Le grand retour

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Il a fallu se dire au revoir et prendre le chemin du retour. Je vois encore ces mouchoirs s’agiter, ces enlacements, ces promesses qui résonnent, ces bras qui se tendent. Désormais tout est terminé. Le paysage déroule ses voiles, et il me semble qu’il s’agit d’une vieille connaissance. Tout comme à l’allée, il n’y a que maman et moi dans la calèche, et la silhouette de Pedro qui se découpe sur l’immensité tachetée de dorée. Je regarde le paysage, mais cette fois ci je n’ai pas l’impression qu’il s’imprime dans mon esprit. Je me sens ailleurs.

Près de moi, maman a la tête tournée vers le vent. Je ne peux m’empêcher d’admirer sa belle posture, noble malgré sa peine. J’ai l’impression qu’elle restera toujours solide même si le deuil nous frappe. Je détourne la tête. Une question me brule les lèvres.

Au bout d’un moment, maman se tourne vers moi et me demande si j’ai faim. De son panier tressé, elle sort un pain plat, brun comme s’il avait été cuit dans l’huile. Malgré l’odeur qui s’en échappe, je n’ai pas d’appétit. Je tourne la tête et déclare que je n’ai pas envie de manger. Je sens comme si une boule m’obstruait la gorge.

« Attendons encore un peu alors » dit-elle en le déposant à nouveau dans le sac. Elle aussi n’a pas faim, et je me demande si c’est seulement du aux cahots.

Peu après, les eaux bleues du Guadalquivir nous apparaissent dans le lointain, et je sens un certain bonheur monter en moi. Le fleuve revêt devant moi l’habit de la familiarité, et l’excitation de me retrouver bientôt à Palma m’envahit. Sans avoir besoin de descendre jusqu’au fleuve, notre convoi s’arrête près d’une source qui coule entre la verdure qui chante au souffle du vent chaud. Pedro détache la bête pour l’abreuver, et nous descendons aussi.

Nous nous asseyons sur le tronc d’un arbre abattu et j’observe fascinée les stries qui s’enroulent en escargot. J’ignore le nom de cet arbre. A Palma, je n’en ai jamais vu d’aussi larges. Maman pose le panier près d’elle, et sort le pain. Je la regarde.

« Je n’ai pas faim, Maman.

-Pas faim ? Mais regarde, c’est du pain préparé spécialement pour nous !

-Je sais, mais je n’ai pas d’appétit. Je ne pourrais rien avaler.

-Mais Rachel, il faut que tu manges !! Je t’ai bien vue, tu n’as rien avalé depuis hier.

-Je sais maman, mais que puis-je faire ? Il m’est impossible de manger.

Ses yeux s’agrandissent.

-Hum. Je vois. Elle essuie une larme furtive.

Elle semble comme avoir perdu la parole. Un profond silence nous enveloppe, seulement dérangé par la caresse d’une brise légère résonnant dur l’eau bleutée de la source.

-Tu sais maman, je crois que je ne pourrais jamais oublier ceci.

-De quoi tu parles ?

-Quand grand-mère m’a tenu la main. Il y avait quelque chose de formidable dans cette poigne, comme… Et dans son regard, comme elle te ressemble ! J’avais l’impression que c’était toi qui me regardais.

-Oui, je lui ressemble beaucoup. Mais elle tenait à toi, Rachel, même si de ton enfance tu ne l’as pas beaucoup vue.

-Oui maman ! Ce qui m’impressionne, c’est comment nous sommes arrivées si près de son décès ! On aurait dit qu’elle n’avait attendu que nous ???

-Oui, elle nous attendait.

Interloquée, je regarde ma mère.

-Qu’est-ce que tu veux dire ?

Mais au lieu de me répondre, elle me regarde de son regard noir rempli de larmes. A nouveau des pensées emmêlées m’envahissent, mais je détourne le regard. Je revois cette image intimidante de tous les regards posés sur moi devant le prince et la famille réunis Maman me sert dans ses bras et je me décide enfin à le dire :

- D’où est ce que grand-mère connaissait le prince ?

Maman esquisse un sourire pensif.

-Notre famille et la leur se connaissent depuis longtemps. Ton ancêtre, Dounash Iben Labrat et celui du prince avaient étudié ensemble auprès du Rav Saadia gaon, à Soura, il y a très longtemps de cela… »

Le regard de maman semble quelque part dans le lointain, comme si elle pouvait voir la lointaine Soura se dessiner à l’horizon. Elle se tait, et je contemple le spectacle qui s’offre à nous, celui de toutes les calèches s’arrêtant pour abreuver leur monture. Elles s’arrêtent en bordure du sentier, quittent la voie, et se garent au bord de la source, qui luit de mille reflets au soleil.

Pedro, le cocher, a retiré son chapeau à larges bord qui le protège du soleil et se penche sur notre monture qui lape avidement l’eau. A ce moment, un autre cheval s’approche. Il est grand, et a le poil tout noir. Il est conduit par un homme au teint halé, qui porte un turban à la maure. Il observe un instant notre pouliche, puis se tourne vers nous. Son regard a l’air dur et- me fait peur. Il se retourne du côté du fleuve, mais j’ai un mauvais pressentiment. Il fait boire son cheval, puis le rattache à sa calèche. Les passagers ont l’air d’être ses proches, femmes et enfants. Ils sont descendus et se sont installés par terre en tailleur, parlant bruyamment.

