai eu à mes côtés des personnes sensationnelles avec lesquelles nous avons formé de véritables duos. La plus ancienne a dix-sept ans d’ancienneté. Dix-sept années de confiance et de convivialité. En fait, notre relation impose les qualités d’une vie de couple : l’écoute et le respect.
Certaines m’ont accompagnée en vacances en France, à la mer, à la montagne, à la campagne, à l’étranger (La Réunion, Medjugordjé, Bali), à la piscine, au restaurant, à l’hôpital ou ailleurs. Elles m’ont fait connaître leurs proches au point qu’il m’est arrivé d’être invitée à des réunions de famille. Nous avons vécu, ensemble, des moments ineffaçables, fameux, qui resteront à tout jamais gravés dans ma mémoire.
Ces instants de vie ont été de très grande valeur, exceptionnels en profondeur humaine, en intensité, en amitié, comme un véritable joyau inestimable de richesse.
Je tiens à le crier haut et fort, et à leur tirer mon chapeau, car elles ont ensoleillé mes journées, elles m’ont fait vivre une existence d’excellente qualité. Leur savoir-faire est primordial, vital, indispensable pour notre bien-être, pour notre quotidien, pour notre existence. Leur dévouement, leur professionnalisme doit être connu et reconnu.
Personnellement, je compare mon corps à une maison. Certains occupent une demeure cossue, fonctionnelle, voire luxueuse. D’autres ont moins de chance, moins d’espace et surtout moins de commodités. C’est précisément mon cas : ma demeure est loin, mais alors très loin d’être confortable ! Vous l’aurez compris : comme toute maison mal équipée, mon corps ne me facilite pas la vie.
Heureusement, pendant que ce corps refuse de m’obéir, mon esprit, lui, fonctionne et vagabonde. Je réfléchis librement, je mentalise. J’échafaude même parfois des projets intelligents !
Mon esprit vagabond ne manque surtout pas de me rappeler que je suis dépendante des autres pour beaucoup trop de choses. Je vis grâce aux autres, je dois sans cesse les solliciter. À la limite, je suis à la fois à leur charge et à leur merci. Pourtant, je ne voudrais à aucun prix que mes aides se considèrent comme mes « serviteurs ». Je souhaite au contraire construire – ou entretenir – avec elles une relation simple et vraie. Mes aides ne sont ni des robots ni des esclaves !
Certaines ont pourtant eu du mal à comprendre que mon cerveau fonctionne normalement et que, seul, mon corps ne m’obéit plus. Combien de fois ne me suis-je pas sentie infantilisée, rabaissée, amoindrie ou considérée comme une incapable ? Combien de personnes se sentaient supérieures, du fait de mes incapacités ?
Si mon handicap altérait également mes capacités cérébrales, on parlerait alors de polyhandicap ou de handicap mental associé. Dieu merci, je n’en suis pas là !
Mais combien de personnes, même parmi mes aides, ont-elles intégré cela ? Ce sentiment de pseudosupériorité revaloriserait-il leur égo ?
Croyez-vous qu’il me soit facile de me comporter en « patron » vis-à-vis de mes aides, alors que certaines reluquent mon écran d’ordinateur, lisent les messages sur mon téléphone ou parcourent mon courrier avant moi ? Si vous saviez combien d’entre elles m’ont vue nue et connaissent les moindres recoins de mon corps, ma plus profonde intimité !
Aux yeux de la loi, je suis un employeur, pas une entreprise. Dès lors, j’estime qu’en tant que personne dépendante physiquement, je devrais être davantage protégée par le législateur. Saviez-vous que je paie de ma poche les indemnités de fin de contrat ? Je ne perçois pourtant pas énormément d’argent. Les personnes valides doivent-elles payer pour se tenir debout ? Elles non ; moi, oui !
Vous l’avez compris à travers ce récit, la dépendance peut être avilissante et certaines personnes se permettent parfois d’agir de façon malsaine à notre égard. Pourquoi l’être humain est-il si méchant et parfois si mesquin ? Ne croyez pas que je sois devenue aigrie à cause de ces personnes-là. Au contraire, je souhaite encore sourire à la vie, même si je ne la vis pas aussi pleinement que je le mériterais. Au fond, je pense peut-être trop aux autres. Je donne, je donne sans cesse, et certains en abusent.
J’ai rarement rencontré des personnes qui me respectaient totalement. Ces personnes extraordinaires comprenaient que je les préservais. Pour ne pas abuser de leurs bras, j’essayais de restreindre mes besoins au maximum, quitte à me sentir frustrée. Je ne voulais pas les épuiser à cause de ma condition physique. Je préférais encore me priver. Ces personnes le savaient, elles l’avaient compris et elles me rendaient la pareille. Nous nous respections mutuellement.
Pour celles qui m’ont déçue, je n’étais qu’un corps à laver ou à nourrir. Elles me procuraient l’essentiel et je devais m’en contenter. À la limite, je pouvais déjà m’estimer heureuse. Accepteriez-vous sincèrement de vous satisfaire de si peu ? Juste manger et être propre ? Pourquoi le devrais-je ?
Je me déplace par l’entremise d’un fauteuil monté sur roues et actionné par un moteur, mais n’ai-je pas les mêmes besoins – et les mêmes droits – que les personnes valides ? Que les bipèdes ? Aux yeux de certains, je ne serais pas un être humain, mais une plante, un objet banal ou une espèce indéterminée, sans grande valeur ?
Je voudrais vous y voir !
Concernant mon emploi, fin 2019, un nouveau repreneur a pris les rênes de mon entreprise. J’étais restée onze ans sans la moindre nouvelle, alors que je faisais toujours partie de leurs effectifs ! Puis, en février 2020, aussi étrange que cela puisse paraître, j’ai reçu les formulaires pour élire les représentants syndicaux.
Ensuite, comme la loi l’exige dans le cadre d’un licenciement, le nouveau dirigeant m’a fait passer une visite médicale, au terme de laquelle j’ai été déclarée inapte. Le docteur s’est étonné à juste titre qu’il se soit écoulé une décennie depuis le début de mon incapacité.
Lors de l’entretien préalable, j’avais proposé de faire du télétravail. Hélas ! ils ont refusé : ils avaient leur quota de personnes en Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH). Pour être franc : la société n’avait plus besoin de moi. Malheureusement, un handicap visible comme le mien fait encore peur à beaucoup de personnes. Je me sentais pourtant capable de prester ce télétravail ! Leur décision est d’autant plus incompréhensible qu’elle est intervenue un mois avant le premier confinement. Combien de salariés ne sont-ils pas, encore aujourd’hui, en télétravail ?
Je suis consciente qu’un temps plein n’était plus envisageable pour moi. Le matin, je ne peux pas sauter dans mon pantalon, il me faut du temps pour me préparer… Par contre, l’après-midi, j’aurais pu consacrer mon temps à travailler, de manière à gagner dignement ma pitance.
Ce refus de leur part a eu de profondes répercussions sur mes finances : premièrement, je me suis retrouvée du jour au lendemain sans mutuelle ; ensuite, j’ai perdu tous mes droits en vue d’une éventuelle formation professionnelle. Alors oui, j’éprouve toujours une déception certaine vis-à-vis de mon licenciement !
C’est là, où je me rends compte que l’on ne favorise pas le travail dans notre pays. Rien n’est fait pour encourager les personnes à travailler, ne fût-ce que quelques heures. Vivre des allocations n’est, pour moi, pas une solution. Que ce soit pour sa dignité, son état d’esprit et son bien-être. Le travail, c’est la santé, non ?
Se sentir utile est primordial.
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