Retour vers le futur
Le patriarche De La Thunecossue émit un petit rire forcé.
— Que racontes-tu là, mon cher Jacques ? Tu sais bien que ta sœur est tristement décédée pour nous depuis une bonne vingtaine d’années ! Cesse de voir en toute chanteuse de rock aux cheveux blonds ta chère sœur disparue !
Ma mère accusa le coup, raide comme la justice. La tension remonta d’un seul coup à un degré insupportable et la mariée, non, désormais ma tante, passa un bras protecteur autour de mes épaules. Je détaillais ce vieil homme, mon grand-père, du regard. La génétique ne mentait pas : je lui ressemblais hélas beaucoup. Ce grand-père qui avait renié ma mère et avait refusé de me rencontrer. Je détestai aussitôt ce vieil homme intraitable, qui prétendait sa fille morte alors qu’elle se tenait à quelques pas de lui !
— Je reste néanmoins effaré de la réception positive que ce style de musique a reçu de la part de nos invités, poursuivit-il de sa voix distinguée. Ils me déçoivent grandement… Il faudra que je fasse un tri parmi mes connaissances, je pense.
Avant que personne ne puisse réagir face à cette insulte directe, ma grand-mère posa une main fragile mais ferme sur le bras de son mari et, s’avançant, parla à son tour :
— Très cher, j’espère que vous me pardonnerez pour une fois de vous contredire. Je vous ai laissé faire à l’époque, mais le prix à payer fut trop élevé. J’étais si persuadée que mon devoir d’épouse primait sur tout, y compris sur mes devoirs de mère, et que je devais vous soutenir en tout, que je vous ai laissé briser notre famille !
Lâchant le bras de son mari, elle se dirigea vers moi.
— En ce qui me concerne, je suis fière de ce que ma fille a accompli durant toutes ces années. Chantal est une chanteuse talentueuse et charismatique, dont j’ai discrètement suivi l’évolution grâce à Jacques, qui lui a eu le courage de ne pas se cacher d’en faire de même ! Ma fille, je ne te demandes pas la grâce. J’ai conscience que mes manquements sont impardonnables. Mais j’aimerais… Si tu l’acceptes, si vous l’acceptez toutes les deux… Que tu me présentes ta fille… Ma petite-fille.
Soit moi. Incertaine de la marche à suivre, je regardai ma mère, ignorant délibérément ce grand-père fulminant de la rébellion imprévue de son épouse. Ma toute nouvelle tante me poussa doucement vers ma mère, et celle-ci m’accueillit dans ses bras. C’était trop pour moi, je crois. Découvrir que ma mère et moi étions des De La Thunecossue, une des familles les plus riches et influentes de la région, c’était trop.
— Maman, murmurai-je, je veux rentrer à la maison. Je veux réfléchir à tout ça d’abord.
— D’accord, ma chérie, me répondit-elle doucement. Mère, reprit-elle, Jacques, Tania, je vous contacterai bientôt, nous nous reverrons et discuteront calmement de tout cela. Monsieur le majordome, le salua-t-elle. Jacques, Tania, encore toutes mes félicitations et vœux de bonheur pour votre mariage. C’était un vrai plaisir de jouer tout spécialement pour vous ! À bientôt.
Et nous partîmes en direction de notre véhicule, passant sans les voir devant quatre paires d’yeux ronds cachés derrière un buisson. Le reste du groupe de musique s’occupa de ranger le matériel tandis que ma mère et moi restâmes l’une contre l’autre, sur la banquette arrière. Je me demandais laquelle de nous deux avait le plus besoin de réconfort… De plus, Yannick me manquait.
Dimanche passa, vint lundi, et je retournai en cours. Je retrouvai mon cher Yannick avec joie, et je m’empressais de tout lui raconter aussitôt que cela me fut possible. C’était sans compter les quatre plaies, qui nous débusquèrent et nous entourèrent, dardant sur moi qui un œil vipérin, qui un sourire dédaigneux.
— Alors comme ça, tu es la bâtarde d’une famille riche ? Et ta mère est une… « chanteuse »… Pas étonnant, mais le plus incroyable, c’est que son amant ait l’audace de l’inviter à son propre mariage et de la présenter à sa femme !
— Pauvre Tania, une femme si ravissante, trompée de cette façon ! Comment son odieux mari a-t-il pu faire cela, et la tromper avec une vieille, en plus, c’est répugnant ! Il devait être encore si jeune quand c’est arrivé, sûrement que cette gourgandine devrait finir en prison pour corruption de mineur !
Yannick et moi restâmes bouchée bée… Et j’éclatais de rire. Non, vraiment, je n’en pouvais plus, comment avaient-elles pu s’imaginer une histoire farfelue et dégoûtante ? Le quatuor infernal ouvrit de grands yeux de chouette devant ma réaction inattendue. Je manquai de souffle tant je me gondolai, serrant mes côtes, et Yannick intervint pour me calmer :
— Elspeth, ton visage est couleur bordeaux…
M’entourant la taille du bras, il mitrailla les carnes effarées d’un œil furieux. Enfin, je pus reprendre ma respiration et je tentai de me calmer, sentant l’incrédulité faire lentement place à un début de colère. Ce n’était pas possible d’être aussi stupide et médisante !