Soudain, un jeune garçon se retourne brusquement vers nous. Maman pose une main sur mon bras.

« Cesse de les regarder » me dit-elle.

Le cœur légèrement battant, je détourne la tête mais c’est plus fort que moi. Je me force à contempler l’eau bleue qui forme des cercles à sa surface. Je ne sais pas pourquoi j’ai le cœur qui bat. De l’autre côté de la source ; je peux apercevoir un long sentier qui remonte ensuite pour se perdre dans le lointain. Soudain, d’un bosquet d’arbres une calèche légère apparait, surmontée d’une ombrelle. A l’arrière une grande dame repose ; s’éventant d’un air mélancolique. Sur la porte avant, il y a une grande croix en bois sombre.

Soudain, un cri brise le bruit de l’eau. « Infidèles ! »

Le jeune homme qui m’avait menacée du regard se tient sur la rive et brandit un bâton d’un air guerrier. De l’autre côté, le cocher de la dame espagnole sursaute et répond d’une voix chaude, rendue violente par la colère : « Infidèle toi même ! »

Les deux hommes se font face, seule la source les sépare. C’est la première fois que je vois une telle scène. Je n’écoute plus ce qu’ils se disent, les insultes qu’ils se lancent. Cette image arrachée de face à face, cette haine qui étincèle dans les regards me stupéfie.

Pedro, qui est remonté avec notre pouliche, est en train de lui enfiler son harnais. « Nous nous en allons » me dit maman.

Le Maure se tourne vers nous et nous brandit son bâton qui tremble sous l’effet de la menace. Derrière lui je peux apercevoir sa fille qui jette des pierres en direction de la source. Nous faisons demi-tour et reprenons la route. J’observe notre sentier longer la source et rejoindre mes rives, mon fleuve qui déroule ses vagues dans une mélodie qui résonne à mes oreilles comme un apaisement. J’aime ces solitudes, j’aime que nous soyons seuls sur la route ; j’aime avoir ce ciel bleu pour moi toute seule, je ne veux rencontrer personne. Je voudrais rester là toujours, caressée par cette vitesse qui adoucit la violence du soleil. Mon cœur bat fort, et même si je ferme les yeux, je sens se dessiner sous mes paupières l’image de ces deux hommes brandissant leur bâton avec férocité, et j’en tremble. Je me dis que nous somme à la fois, nous, infidèles pour les uns et pour les autres.

Finalement, le doré et la pierre de Palma nous apparaissent dans le lointain, se mirant sous le soleil déclinant. S’étalant comme une trainée d’or entre le vert sombre des oliveraies, entourée de ses murailles crénelées nimbées par la lumière, je ne l’ai jamais trouvée aussi belle, émanant tant de charme. Mes craintes se voilent, et dans cette presqu’euphorie j’oublie tout de ce qui me tracasse. L’homme préposé à l’octroi est tout inondé de soleil quand il reçoit notre pièce et s’exclame d’une voix puissante : « hola ambre » comme s’il avait reconnu en nous les natives. Les portes semblent porter sur elles un halo de bienvenue, et notre pouliche s’engage dans les ruelles étroites de la casbah tandis que je sens en moi monter l’excitation de retrouver mon chez moi.

Nous nous arrêtons enfin devant notre domaine dans un claquement de sabots. Mon frère, Saadia, sort sur le perron à notre rencontre, et il cligne les yeux sous le soleil bas à l’horizon qui l’illumine d’une lumière orangée. Je le regarde aider maman à descendre et saute hors de la calèche pour l’embrasser. Je m’engage à leur suite sous les tonnelles de vigne qui ombragent les dalles blanches. Avraham, mon frère ainé, sort de la case. Il s’avance vers maman et lui embrasse la main. Puis il m’embrasse quatre fois sur les joues. Je regarde autour de moi. Une femme âgée que je ne connais pas pétrit du pain dans un coin de la pièce.

C’est d’un coup le brouhaha des retrouvailles. Saadia est persuadé que j’ai changé,

« Regardez Rachel, elle est différente, on dirait qu’elle a pris un coup de vieux en une semaine ! »

David veut montrer à maman ses prouesses de scribe, Avraham essaie de me porter, mais renonce. Saadia me murmure à l’oreille qu’il pensait retrouver Maman en larmes et Yosseph lui décroche un coup de coude pour le faire taire. Au bout d’un moment, mes frères se tournent vers maman, la saluent, et sortent, pour aller à la synagoga. Alors je me précipite vers ma chambre, je contemple la pierre nue, le sol qui sent si bon la terre fraiche, et je m’enroule dans mes tentures. Par la lucarne je peux voir le ciel violet et une étoile qui s’y est allumée. Une vague d’émerveillement me submerge, et entre les brumes de ma fatigue, je murmure « merci mon D »….

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