Flash-back
Les filles de sa promotion avaient choisi de s’encanailler en se rendant au centre-ville, dans un bar plutôt populaire auprès des étudiants de la fac publique. Elles cherchaient à s’amuser et à vivre des aventures, avant de finir leurs études par une ultime année et de se ranger bien sagement dans leur vie déjà tracée : un premier emploi à un poste bien rémunéré dans l’entreprise de papa, tonton ou un ami de la famille… Des rencontres avec les héritiers mâles d’autres familles influentes, puis un de ces mariages étalant les richesses et que les médias adoraient…
Elle les avait accompagnées, bien sûr. Elles n’étaient pas vraiment amies : comment être sûre de la sincérité de leurs sentiments quand leur monde n’était qu’apparence et réseautage ? Trop risqué. Elle ignorait si les autres filles se sentaient aussi vide qu’elle ; peut-être, après tout, sinon pourquoi aller dans un bar populaire plutôt que dans un de ces insipides mais classieux salons de thé ?
De la musique sortait du bar par toutes les fenêtres, grandes ouvertes pour profiter de la chaleur inhabituelle de cette fin de printemps. Un groupe quelconque jouait du hard rock, brouhaha inhabituel pour de jeunes femmes plus habituées à la musique et aux instruments classiques. Jean-Sébastien Bach, Ludwig van Beethoven, Wolfgang Amadeus Mozart, le son profond d’un violoncelle, le ruissellement des notes d’un piano, la puissance et la subtilité d’un orchestre… n’avaient rien à voir avec ce qu’elles entendaient alors ! Elles s’exclamèrent, excitées, et elle en particulier, se sentit engloutie dans cette avalanche de sons bruts : comme si elle tombait soudain dans une rivière en crue, emportée par des flots qui la roulaient telle un caillou dans tous les sens… Elles pénétrèrent dans le bar bondé et s’installèrent où elles pouvaient ; observant la populace et les musiciens qui se démenaient dans le coin où ils avaient été casés.
Les filles s’amusaient décidément beaucoup : cette variété de styles vestimentaires, la façon dont bougeaient et parlaient les gens, cela leur était si étrange et nouveau, c’était comme à la télévision ! Mais elle, n’avait d’yeux que pour le groupe, et répondait à peine aux phrases de ses consœurs. À chaque instant la musique envahissait un peu plus tout son être ; la grosse caisse faisait vibrer son ventre, les guitares hurlaient leur vie, la basse leur faisait contrepoint, c’était vivant, c’était vibrant !
C’était une révélation pour Chantal De La Thunecossue. Elle se mit à penser rock. Chaque fois qu’elle sortait en ville pour assister à un concert de ce qui était devenu son groupe favori, elle s’habillait, se coiffait et se maquillait rock. Elle se comportait de façon cool et décontractée, et jamais elle ne s’était sentie aussi libre de sa vie. Était-cela, la fameuse jeunesse dévoyée contre laquelle ses tristes parents l’avaient mise en garde ?
Un soir, après un nouveau concert réussi, Chantal osa aborder les musiciens. Ils se montrèrent ouverts à la discussion, ravis que cette jolie jeune femme viennent leur parler : ils l’avaient repérée depuis quelques mois qu’elle se présentait à toutes leurs scènes. Cela devint une habitude, et Chantal, ou plutôt Chantie, comme elle préférait se faire appeler, fut invitée à venir les voir lors de leurs répétitions. Consciente de sa chance, la jeune femme découvrit la quantité de travail que requérait réellement de tels concerts. Bien loin de l’image de jeunes rebelles qui font du bruit dans le garage, c’était des heures et des heures d’entraînements dans un local dédié, dont les murs étaient couverts de pan de mousse artificielle absorbant les harmoniques, tout un apprentissage du matériel : table de mixage, guitare, batterie, comment placer les éléments, les brancher, les régler… Musique rock, musique classique, les deux requéraient la même rigueur et un long apprentissage.
Ils s’arrêtèrent de jouer.
— Non, décidément ça ne va pas ! s’écria le chanteur. Je n’arrive pas à chanter comme je veux sur ce titre tout en gardant la rythmique sur ma guitare ! J’ai peur qu’on doive abandonner ce morceau, les copains !
