Mise en place
Le lieu était grandiose ! Imaginez un de ces manoirs de riches comme en voit à la télévision. Un portail gigantesque, barrant une allée assez large pour y faire rouler deux voitures ; au bout, une fontaine de la taille d’une petite piscine, de chaque côté des buissons, des arbres, des fleurs… Des lampes à l’élégante discrétion se tenaient prêtes à éclairer le tout. De nombreuses voitures de luxe, accompagnées de leur chauffeur attitré, attendaient sur un parking dissimulé de l’allée principale par une haie soigneusement taillée.
Nous passâmes devant ce portail majestueux sans nous arrêter.
Alors que je collais le nez à la fenêtre pour mieux voir, ma mère m’informa que nous passerions par l’entrée de service. Celle-ci était bien moins impressionnante. L’allée était assez large pour un camion, il y avait de la place au bout pour faire demi-tour, des lampadaires ordinaires éclairaient la zone et des buissons cachaient le tout aux éventuels curieux égarés dans les jardins. Nous nous trouvions sur l’arrière du manoir, au milieu d’un ensemble de dépendances.
Nous n’étions pas les seuls, évidemment : entre les employés du manoir et les différents prestataires, c’était même plutôt bondé. Un homme que je jugeais habillé avec classe nous accueillit d’un air affairé ; une des mèches de ses longs cheveux gris bouclait contre sa joue, et il la repoussait sans cesse d’un geste vif. Lorsqu’il vit ma mère, il s’arrêta net et l’étudia un instant. Certes, elle détonnait, avec ses mèches roses vif dans ses longs cheveux blonds, ses vêtements savamment déchirés à des endroits stratégiques, et son maquillage de scène. Pourtant, j’aurais juré qu’il la reconnaissait… Il me lança un bref regard, ses pupilles se dilatèrent et je vis ses lèvres frémir ; puis il interpella un employé et le chargea de nous accompagner : il serait notre interlocuteur pour la soirée.
Tandis que nous le suivions, j’aperçus ma mère observer l’homme aux longs cheveux gris d’un air nostalgique. Tout à trac, je l’interrogeais :
— Qui était cet homme, maman ?
— Le majordome, ma chérie. Il gère les employés de la maisonnée. Allez, dépêche-toi, les autres avancent.
Nous pressâmes le pas pour les rattraper.
Notre accompagnateur, je devrais plutôt dire : notre responsable, nous montra notre lieu de prestation. Le jardin, immense, semblait être organisé en plusieurs zones, et la nôtre était une clairière entourée de ravissants arbres et d’une débauche de fleurs embaumant l’air de parfum suave. D’un côté, la scène, surélevée et sous chapiteau, de l’autre des paravents qui nous cachaient à la vue de la zone principale des festivités, peu éloignée. Je distinguais, en tendant l’oreille, le brouhaha des conversations par dessus la musique classique jouée par un orchestre de chambre assez connu. Enfin, une bonne cinquantaine de sièges se répartissaient sur les côtés et contre les paravents, laissant tout un espace libre devant la scène.
Nous fîmes connaissance avec les ingénieurs son et lumière – coup de chance, l’ingé-son avait déjà collaboré avec le groupe sur une autre prestation, le groupe monta sur scène pour mieux appréhender le lieu, puis s’en alla chercher le matériel. Intimidée, je les suivis de près. Je me sentais passablement inutile : puisque des régies son et lumière étaient prévues, le groupe n’avait guère que ses instruments et le matériel associé à prendre – les pedalboard et stands de guitare, le siège du batteur, les pieds de micro… Mais ma mère avait tenu à ce que je vienne. Je mourais d’envie d’en savoir plus, surtout après la mine du majordome, mais ma mère m’avait prévenue : « Ne me demande rien, tu sauras tout en temps voulu ! »
Une fois le matériel installé et branché, le guitariste et le bassiste vérifièrent l’accordage de leur instrument, tandis que le batteur testait ses fûts. Je sortis mes bouchons d’oreille et m’en allai voir ce que faisait l’ingénieur du son et ses acolytes. J’étais fascinée par ces appareils couverts de potentiomètres et de LED colorées… Je me demandais soudain si j’avais bien fait de choisir une école privée pour améliorer mes possibilités de devenir avocate ? Et si ma vocation se trouvait dans les métiers du spectacle ?
Puis vinrent les balances… Avant même de les commencer, le responsable prévint qu’il ne fallait « pas déranger les invités là-bas » et qu’il fallait rester discret. S’ensuivit une brève altercation, et le groupe intervint pour calmer les choses. L’ingé-son procéda finalement aux balances à volume réduit, en maugréant contre les exigences déraisonnables et les demandes farfelues. C’est bien parce qu’il connaissait et appréciait le groupe qu’il acceptait, hein… Heureusement qu’il connaissait son métier et leur son...
J’ignorais ce qu’ils avaient convenu, mais... j’allais rapidement le découvrir.
Il restait encore du temps avant le début du concert proprement dit, et tout était en place, aussi nous discutâmes en grignotant et sirotant ce que le responsable nous avait apporté en souriant. C’était habituellement un moment de détente, un peu comme « le calme avant la tempête », mais je jugeais mes « tontons » et surtout ma mère, un peu… nerveux ? Je ne pensais pas cette nervosité due à la hauteur de la prestation à venir, mais à l’identité de nos clients. Je pinçais la bouche. Si seulement je pouvais les questionner sur leur relation passée avec ces personnes !
Le moment approcha, le responsable débarrassa le plateau et distribua des bouteilles d’eau que je disposais, à la demande d’un « tonton », près de chaque instrument, tandis que ma mère vérifiait et retouchait au besoin le maquillage de tout le monde – moi compris, encore que le mien ne soit pas destiné à la scène et s’accorde avec la tenue plutôt classe que ma mère m’avait forcée à porter pour l’occasion.
Puis le groupe monta sur scène, reprit ses instruments, et s’apprêta à achever les balances… Il fallait absolument tester le volume sonore nécessaire durant le concert, afin de vérifier que chaque instrument sonne de façon équilibrée avec les autres. Je me réinstallai près de l’ingé-son, qui me tapota familièrement la tête – il avait une fille de mon âge – avant de faire un signe à l’adresse des musiciens. Ma mère me fit un clin d’œil, et ils jouèrent... « L’hymne à la joie » de Beethoven… version hard rock !
L’ingé-son hochait la tête en rythme, réglant ses potards, tandis que je me gondolais en me tenant les côtes..
Le morceau fini, des applaudissements éclatèrent près de moi et je sursautai violemment : le majordome, l’œil brillant, nous prévint que l’heure était venue. Des employés tirèrent un paravent de côté, libérant l’accès, et je distinguai tout un cortège s’avançant vers nous. Les mariés étaient en tête, accompagnés de leurs parents et suivis par les invités, et ma bouche s’ouvrit. Non, toutes ces couleurs ! Et ça brillait aux oreilles, aux cous, aux bras ! Toutes ces robes haute couture, ces parures de luxe, aux côtés des hommes vêtus plus sobrement, c’était… magnifique !
— On dirait des paons et des pingouins ! susurra une voix dans mon oreille, avant de repartir à sa place.
… Merci maman. Je me mordis les lèvres pour contenir mon fou-rire.
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