Quand on va puiser de l'eau...
Bienvenue dans ma Palma médiévale, cette belle ville d’Andalousie nichée sur les bords du fleuve du Guadalquivir, dans laquelle j’ai vu le jour. J’ai retrouvé mes frères et mon cocon, mes paysages, tous ceux qui m’avaient tant manqué. Je me dirige dans les rues étroites de notre casbah, une jarre sur le dos. C’est rarement que je le fais, mais je vais puiser l’eau à la fontaine car notre puits s’est asséché à cause de la chaleur.
Aujourd’hui, quelque chose d’autre occupe mon esprit si enfiévré depuis mon voyage. Papa nous a annoncé son retour pour aujourd’hui.
Papa est mercantile, c’est-à-dire qu’il fait du commerce. Il voyage dans de lointaines contrées exotiques pour ramener de la marchandise, qu’il revend sur les marchés des grandes villes. Bien des fois je l’ai supplié de me prendre avec lui pour découvrir les grands rivages et voir comment vivent les gens là bas.
« On dirait un garçon manqué » disent mes frères
Mais je n’en démords pas. Et je suis sure qu’un jour je voyagerai, et je découvrirai bien plus que tout ce à quoi j’aurais pu penser. Il évoque la route bloquée de Suez, le golfe persique, par où l’on passe pour trouver la route de l’Orient et des épices, le chemin vers la soie et toutes les marchandises qu’il achète aux vendeurs de là-bas. Le métier de marchand est typiquement juif. On est doué dans cet art, et c’est surtout parce qu’on a été habitué à voyager, et à être balloté d’une rive à l’autre. Moi j’ai toujours grandi à Palma, mais Papa nous répète souvent qu’on ne sait jamais quand le vent peut tourner et nous déménager vers d’autres contrées.
De loin j’aperçois la place et le grand palmier qui dispense son ombre sur la fontaine. Je distingue des garçons et des filles qui immergent leur ustensile, d’autres qui discutent au son des flots. Je n’ai jamais été puiser de l’eau à la fontaine, même si je connais cet endroit. Derrière la fontaine, il y a une sorte de bibliothèque publique, et devant, des grandes arcades qui étendent de l’ombre entre leurs poutres. Il fait une chaleur étouffante, et je sens le vent chaud qui pénètre sous ma longue jupe. Arrivée là, je parcours l’endroit du regard, et j’aperçois Déborah. Déborah est comme une amie d’enfance, mais plus âgée que moi. D’ailleurs, la date de son mariage approche à grands pas. C’est l’année dernière qu’elle m’avait annoncée qu’elle avait été officiellement promise. Bientôt, j’assisterai à sa cérémonie, et danserai avec elle. Après….
Je m’approche d’elle pour la saluer, et aussi parce que je me sens un peu mal à l’aise quand il y a autant de monde. Des jeunes musulmans, en turbans, et aussi des chrétiens en cheveux noirs au vent, puisent l’eau. Il se dégage de l’endroit comme une sorte de poésie qui brule presque sous le soleil du zénith.
« O te voilà revenue de Cordoue ma belle ! S’exclame-t-elle
-Oui ça y est, merci mon D. Comme ça me fait plaisir de te voir ! Et tu es toute halée, lui répliqué-je… Que t’est-il arrivé ?
-Nous avons commencé les vendanges, et je passe mes journées dans les champs. Bientôt, les fuites entres les tonneaux reprendrons, tu te souviens, n’est-ce pas ?
Bien sûr que je me souviens de nos ébats des années précédentes, quand nous nous cachions dans les pressoirs, dans la grange de son père. Je l’aidais à récolter les longues grappes dans le vignoble de ses parents, qui sont l’une des rares familles juives de Palma à posséder des terres. A la fin de la journée, quand nous étions trop fatiguées, nous nous étendions à l’ombre des sarments de vigne et dégustions quelques-uns de ces beaux fruits, avant qu’ils ne soient menés au pressoir. J’en ramenais parfois à la maison, et tous me félicitaient…
-Je suis pressée de revenir t’aider lui déclaré-je mais aujourd’hui, papa va rentrer enfin de voyage. Cela va faire bientôt deux mois qu’il nous a quittés.
Ses yeux s’écarquillent
-Vraiment ? Deux mois ? Comme ça passe vite ! Je me souviens encore quand il est parti on dirait hier !... Vous aviez organisé un grand repas dans votre patio pour lui dire au-revoir, et nos avions papoté jusqu’à une heure bien avancée de la nuit…
-Oh comme tu te souviens bien ! Les retrouvailles par contre on les fera en petit comité. Avec tout ce qui s’est passé entre temps…
-Tu veux dire, la mort de ta grand-mère ?
