Prologue

4 minutes de lecture

Elle a le regard bleu perdu dans un océan de profondeur et de solitude. Un mélange de fierté, de misère, d’amour et de mélancolie. Son visage est enveloppé dans des châles, sa silhouette recroquevillée à l’ombre des colonnades d’un château abandonné. Derrière ses allures de fillette des grands chemins, ses cheveux volant au vent immobile des fuites, elle semble porter en elle des histoires mystérieuses, aux accents de mélancolie derrière sa posture énigmatique.

Le galop des chevaux au loin a soulevé des nuages de poussière. Les guerriers conquérants animés d’une bravoure cruelle ont dévalé les montagnes de l’Atlas, ont traversé la méditerranée, ont posé le pied sur la péninsule ibérique. Ils ont détruit des villages, pillé, brûlé. Au son des gammes mineures, ils ont pénétré son village, paisible sous son ciel bleu et ses palmiers, et ils ont fait fuir les merles. Avec le galop, ils ont semé la terreur, et puis….

Non, rien du tout. Elle ne sent rien des odeurs de fumée qui lui parviennent du lointain, elle n’entend rien des échos de férocité qui résonnent encore à ses oreilles. Son cœur se serre. Non, elle ne pensera à rien.

Son corps se recroqueville sur les dalles blanches. C’est du marbre, il est glacé, il a un toucher froid et dur qui reluit sous le soleil avec des éclats gris et argentés. Ses doigts parcourent la pierre blanche, les moulures de la colonnade. Ici, personne ne pourra l’atteindre. Elle caresse les plis de sa jupe, et dans ce coin désert, elle pose enfin sa tête. Ses pensées s’embrument, sa respiration se relâche. Ses paupières se ferment enfin, voilant au monde l’univers de son regard.

Un groupe de fugitifs se découpe au loin sous les ondulations du paysage. Les champs verts, les vergers, les vignobles, ô terre ingrate qui recrache impassiblement ses habitants. Les hommes portent des burnous à la maure, les femmes sont drapées aux couleurs de l’Andalousie. Parmi tous, un homme s’avance, comme s’il leur traçait la voie. Son visage est encadré d’une barbe noire, et dans son regard, il semble porter un poids immense. Son front s’est creusé et plié. Avec son bâton de pèlerin, il laisse des empruntes sur la terre brune. La procession qui le suit, eh bien, c’est sa famille. Ses enfants, ses parents, sa femme, sa communauté orpheline qui a suivi son père spirituel. Ils ont perdu leurs maison, leurs cultures ont été incendiées, des êtres chers assassinés ou pris captifs, emportés vers un destin sombre. Ils ont vécu l’horreur et la destruction et maintenant veulent vivre. Ils marchent vers un nouveau destin, de nouveaux horizons bruns aux yeux verts. Et ils se reposent sur lui. Le regard sombre mais confiant, il murmure des paroles d’étude et de prière tandis qu’ils avancent ainsi, quelque part au cœur de l’Espagne, à l’ombre de D. et du danger, du passé et de l’espérance.

Soudain, son regard s’arrête. Il a discerné une forme dans le lointain. Les ruines chrétiennes, vieilles de plus de quatre cents ans, du château d’El-Guapa, étendent leur marbre avec majesté dans le silence trompeur et lourd, se découpant sur le turquoise du ciel. Un pressentiment le saisit.

Il se détourne de la route et s’enfonce dans les hautes herbes. Avec son bâton de pèlerin, il se fraye un passage entre les pierres et les bouquets d’herbes vertes. Pas de doute, c’est bien une enfant allongée là, drapée dans un châle blanc cassé. Il distingue le visage pur plongé dans un profond sommeil. Oui, c’est sûr, c’est réellement une fille d’Israël, une fierté inconsciente se lisant sur les traits tourmentés. Ecoutant son devoir, il tente de lui parler :

« Eveille toi, mon enfant, éveille toi…. »

Le regard plein de sollicitude, il se reproche de la tirer de son évasion, de la ramener à son malheur.

Ses yeux s’entrouvrent légèrement :

« -Oh, c’est Don Yossef, déclare-t-elle.

-Viens, viens avec nous.

Elle regarde le Rabbin, puis remarque la procession au loin. Ses yeux se détournent. Elle ne bouge pas. Inconsciemment, ses doigts agrippent le bas de la colonnade.

-Hachem ne t’auras pas abandonnée, viens avec nous.

Sa voix est rassurante, elle a les accents chauds de l’Espagne. Les yeux toujours détournés, elle répond :

-Mais Rav, je ne peux pas, j’attends mes parents !

Pris au dépourvu, le Rabbin se tait. Il ignore où sont ses parents. En tous cas, ils ne se trouvent pas avec lui. Il ne sait s’il faut la croire. Son regard est insaisissable.

-Non, Rav, ils vont s’inquiéter, je les attends là.

-Eh bien, nous attendrons tous avec toi

-Non, crie-t-elle, partez ! Ils risquent de revenir…

Elle ferme les yeux. Une larme s’y échappe.

Etonné d’être ainsi mis à l’épreuve, le Rabbin hésite. Il ne se pardonnerait jamais si des parents perdaient leur enfant sans qu’il ait agi. D’un autre coté, son peuple l’attend, ses fidèles, et le temps presse. Le danger plane, la peur est tangible. Il ne peut risquer le destin de toutes ces âmes qui lui font confiance.

Il fait sa voix plus dure, tentant de la convaincre. « Il faut que tu viennes. Tes parents nous rejoindront.

Elle baisse la tête et la relève, obstinée.

-Non, répond-elle avec fermeté.

Qui sait si ce n’est pas D qui lui dicte son comportement. Encore un instant d’hésitation, puis il se détourne.

-Allez en paix, dit-elle avec un ton étonnant. Hachem est avec moi. »

Le cœur lourd, Don Yossef retraverse le talus. Ses jambes vacillent légèrement, et l’image de cette jeune âme laissée en bordure de la route s’impose à lui. Il semblerait que de toutes les tragédies qu’il vient de vivre, celle-ci est la plus grande.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Papillon blanc ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0