Révélations
La scène est plongée dans la pénombre. Ma mère se tient immobile derrière son microphone. Elle se concentre, les mains posées l’une a-dessus de l’autre, sur le pied de micro.
J’entends son souffle léger. Inspiration... Pause. Expiration... Pause. Cachée près de l’ingé-son, j’observe le public : les plus âgés se sont assis sur le pourtour, les adultes et les jeunes debout au centre, les mariés, main dans la main, sont devant la scène. Ils observent la pénombre, tentant de deviner ce qu’il s’y cache.
Les murmures s’apaisent. Tout le monde attend.
Le bassiste commence à jouer deux notes, très doucement, sur le rythme d’un lent battement de cœur. Progressivement, il accélère le tempo, et le souffle de ma mère le suit et se renforce. Je sens mon cœur suivre le rythme. Je ne connaissais pas cette intro, et je sens l’excitation monter en moi.
Flash ! Les projecteurs s’allument, les gens clignent des yeux… et la musique déferle ! Puissante, envahissante, envoûtante… Et nous sommes emportés loin d’ici, dans un lieu inconnu mais si vivant !
Les corps sautent sur place, les têtes se balancent en cadence, les bouches s’ouvrent pour crier les paroles… Durant une heure et demie, le groupe enchaîne, ne soufflant qu’entre deux titres, et je surprends au hasard qui un regard désapprobateur de voir les jeunes remuer avec enthousiasme, qui un regard halluciné de toute cette cacophonie harmonique, qui un regard ravivé par des souvenirs de folle jeunesse…
Tiens ? Les quatre pestes sont là, qui font la noce comme des folles. Je vais bien m’amuser à l’école, lundi prochain, lorsqu’elles se vanteront d’avoir assisté à un mariage grandiose… Quoique, elles risqueraient de retourner la situation en me moquant de n’avoir été que l’accompagnatrice d’animateurs publics et que ma mère est trop pauvre pour s’acheter des vêtements non déchirés – déchirures au demeurant savamment réalisées par ma mère en personne… Quand même, ces teignes ne savent pas bouger en rythme, ça c’est drôle pour des filles qui se vantent d’être les meilleures de leur cours privés de danse !
Enfin, la musique s’apaisa, et les mariés lancèrent les ovations. Durant de longues secondes, le public acclama les membres du groupe, qui, reposant leurs instruments, se rassemblèrent sur l’avant de la scène, se prirent par la main, et s’inclinèrent face au public. Les applaudissements n’en finissaient plus ! Le marié finit par s’approcher de la scène tout en faisant un signe à ma mère, qui attrapa son micro sans fil, s’accroupit et le tendit au jeune homme, avant de sauter à terre.
Le marié prit le micro d’une main, passa familièrement l’autre bras sur l’épaule de ma mère, et entreprit un petit discours de remerciement à l’intention de sa famille qui lui avait organisé cette merveilleuse surprise, du groupe pour son talent, et des invités pour leur présence et leur énergie.
Leur ressemblance me frappa. Côte à côte, ma mère sous son maquillage et le marié avaient une similarité de traits, quelque chose dans la forme des yeux, du sourire, même le blond des cheveux… Durant le discours, les parents des mariés s’étaient rapprochés, fendant la foule avec l’aisance d’une longue pratique, et… Je clignai des yeux de surprise. Les épaules de ma mère se tendirent subtilement lorsque les parents du jeune homme s’arrêtèrent à moins de deux mètres, et le père, les yeux étrécis, parvint à regarder son fils tout en évitant ma mère.
Une fois son discours terminé, le jeune marié enjoignit les invités de retourner au principal lieu des festivités, et rendit le micro. Ce fut le signal pour les musiciens d’entreprendre le rangement du matériel. Ma mère se précipita pour rejoindre les autres, et je restais là à scruter l’homme digne mais raide qui, lui, observait ma mère. Était-ce une étincelle de regret ou de fureur que je surpris dans ses yeux ?
Délaissant sa cible, il se retourna vers son fils et sa jeune épouse et ils discutèrent un instant tous ensemble. La jeune femme, absolument ravissante dans sa robe de soirée – je regrettais qu’elle ait déjà ôté sa robe de mariée pour une tenue plus conforme à la suite des festivités, j’aurais tant voulu la voir ! - vint remercier personnellement le groupe, avant de laisser ses parents repartir avec les derniers invités.
Seuls restèrent la mariée, son époux et ses parents, à l’évidence gênés et mécontents. Sur scène, je vis l’un de mes « tontons » toucher le bras de ma mère et hocher la tête. Ma mère se raidit, puis prenant une grande inspiration, redescendit sur l’herbe piétinée dans ma direction.
— Viens, ma fille. Il faut saluer nos clients.
Pourquoi dois-je venir, moi ? J’étais bien près de l’ingé-son… Je n’avais pas envie de parler à « des gens de la haute » ! Intimidée, je la suivis néanmoins à un pas de distance. Plus nous approchions, plus l’air s’électrisait...
— Cela faisait longtemps que je n’avais assisté à l’un de vos concerts ! s’exclama le marié dont j’ignorais encore le nom. Votre son m’avait vraiment manqué, mais avec les préparatifs du mariage, je n’avais vraiment plus le temps !
Le majordome survint sur ces entrefaites, portant un plateau de flûtes à champagne et un jus de fruits pour moi, tandis que mes « tontons » se ralliaient à nous avec empressement. Sa présence relâcha quelque peu la tension ambiante. Le majordome, l’air un peu fatigué de cette longue journée inachevée, nous servit les verres, prenant le dernier pour lui, avant de coincer le plateau sous son bras.
Le marié leva le verre et nous trinquâmes tous ensemble :
— À un superbe concert ! fit le majordome.
— À un public de « qualité » ! fit le batteur.
— À un groupe génial ! fit la mariée.
— À ma sœur et sa voix incroyable ! s’exclama le marié.
Silence.
J’avalais de travers, et ma mère me tapota le dos. Les parfums suaves du jardin embaumaient l’air, qu’un grillon faisait vibrer de ses stridulations. J’avais conscience du luxueux manoir dans mon dos.
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