Les autres se récrièrent. Ils adoraient ce morceau, mais chanter et jouer d’un instrument en même temps peut être difficile sur certains titres.
— Tiens, Chantie, je t’ai entendue chanter tout à l’heure, tu veux essayer ?
— M… Moi ? Mais je…
— Vas-y, l’encouragea Matt, le bassiste. On t’a tous entendue chantonner, et ça rendait pas mal. Tu veux bien essayer ? Je sais que tu connais les paroles par cœur !
La jeune femme, intimidée, attrapa le micro que lui tendait obligeamment le chanteur, et ils reprirent leurs instruments. Le batteur claqua ses baguettes l’une contre l’autre à quatre reprises pour donner le tempo et le signal du départ, et la musique démarra. Au moment idoine, Matt hocha la tête à destination de Chantie, qui prit sa respiration et ouvrit la bouche…
Silence.
— Ouah… murmura Matt. C’était incroyable. Chantie, je crois que tu es faite pour ça.
— Ouais, carrément surenchérit l’actuel chanteur en titre. Pour un premier essai, c’est plus que bon ! Tu veux pas devenir notre chanteuse à ma place ? Je pense que tu t’en sortirais bien mieux que moi, et moi je ferais les chœurs, si ça convient à tout le monde ?
Ça convenait, et l’étudiante devint leur nouvelle chanteuse. C’était l’été, les grandes vacances, aucun concert n’était prévu avant septembre, Chantie avait le temps de s’entraîner. Ses parents ne furent guère étonnée qu’elle souhaita passer l’été dans la ville où elle étudiait, il faut bien que jeunesse se passe ; ils exigèrent seulement d’elle qu’elle revienne une semaine pour l’anniversaire de sa mère. Son petit frère, Jacques, en fut bien un peu triste, car sa grande sœur lui manquait depuis qu’elle était partie à la fac et qu’il avait tant de choses à partager avec elle depuis qu’il était entré au collège !
Sans Jacques, ç’aurait été une semaine insupportable ! Matt et tout le groupe manquait à Chantie ; mais surtout elle devait à nouveau agir comme une sage jeune femme de bonne famille et cela lui était un véritable supplice. Faire attention à son vocabulaire et à son attitude, conserver un ton posé, respecter ce que disaient ses parents aussi absurde que cela lui paraisse… Même se vêtir convenablement était d’un ennui !
Puis une nouvelle année commença, et entre les études et la musique, la jeune femme ne savait plus où donner de la tête. Ses résultats en pâtirent inévitablement, et elle descendit de la quatrième à la vingt-sixième position, sur une promotion d’une cinquantaine d’élèves. Elle dût subir une pénible remontrance de la part de son géniteur, et, pire encore, sa mère lui parla de certains jeunes hommes qu’elle apprécierait de voir sa fille fréquenter… Certains se trouvant dans sa la même fac privée que Chantie.
Inévitablement, ceux-ci prirent contact avec elle : la plupart, fort heureusement, n’étaient pas intéressés car déjà en couple ou ne désirant pas l’être, mais quelques autres insistèrent, parfois lourdement, pour faire plus ample connaissance. Chantie fut obligée d’accepter quelques rendez-vous, qu’elle s’arrangeait pour rendre aussi inconfortable que possible au prétendant en lice. La stratégie fut efficace.
Puis Chantie effectua ses premiers concerts. Peu à l’aise sur scène au début, elle prit rapidement de l’assurance, bien entourée comme elle l’était. Sa relation avec Matt s’approfondit, et l’année passa à la vitesse de l’éclair. Ce furent les derniers partiels, et puis... Tout bascula.
Des filles de sa promotion avaient décidé de s’encanailler en se rendant au centre-ville, dans ce bar plutôt populaire auprès des étudiants de la fac publique, accompagnée de plusieurs garçons.
Chantie était ravie de chanter dans ce lieu en particulier, car c’était celui où sa vie avait radicalement changé. La jeune femme avait pris sur elle de changer le style vestimentaire du groupe, avec leur accord, et se chargeait elle-même de leur maquillage. Leur succès s’était accru, presque autant pour cette nouvelle apparence que pour la voix de leur nouvelle chanteuse attitrée. De plus en plus souvent, les gens venaient dans le but de les voir et de les écouter.
