Sept jours de mystère

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« Nous allons rester à Cordoue pour les sept jours de deuil, et nous recueillir, » me dit maman lorsque je m’éveille le lendemain.

Pénétrant le treillis de la lucarne, un rayon de soleil éclaire la pièce qui m’avait semblé sinistre hier soir. Les murs sont tapissés d’étoffes aux arabesques finement brodées, dont j’imagine les jeunes filles installées au soleil en train de manier l’aiguille des heures durant. Chez nous, à Palma de Rio, les murs sont nus en pierres blanches. Mon cœur se serre quand je pense à chez moi.

Dans la chambre, je ne suis pas la seule, mais il y a aussi tante Dona et Tante Sarah, les sœurs de Maman. Leurs yeux sont gonflées et rouges.

Je me lève prestement, et sors dans la cour. Des baquets d’eau étincelante sous le soleil sont disposés un peu partout, et je me verse de l’eau pour me rafraichir. La ville crie derrière les murs du domaine. D’une case au toit arrondi s’élève une clameur. C’est là bas que les hommes font l’office du matin. J’entends les échos hébraïques résonner et envelopper les rayons du soleil matinal.

Chez grand-mère, il y a beaucoup de domestiques. Djamila est occupée à puiser de l’eau au puits de la cour. Djamila n’est pas juive mais maure, elle vient du Maroc. Un jour des hordes sauvages ont envahi son village, et ont pris les femmes et les enfants après avoir mis à mort les hommes. Ils les ont emporté sur des bateaux et les ont vendus à des marchands d’esclaves. Ceux-ci ont vendu Djamila à mes grands-parents, la séparant de ses enfants. Son histoire me bouleverse tandis que je l‘écoute avidement. Elle a de grands yeux bruns vert et un nez busqué, comme le bec d’un oiseau.

« Pourquoi sont-ils venus ces sauvages ? Lui demandé je.

-Car c’était la guerre me répond-elle évasivement.

Je la regarde sans comprendre. Qu’est-ce que ça signifie la guerre ?

-Les hommes vont se battre sur les champs de bataille. Ceux qui gagnent vont ensuite conquérir les villages. Après les hommes morts sur le front, ils s’emparent du butin, de nos richesses… Ils ont brulé ma maison et nous ont emmenés, avec des chaines aux mains et aux pieds. Heureusement que le ciel ait voulu que j’échoue ici. Si ce n’était le manque de mes enfants, je remercie Allah tous les jours. »

Une vague de bonheur me parcoure en l’écoutant me raconter la bonté de grand-mère et de grand père que je n’ai même pas connus. J’ai senti que Grand mère était si sainte, et je frissonne en pensant que j’ai été la dernière qu’elle ait béni. Mon cœur se serre lorsque je contemple Djamila remonter avec efforts le sceau en bois du puits. La poulie chante à mes oreilles, et des millions de gouttes étincèlent au soleil comme des diamants. Le ciel bleu s’étend telle une couverture infinie posé sur le monde et l’enveloppe d’un voile de mystère qu’il me semble impossible de percer un jour.

Toute la journée, c’est un va et viens incessant de visiteurs. Maman et toute sa fratrie sont assis sur des coussins et j’aide Leila à servir le café con léché, le café au lait. Jusque tard dans la nuit, les conversations perdurent au gout des boissons chaudes sous un rayon de lune jaune et des parfums tièdes de la nuit. Je ne comprends pas toujours ce qu’ils disent et je me laisse rêver dans cette lenteur sublime avant souvent de m’endormir au souffle de la nuit. Enrique et Yossef, les frères de maman rappellent des souvenirs et prennent plaisir à m’en abreuver, écoutant les hommes qui viennent leur présenter les condoléances. Ceux-ci sont en général des hommes respectables, vêtus de vêtements de la grande ville, pas comme les hommes de Palma qui travaillent dans les champs sous le soleil avec des légères chemises. Je les regarde fascinée boire le café avec des airs de connaisseurs et s’exprimer avec des mots que je ne connais pas. Quelque fois, ce sont de grands érudits qui viennent et mes oncles se lèvent pour leur faire honneur, et les conduisent dans la case de la maison d’étude. Là, les grands hommes leur apportent la consolation, leur parlent sur l’éternité de grand-mère et le mérite de sa piété. Puis ils échangent des paroles de Torah, parlent sur le Talmud, et du manuscrit du Mékor Haim, qui suscite tant de controverses. Au son de leurs discussions si sages, un bonheur indicible, profond, me submerge, et je me sens fière d’être née dans une telle famille, un tel peuple si respectable, et qui a tant d’élégance et de sagesse, Puis Je contemple les Sages se diriger vers les arcades de la sortie de la maison qui se découpent sur le bleu marine du ciel.

