Le prince Iben Nagrella

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Le bruit qui me parvient, c’est celui des tréteaux que l’on dispose dans la cour. Le sable fin qui recouvre les dalles volète de toutes parts. Comme un jeu d’étincelles sous les rayons magiques, il s’échoue en crissant mélancoliquement. On a ramené des grandes planches de bois que l’on va disposer sur les tréteaux. Dessus on posera des nappes immaculées qui donneront un aspect solennel et festif au patio.

Je me sens un vague bonheur mêlé d’un pincement au cœur. Ce soir, les sept jours de deuil pour grand-mère s’achèveront. La communauté sera présente, et se recueillera. Je suis soulagée que s’achève le deuil, mais en même temps, j’ai peur d’oublier et de tourner la page. Bientôt, on rentrera à Palma et la vie reprendra. J’ai peur que cette dernière image de Grand-mère me tenant la main ne s’efface de ma mémoire. J’ai envie que son regard qui m’a tant pénétré m’habite à jamais, et qu’elle continue à vivre en moi. C’est pour cela que briser le deuil m’inquiète. J’espère qu’elle puisse me voir d’en haut et comprendre tout ce que je ressens. Lorsque j’en parle à Maman, elle me sert dans ses bras et me dit que je fais preuve d’une grande maturité, et que si je le veux vraiment, grand-mère continuera à vivre en moi. Soulagée j’aide Leila à disposer les tables sous les tonnelles de vigne.

Je n’ai pas envie de parler, je préfère penser. Des silhouettes s’égayent dans la cour, affairées aux préparatifs et bavardent de cette voix chaude qui s’élève dans le matin bleu. Les sons de leurs bavardages pénètrent mon oreille comme une musique de fond et je me sens comme prise d’une certaine lenteur qui m’embrume l’esprit. Alors je me laisse me rassasier par tous mes sens, par ce que je vois, ce que j’entends, ce que je peux humer dans l’air parcouru d’un frisson d’excitation muette. Les grappes de raisins qui dégringolent le long des feuilles de vignes exhalent un parfum qui m’enveloppe.

Soudain je remarque de l’agitation. Quelques domestiques se sont dirigés vers l’entrée, et l’un d’entre eux se dirige vers la case de mes oncles. Peu après, Oncle Enrique émerge de l’étoffe pourpre qui recouvre l’entrée de sa chambre. Alors je me dirige pour mieux voir.

« Señor, je viens de la part de mon maitre, Iben Nagrella. »

Celui qui vient de prononcer ces mots avec un accent ou se mêle l’arabe et l’intonation andalouse est un grand homme brun à l’apparence très noble. Il est vêtu de soie et de chausses distinguées. Sa diction articulée avec lenteur me surprend. On dirait qu’il s’adresse à mon oncle avec beaucoup de respect.

« Que me veut donc le grand vizir ? Questionne mon oncle

Señor, il a entendu que tu as perdu ta mère et va venir t’honorer ce soir. C’est le message qu’il ma chargé de te transmettre. »

Un peu décontenancé, mon oncle le remercie et l’invite à rentrer. Mais il refuse. Je remarque le majestueux cheval qui se tient derrière l’arcade de l’entrée. Son pelage brun luit de mille feux sous le soleil et son regard semble me toiser alors qu’il tire sur son harnais. Le messager du grand vizir remonte prestement sur sa bête, qui se cabre majestueusement. De son dos droit, il retient sa, monture, puis lui presse les flancs. La bête se remet alors au pas et, légèrement balloté au rythme des claquements de sabots, l’émissaire s’enfonce dans la rue, émanant un peu de la majesté qu’il m’a laissée imaginer.

Des lors, je sens la frénésie devenir plus vive, et le patio revêt des allures de banquet. Toute curieuse, je ne cesse de m’étonner de cette incroyable visite qui va nous honorer et honorer grand-mère. Tante Sarah m’avait bien sur parlé de ce grand vizir juif qui a tant de pouvoir. En y pensant, un souvenir me remonte à l’esprit, celui d’un soir étoilé où un visiteur déclarait, à la lueur de la chandelle :

« Ca va finir par le perdre, Iben Nagrella… Le peuple gronde sous ses toits, les pauvres sentent leur colère monter, ça ne vas pas durer. Espérons que le mérite de protéger la torah le protègera et nous protègera tous…. Son père était plus sage que lui…. »

Papa aussi nous en avait déjà parlé de cet homme qui versait des fonds pour que les érudits puissent étudier librement, sans se soucier de préoccupations matérielles.

« C’est ce qu’on appelle un mécène » avait-il expliqué. En songeant à ma nostalgie de le revoir bientôt, j’essaie d’imaginer ce prince.