-Voilà, et puis, ça nous manque à la maison, quand il n’est pas là. Sa place vide sur le tapis des repas, chabbat il n’y a que mes frères qui reviennent de la synagoga…
Elle me prend les mains :
-Tu sais, Rachel, je ne sais pas vraiment ce que c’est vu que mon père n’a pas l’habitude de voyager lui. La seule fois qu’il l’a fait, c’était avec nous tous….
En même temps que je l’écoute, je remarque du coin de l’œil qu’un jeune homme nous observe alors qu’il attend pour remplir sa jarre. Malgré les cailloux pointus de la place, il ne porte pas de chausses, et son long manteau en toile a l’air usé par le temps. Il semble porter dans son regard toute la hargne du monde.
Par derrière, il s’approche de Déborah. Celle-ci s’interrompt avec sursaut, tandis que nous nous éloignons de quelques pas. Je regarde autour de moi s’il y a quelqu’un qui pourrait nous porter secours.
« Yahoudis nous lance-t-il, sales juifs, infidèles !
Suite à ses mots, je lance un regard interrogateur sur Deborah. Comme si rien ne se passait, elle s’est approchée de la fontaine et plonge sa jarre avec attention. J’essaie d’ignorer cette hostilité et de l’imiter mais je sursaute. Il s’est aussi approché de la fontaine, et sa bouche est crispée
-que faudra-t-il qu’on vous fasse pour que vous vous en alliez, hein ?
Mon cœur bat à se briser. Je voudrais lui répondre, lui hurler, mais je sais que c’est dangereux. Autour de nous personne n’a rien vu. Ou personne ne semble avoir rien vu. Je sais. Je ne pensait pas qu'on puisse autant nous détester, nous les yahoudis. On dira ce qu’on voudra, ils sont tous haineux.
Alors que je fais demi-tour, il saisit brutalement la jarre de Déborah, et la verse dans la fontaine. Les genoux tremblants, je reste là en attendant qu’il la lui rende. Du coin de l’œil, elle essaie de me faire signe de partir, mais je ne peux pas. Alors je ne sais pas ce qui me prend, et je m’exclame,
-on va s’en aller, si c’est ça que tu veux!
Il rend la jarre vide à Déborah et la menace du coude. Nous prenons nos jambes à nos pieds et fuyons l’endroit qui nous a paru d’un coup si étranger. Je me retourne pour voir s’il va nous suivre, mais il reste planté là comme un sot, comme s’il voulait garder l’eau de la fontaine. Il continue de vous menacer de son coude en marmonnant des imprécations contre les yahoudis. Alors, nous ralentissons l’allure. Dès qu’on est hors de sa vue, je saisis la jarre de Déborah, et verse la moitié de mon contenu qui est resté intact. Elle me remercie des yeux et nous nous séparons tout essoufflées à un détour de la casbah.
J’atteins notre domaine, ou l’on s’agite. Je rejoins maman dans la cuisine où elle est en train des pétrir du pain. L’odeur du levain se répand, comme si elle allait se nicher dans les combles des arcades. Comme elle est seule dans la pièce, je lui raconte comment le berger nous a agressées à la fontaine. L’entendre m’écouter d’une oreille compréhensive apaise mes craintes.
-Ce sont des choses qui arrivent, explique-t-elle, et il faut toujours ignorer le plus longtemps possible. Tu verras quand tu auras de l’expérience, que tout peut arriver, et que de toute façon, c’est Hachem qui s’occupe de tout. Les gens autour ne sont là que pour nous rappeler à l’ordre. Tout le message vient de Lui. Eux ne sont que des pantins entre ses mains.
Je calme un peu mes craintes, et dans le cocon de la maison, tous les dangers me semblent d’un coup loins et insignifiants, indignes d’intérêt. Je verse le contenu restant de la jarre dans une bassine, que je porte au dehors dans la cour extérieure. Plusieurs de nos gens de maison s’affairent dans la cour. Je m’adosse à une poutre et me mets aussi à former des pains ronds et plats, en forme de galettes. Nous gardons un moment le silence, puis Maman me déclare
-On doit savoir que personne ne peut décider du destin de nos vies, à part Lui. Et que rien n’est jamais acquis, nulle part. Il faudra que je te raconte quelque chose après. »
Et même si je l’interroge du regard, elle garde un regard énigmatique.
-Pas maintenant ma chérie.
Sans insister, je continue à former les pains, sans pouvoir contenir mon imagination.
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