Ce soir-là, lorsque Chantie repéra ses camarades de promotion dans la foule, elle paniqua.
— Oh Matt, et si elles me reconnaissent ?
— Te reconnais-tu toi-même dans le miroir, quand tu es habillée pour la scène ? Tu ne ressembles pas du tout à cette étudiante sage et friquée, tu sais ! la rassura-t-il.
Leurs amis renchérirent :
— Aucun moyen que ça arrive ! Je suis sûr qu’elles ne savent même pas que tu chantes, et encore moins comment tu chantes !
— C’est vrai…
Matt l’embrassa et ils montèrent sur scène.
Hélas, l’un des anciens prétendants de Chantie l’a reconnut et l’aborda à l’entracte, rameutant avec lui tous ses camarades. Ils n’en crurent pas leurs yeux : était-ce vraiment la sage Chantal ?
— Ça alors ! Non, mais regardes-toi, maquillée comme une… une… femme de mauvaise vie, et ces vêtements déchirés en plus…
— Ouah, Chantal, tu chantes super bien, tu es absolument géniale !
— Quand les autres sauront ça, à la fac, ils ne vont jamais nous croire !
Impossible de les faire taire ; la rumeur se répandit rapidement, jusqu’à atteindre les oreilles paternelles...
Jacques la regardait avec admiration, son père avec dégoût. Sa fille, leur première-née, dont il s’était assuré de l’éducation et des bonnes manières grâce aux meilleurs tuteurs, se produire sur scène devant la populace pour une paie misérable, coiffée et vêtue vulgairement, hurlant des paroles insanes sur une musique de sauvages… Et se commettant physiquement auprès d’un de ces vulgaires musiciens de basse classe !
— Oui je veux l’épouser, je l’aime, nous nous aimons ! Et je resterais leur chanteuse, que vous le vouliez ou non ! hurla-t-elle.
Ils l’enfermèrent dans sa chambre sans aucun moyen de communication. Une chambre de luxe, une véritable suite, même, comportant ses propres commodités, mais certains des gardes de la propriété lui furent assignés avec pour ordre de ne la laisser sortir sous aucun prétexte.
Ils avaient oublié un léger détail : Jacques adorait sa sœur et le rock, et était absolument fier d’elle. Chantie et Jacques profitèrent qu’il ait le droit de venir la voir pour passer des messages en douce. Matt, suivi du reste du groupe, alla à la gendarmerie déposer plainte contre les parents De La Thunecossue pour séquestration, et ceux-ci tentèrent de les convaincre, à l’aide d’une forte somme d’argent, de retirer la plainte et de rompre tout contact avec leur fille. Ce fut en vain, et les De La Thunecossue durent libérer Chantie et payer le prix fort pour étouffer l’affaire avec l’aide de leurs contacts dans les médias. Ils parlementèrent bien encore pour convaincre leur fille de renoncer à sa relation et à sa carrière sulfureuses, mais la jeune femme les rejeta froidement. Aucune concession possible. elle ne quitterait ni Matt, ni son groupe.
Son père déshérita et renia Chantal, et celle-ci s’enfuit avec Matt…
Leur mariage fut discret : une dizaine de personnes en tout, dont les trois autres membres du groupe, furent les seuls invités, mais ils s’amusèrent comme des fous. Deux ans plus tard, Elspeth naquit, puis Matt décéda dans un stupide accident de moto…
Chantal déposa sa fille chez le batteur, qui avait déjà deux enfants à peine plus âgés, et retourna au manoir familial. Elle convainquit le majordome, qui avait toujours apprécié cette jeune fille, de la laisser voir au moins son père – sa mère était trop effacée, elle était plus un joli bijou pour son mari qu’une véritable compagne et n’avait guère de pouvoir… Et puis elle soutenait son mari en tout. Même contre ses propres enfants.
Quand Chantal revint prendre Elspeth, le visage fermé et les yeux rouges, le batteur et son épouse se contentèrent de la serrer silencieusement dans leurs bras. Les musiciens devinrent les « tontons » d’Elspeth, entourant la mère et la fille de toute leur affection, l’ancien chanteur qui s’était rabattu volontiers sur les chœurs troqua sa guitare contre sa basse, et la vie continua.
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