Le ciel se teint d’indigo, jouant ses reflets sur les tables dressées, bleutant les nappes blanches et nous éblouissant de lumière dorée. Les personnes présentes sont là en petits groupes, discutent à voix basse ou lisent les psaumes. Les tonnelles de vigne allongent leurs ombres sur le sol qui semblent porter en elles une infinité de mystères. L’heure est à la solennité, et dans mon esprit défilent grand-mère et la silhouette du prince nourrie par mon imagination. O cieux majestueux, je sens la main aimante de maman tandis que j’observe la foule, et il me semble qu’il faut que je retienne toutes ces sensations incroyables pour ne jamais les oublier, pour toujours me souvenir de ce gout sublime qui transcende la scène et pose sur elle un voile presque irréel…

Dans l’assemblée, il y a mes cousines qui sont venues depuis Séville pour l’occasion. L’une d’entre elles, Dona, attire particulièrement mon attention. Elle est grande et sur son visage halé étincelle un regard azur. Elle s’approche de moi avec un grand sourire, et m’embrasse quatre fois sur les deux joues, comme les maures. « Comme tu es belle me dit elle !

Les yeux baissés, je sens naitre en moi une timidité que j’ignorais. Elle me presse la main et me prend sur ses genoux.

Lorsque je lui demande son âge, elle m’affiche un sourire mystérieux.

-Dona est promise au prince, le fils de Yossef iben Nagrella, révèle maman.

-Quoi, Iben Nagrella, le grand vizir ?

-Oui, ma chérie. En personne. »

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Le prince qui va venir va s’attacher à notre famille. Cette majesté soudain si proche me submerge.

Dans le mouvement qui nous entoure, je sens un regard insistant posé sur moi. Tante Sarah m’observe avec un sourire à peine visible. Et là, une intuition terrible me prend la poitrine, comme si un mystère s’était posé sur le bout de mon cœur et s’y était envolé. L’instant d’après, tout s’éteint alors que le vénérable Rabbin de Cordoue prend la parole pour marquer la peine de la communauté et son appréciation pour tout ce que grand-mère avait apporté et donné. Il me semble la voir, là, planer sur son domaine.

C’est alors qu’un messager se glisse dans l’étoffe et annonce l’arrivée du prince. Je jette un regard du coté de mes oncles, entourés de leurs fils. Mon cœur se serre en pensant à l’absence de Papa et de mes frères.

L’instant d’après, une procession défile par la porte du patio. Mon cœur tremble de voir le domaine contenir autant de monde. Quatre gardes du corps, royaux, en casque et glaive au fourreau précèdent le grand vizir.

Le voir ainsi, de mes propres yeux, avancer majestueusement sur son beau cheval m’impressionne.

« Installe-toi, noble invité, l’invite Oncle Enrique.

Alors, sous la lueur des chandelles allumées qu’une ombre imperceptible fait trembler, le grand Iben Nagrella descend de sa monture et se place près de mon oncle.

-Je suis venu présenter mes hommages à toi et ta famille. Déclare le prince. Puissiez-vous être bénis parmi Israël, et puisse notre Hachem vous apporter la consolation.

Il me semble que sa voix est émue. Il s’incline devant nous et devant le Rav. L’or et le pourpre brillent, mais je suis trop loin pour distinguer son visage princier.

-Poursuivez les éloges, nous enjoint-il.

Alors ils se poursuivent, les discours sur grand-mère, grand-père, les ancêtres, notre famille dont je suis si fière. Je découvre encore plus sur sa bonté, sa générosité. Puis les invités goutent les mets sucrés qu’on leur a préparés pour prononcer des bénédictions à sa mémoire.

Alors que la soirée est avancée, les convives commencent à quitter les lieux. Le prince se lève et demande au Rabbin sa bénédiction. Sur le point du départ, il demande à Oncle Enrique :

« Présente-moi ta famille.

Maman, tante Sarah et moi nous sommes approchées.

Il me semble qu’un lien inconnu relie le prince à mon oncle. Celui-ci lui parle comme s’il s’agissait d’un vieil ami qu’une longue histoire unissait. Ils ont l’air d’avoir le même âge et la même apparence, grands, imposants, une barbe noire encadrant un visage halé et un regard assuré.

Il lui présente ses fils, ses filles, son épouse. Puis ses frère et sœurs, et maman vient s’incliner aussi devant sa majesté.

-Et la petite ? Ajoute-t-il à la fin d’un ton interrogateur

Je sens d’un coup comme si tous les regards étaient tournés vers moi et mon cœur bat fort dans ma poitrine. Je lance un regard en biais sur Dona, sur Maman, qui m’a souri. Alors je rebaisse les yeux et n’ose plus les relever. Le prince s’adresse à oncle Enrique et lui dit :

« Sache que mon père, de mémoire bénie, a risqué sa vie pour améliorer la condition de notre peuple et l’éclat de la Torah. Je poursuivrai dans sa voie, avec l’aide de D. » Alors je relève la tête et je peux voir qu’il a le regard tourné vers le firmament. Une préoccupation sourde me noue l’estomac et je cherche à comprendre quel est ce mystère qui m’entoure. Devant cette constellation d’étoiles, une profonde admiration me prend pour ce dévouement déclaré avec tant de simplicité, et je sens mon cœur s’enflammer.

Les gardes du corps et toute la procession se dirige vers l’arcade majestueuse pour s’enfoncer dans le soir. Oh mon D que je suis fière, que je suis éprise de mon peuple….

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