Magnifique Cordoue en deuil

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Oh que j’aime voir ces paysages défiler…

Entre la calèche secouée par la vitesse, l’air saturé de cette mélancolie de fin d’après-midi, la terre brune parcourue à mes pieds de sillons profonds, et puis la silhouette des oliviers qui exhalent un parfum doré… Mon cœur aime se lover dans cette douce paix, qui s’élève comme une prière au cœur des bocages, et rêver dans cette chaleur adoucie par le vent, sous le turquoise de mon ciel adoré... De temps en temps, j’aperçois un homme battant l’arbre qui s’agite mollement et laisse tomber ses fruits, olives mures roulant à ses pieds et toute en éveil, je le vois se baisser et les ramasser, pour les mettre d’un geste preste dans son sac de jute.

Eh oui, c’est le temps des moissons, et ces immensités, ces paysages verts sous leur ciel bleu se sont remplis d’une agitation fébrile que l’on devine de loin, ô combien délicieuse. Les planches de bois de notre calèche exhalent une senteur exquise qui se mêle aux encens qui s’élèvent de toutes parts.

Je porte un regard sur Maman, elle a les yeux mi-clos, la tête reposée sur ses épaules. Les cahots lui soutirent toujours des migraines, mais malgré tout elle tient à partager mon extase, ma dolente rêverie, cette quiétude profonde, cette admiration inconsciente, ce bonheur calme dans cet écrin de verdure espagnole…

Cordoba, Cordoue. C’est là-bas que nous nous rendons, le long des rives du Guadalquivir. Je n’y ai jamais été et j’ignore totalement cette ville que j’imagine belle et impressionnante. Au son mélodieux du grincement des roues, du claquement des sabots de la pouliche, sous la caresse du soleil sur ma peau, je m’endors, ballotée par la calèche.

Lorsque je m’éveille, la pouliche est au pas. Je peux apercevoir dans le lointain les rives du fleuve, vagues reflets violets. Nous avons emprunté un chemin dallé de pierres blanches, entouré de deux murets. Sur ma droite le soleil rougeoie et a enflammé l’horizon.

Soudain, je l’aperçois. Comme une flaque d’eau étincelante, éblouissante dans tous ses reflets, le soleil crépusculaire se jouant sur les dômes de ses mosquées, l’azur de ses tours, les pierres blanches de ses châteaux, sur toutes ses formes géométriques bleutées par l’horizon. Elle s’étend, dans une paix souveraine qui me bouleverse. Lorsque notre cocher la remarque lui aussi, il fait claquer son fouet et la pouliche se remet au trot sur le sentier qui descend progressivement. Les portes de la ville grossissent à mon regard. Mon cœur battant dans cette beauté terrible du couchant, on arrive aux portes de Cordoue. L’air frais du soir a fait frissonner Maman qui a ouvert les yeux.

L’homme préposé à l’octroi, un Espagnol aux épaules larges, s’approche de notre calèche. Se mouvant difficilement, Maman lui remet deux pièces d’or qu’elle sort de notre panier. D’un regard avide, il les prend et se tourne vers les gardes, leur lançant un ordre d’une voix chaude et puissante. S’exécutant, ceux-ci nous ouvrent les deux grandes portes sculptées, et nous laissent pénétrer sous l’arcade majestueuse, à l’intérieur de la ville magique.

Des ondes de mystère enveloppent la ville dans laquelle notre petit convoi s’engage. Dans les ombres qui se sont allongées, les ruelles obscures à peine éclairées par un rayon de lune naissante et les derniers palissements de l’horizon, les passants marchent toujours avec cette lenteur qui nous caractérise, nous les habitants de l’Andalousie. Des ombres noires nous croisent, jeunes femmes maures voilées, une chaine remontant entre les deux yeux un pan de tissu masquant leur visage et ne laisse filtrer que leur regard plein de mystère, des chrétiennes andalouses aux lèvres rouge sang, au teint doré, mouvant leurs longues jupes à franges dentelées, et surtout des juives aux foulards brodés d’or qui nous sourient au passage…. Des hommes en tenue des champs qui rentrent de l’extérieur de la ville et des riches mercantiles aux habits recherchés drapés de soie et d’autres tissus exotiques…