Maman et ses sœurs discutent bas ensemble ou avec les femmes qui viennent les visiter chargées de friandises et de gâteaux. Elles pleurent ou rient tout bas, racontant grand-mère avec des images qui me serrent souvent le cœur. Je me sens trop petite devant cette grande âme qui est retournée à son Créateur avec tant de noblesse, ravagée par la maladie qui l’a décimée peu à peu. Quand les voisins et la famille prennent enfin la rue et quittent la maison, il est souvent question d’une promesse que maman lui a faite et qu’elle évite soigneusement, en répondant vaguement ‘nous verrons’. Jeudi soir, oncle Enrique lui répond avec exclamation :

« Tu ne peux pas ainsi l’ignorer, tu sais comme elle y tenait ! »

Et alors que Maman essuie ses larmes, je sens comme si tous les regards étaient tournés vers moi mais je dis rien. Maman me tire à elle et m’embrasse et tous se taisent, laissant le vent de la nuit emporter tous les secrets que je n’ose pas briser.

Le lendemain, alors que je puise l’eau avec Djamila, la servante me propose de l’accompagner au souk. J’accepte avec avidité, et elle m’enveloppe de châles colorés avant de me munir d’un panier en osier tressé. Elle recouvre également ma longue chevelure brune d’un voile brodé de doré, et me prend la main pour me mener vers les plus belles merveilles. Alors, je sors sous les arcades dans les ruelles de Cordoue pour la première fois depuis mon arrivée. Je respire tous les parfums qui se mêlent dans la chaleur matinale, ce délice des échos qui se bousculent, tous ces visages dont je croise le regard, piétons et cavaliers qui se mêlent dans la grande rue, résonnant de cette grande clameur aux accents de l’Andalousie. Nous nous pressons, et j’admire le soleil se mirer dans les reflets des bâtiments aux moulures travaillées s’appuyant sur les colonnades cuivrées. Ce sont les bibliothèques publiques, les châteaux, les mosquées et les synagogues qui s’élèvent, transperçant l’azur du ciel de leurs toits voutés et de leurs tours.

Arrivées sur la grande place, mes yeux découvrent les grands étalages qui s’offrent à la lumière du soleil comme plein de promesses. Des hommes coiffés de turbans tiennent les devantures, parfois sous l’ombre des parasols. Des épices, du gingembre, du café, de la soie multicolore s’étale à mes yeux. Djamila s’arrête devant un homme en blouse blanche, et lui achète un agneau que oncle Enrique égorgera pour Shabbat. Je me charge de tirer le petit animal au bout d’une ficelle pour me frayer une voie dans la foule. Djamila s’arrête à des rayons de cosmétiques et me montre une poudre dorée.

« C’est avec ça que les espagnoles se font un teint si joli. On dirait de l’ambre. Ici, c’est une teinture pour les lèvres, pour les rendre rouges vives. Là c’est du henné ; pour mettre dans les cheveux ou sur les yeux. C’est de mon pays qu’il a été ramené, du Maroc. »

Je suis impressionnée par toutes ses connaissances. Je lui raconte que mon père aussi est marchand, et se rend en bateau dans des pays étrangers pour acheter de la marchandise et les revendre dans les marchés des grandes villes. Il était en voyage quand nous avons reçu la missive d’Oncle Enrique, et on a été obligées de faire le voyage jusqu’à Cordoue sans lui ni mes frères qui ont restés à Palma pour surveiller nos biens.

Soudain, Djamila me presse la main et m’emporte vers un étal adjacent avec panique. Un homme en turban est apparu, au milieu de la foule, et son regard dur semble chercher quelque chose. Se faufilant dans les foules, éblouies par le soleil du zénith, nous empruntons des ruelles grouillant de monde, d’odeurs et de clameurs. « C’est un bandit, me murmure-t-elle »

Nous plongeant dans un silence pensif, nous reprenons la route de notre case sans plus prononcer un mot. Ayant pénétré l’arcade si majestueuse, je cours me réfugier dans les bras de Maman, ma main tenant toujours précieusement la ficelle du petit agneau blotti dans sa laine blanche.

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