— Mesdemoiselles, vous êtes totalement débiles. Ma mère est la fille des De La Thunecossue. Jacques est son petit frère. Et ce sont leurs parents qui ont engagé le groupe de ma mère pour jouer au mariage de Jacques et Tania, parce que tous deux sont des fans. Oh, et puis mes parents se sont mariés deux ans avant ma naissance, au cas où vous ne le sauriez toujours pas, moi je le sais depuis bien longtemps, déjà.
Oh ? Ces informations les offusquaient-elles ? Je repris :
— D’ailleurs, je vous ai vues vous déhancher durant le concert, vous semblez l’avoir beaucoup apprécié, du coup pourquoi dénigrer la chanteuse ? Par contre, revoyez votre sens du rythme, vous étiez totalement décalées… Même pas fichues de danser en cadence, mais du moins aviez-vous une belle énergie, ça faisait plaisir à voir !
Et je mis les pouces en l’air, en souriant largement. Elles préférèrent s’en aller, non sans me lancer quelques insultes, et je triomphai. Elles tentèrent bien de lancer des rumeurs infondées, mais le lendemain même les médias rétablirent la vérité, mettant en lumière le scandale familial des De La Thunecossue et augmentant la popularité du groupe de musique.
J’aurais aimé en avoir plus à vous raconter…
Ma mère reprit contact avec la sienne, et je fus bientôt présentée à toute la famille, cousins compris, à l’exception notable du chef de famille. Il s’avéra qu’il n’était guère aimé, et son attitude rigide lui avait, au fil des années, aliéné tous les siens. Jusqu’à la fin, mon grand-père refusa de réintégrer sa fille à sa place. Lorsque vint le partage de l’héritage, les ayants droits décidèrent d’un commun accord de donner sa part à ma mère… qui refusa, aussi me fut-elle transmise.
Yannick et moi commençâmes nos études dans villes différentes, et notre éloignement mena inévitablement à une séparation. Je sortis bien avec quelques hommes après cela, sans pour autant trouver mon compte.
J’avais délaissé le droit pour le marketing, projetant de travailler par la suite dans l‘agence de pub du père de Tania, ma tante. Non pas parce que je pourrais jouer de cette relation, mais parce que l’agence possédait une réputation d’excellence.
J’ignorais ce qu’il était advenu des quatre filles qui m’avaient tant détestées. J’en entendais bien parler parfois, par le biais de mes cousins, mais je m’en fichais éperdument !
Bien entendu, j’avais poursuivi mes cours de basse durant toutes ces années, et, un an après commencé à travailler, j’entrai pour de bon dans le groupe de mes « tontons » et de ma mère. La formation était désormais au complet : je reprenais l’ancienne place de bassiste de mon père, et son titulaire remplaçant redevint avec joie le guitariste rythmique. Cette composition nous permettait un large éventail de titres, et comme j’appliquais mes connaissances marketing, notre groupe devint de plus en plus connu.
Un matin, au travail, tandis que je faisais le tour du bureau pour saluer l’équipe, un collègue me présenta un nouvel arrivé dans l’équipe des designers.
Yannick.
Je fus à nouveau captivée par son regard si bleu et pétillant, et tout le monde le remarqua. À la plus grande contrariété de mes collaboratrices charmées par sa carrure et l’azur de ses globes oculaires, Yannick me courtisa ardemment, je fondis complètement, et nous nous remîmes ensemble. Il avait bien connu quelques relations de son côté, mais rien de probant.
Il apporta aussi des compositions musicales que le groupe adapta au style hard rock, et notre succès prit un nouveau tournant. Yannick devint notre compositeur exclusif et mon mari.
Nos filles héritèrent de ses yeux bleus, de mon affinité pour les instruments à cordes pincées, et de la voix de ma mère. L’une choisit le banjo, l’autre le violoncelle, et des années plus tard elles formeraient un duo improbable mais talentueux, et leur compositeur attitré serait le plus jeune de mes cousins germains, cinquième enfant de Jacques et Tania.
« La plupart des enfants tirés à quatre épingles, comme moi, sont issus d'une famille à l'éducation stricte, formelle, voire un tantinet rigide. »
C’était plutôt ma mère, ça.
« J'ai seulement une mère célibataire et excentrique… »
Alors déjà, elle était veuve, pas célibataire, bien que je ne l’ai appris qu’à l’âge de quatorze ans puisqu’elle avait gardé le secret pour je ne sais quelle raison… Je crois que les circonstances étaient trop douloureuses, peut-être aussi se demandait-elle si son père n’était pas pour quelque chose dans le décès du mien ?
« J’ai voulu prouver que je n’étais pas comme elle. »
Euh… Disons que j’ai… à moitié réussi ? Certes, je suis directrice commerciale et non barmaid, mais je joue de la basse dans son groupe de hard rock et devant des centaines de personnes !
« Et voilà le résultat. »
… Et voilà le résultat !
Annotations