Au tournant d’une ruelle, Maman fait signe à notre cocher Pedro de s’arrêter, et elle me prend par la main pour poursuivre la route à pied… L’air tiède de cette soirée embaumée par toutes sortes de parfums me pique les yeux tandis que nous nous engageons dans une rue étroite. Arrivée à un édifice en pierre, maman pousse une épaisse étoffe qui nous obstrue l’entrée tandis que nous avançons dans un endroit plein d’arcades diffusant leurs ombres étranges. Au bout d’un couloir à ciel ouvert mi couvert par des ogives, se dresse une case faite de pierres voilée d’une autre étoffe encore plus lourde. Une sourde agitation l’entoure, et je tente de m’approcher, curieuse, pour entendre une puissante rumeur. Alors que l’on s’approche, je découvre un attroupement autour ; des hommes, des femmes en tuniques frissonnants dans l’air du soir. « Oh, regarde, c’est ma famille » murmure Maman.

J’assiste alors à des effusions rapides. Dans le noir, je distingue à peine les visages, les contours. J’entends des murmures étouffés, maman dire qu’elle a pris la petite avec elle. Je pressens, avec une sourde intuition, l’inquiétude qui résonne dans les voix, les mouvements un peu ralentis. Puis nous nous arrachons au groupe et nous nous glissons dans la fente de l’épais rideau.

Là, je la découvre. Elle est allongée sur des coussins aux riches mosaïques, son visage pale à peine éclairé par une bougie allumée, posée sur une table en bois.

« Mère ! » murmure Maman.

Malgré la lassitude du visage, l’étirement des traits, je peux distinguer sa ressemblance, cet éclair noir dans la prunelle, ces sourcils épais. Je regarde ma mère retrouver sa propre mère et mon cœur se serre. C’est la première fois que je réalise que moi aussi il me faudra la quitter un jour pour aller vivre loin d’elle dans une autre ville peut être, le jour où ma moitié viendra me chercher.

Soudain, je me rends compte que grand-mère a le regard posé sur moi et me regarde avec intensité.

« Viens, mon enfant » me dit-elle.

Comme si une ombre était passée dans ses yeux elle me saisit les mains. Je frissonne à son contact faible et vacillant, et une grande émotion me prend la gorge. Je me sens toute petite en face d’elle. Il me semble en la regardant qu’elle est déjà loin d’ici. Une peur étrange me saisit.

D’une voix à peine audible, elle me bénit. Les mots lui sont difficiles à prononcer. Puis elle me serre les mains, et sa poigne revêt une vigueur incroyable. Maman a le regard lointain, les yeux écarquillés.

Nous restons là, un long moment, quand nous entendons une rumeur au loin qui s’amplifie. Oncle Enrique pénètre dans la pièce et nous demande de sortir. Un groupe d’hommes se tient à l’entrée, enveloppé d’un silence grave. Puis mes oncles, mes tantes pénètrent la chambre de Grand-mère. Maman me lâche la main et je me retrouve perdue dans la foule. Quelques instants d’obscurité, le cerveau embrumé, et soudain un sursaut violent parcoure la pièce. Je ne comprends pas ce qui se passe quand j’entends la voix faible de grand-mère réciter les mots du chéma Israël. Des voix émettent des sanglots, mais oncle Enrique me porte au dehors, sous les étoiles poussiéreuses de la nuit. J’erre entre les différentes cases, le cœur cognant violemment ma poitrine. Dans cet air plein d’échos nocturne, il me semble voir s’élever l’âme de grand-mère qui va rejoindre sa dernière demeure.

Soudain c’est la voix de Maman qui m’appelle, noyée dans les sanglots. Je n’ose pas la regarder, mais je comprends très fortement ce qui se passe. Elle me prend vers l’une des cases où de longs couchages sont étendus sur le sol. Je m’y allonge, et respire à plein poumons cette odeur de terre humide qui rassasie mes angoisse et me pénètre par tout ce qu’elle symbolise pour moi, une vie renaissant toujours de ses agonies.

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