Depuis la lointaine Bavel

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Le bruit d’une calèche résonne dans la chaleur feutrée de cette fin d’après-midi. Depuis le patio, mon cœur s’est excité. Nous nous levons, et toute ma famille qui était aux aguets depuis le début de la journée surgit vers l’entrée. Maman et mes frères ont le visage bleuté des rayons du couchant alors que nous sortons dans le soir chaud. Papa descend, et remercie le cocher. Ca fait près de deux mois qu’on ne l’a pas vu, et je me sens toute heureuse. Il pénètre avec nous dans sa demeure. Il nous embrasse, et nous nous taisons un moment pour assimiler notre joie. Puis c’est le doux brouhaha des retrouvailles, et je tente de mêler ma part. Nous nous installons sur le tapis des repas familiaux, près du grand four au-dessus duquel s’élève une cheminée. Là on pose sur les braises les pains qui cuisent sur place et exhalent leur odeur si familière. Le bonheur me submerge de nous voir à nouveau tous réunis, papa, maman à coté, et puis mes frère, Saadia, Avraam, Yossef, David, et enfin moi la dernière, la fille de vieillesse de maman qui m’a si longtemps attendu. J’ai grandi depuis l’époque où papa me plaçait sur ses genoux à son retour, mais je me place encore près de lui, tandis qu’il nous raconte un peu de ses aventures.

Il nous fait état aussi des communautés qu’il a découvertes, et des juifs de par le monde avec lesquels il communique lorsqu’il arrive à chaque endroit.

« Que es como israel ! » déclare-il avec enthousiasme, et en parlant, il mêle l’arabe et l’espagnol, l’hébreu et le français, autant de langues qu’il a du employer.

Puis son visage s’assombrit quand il nous raconte la situation des juifs des autres communautés. Très souvent il évoque le cas des conversions forcées.

-A Cordoue aussi le peuple gronde lui déclare Maman figure toi que yossef iben nagrella a fait la route depuis Grenade dans la discrétion pour faire honneur à maman.

Les yeux de Papa s’agrandissent, mais apparemment, il connaissait la nouvelle de la disparition de grand-mère. La venue du prince semble le toucher, et il se retourne vers moi. Encore une fois, je ravale ma curiosité, et me console en me disant que je ne suis pas loin. Je pense aussi à la promesse faite aujourd’hui même par Maman.

Le diner s’achève alors que les vapeurs de la nuit s’élèvent en volutes sacrée dans le ciel bleu marine. Papa et les garçons se lèvent pour se rendre à la synagoga pour prier Arvit.

« Au moins là, on sait que vous revenez bientôt leur annonce maman avec un grand sourire sur les lèvres. Nous restons là assises au souffle tiède du soir, sans un mot, le cœur trop grand pour exprimer notre gratitude. Puis la promesse me revient à l’esprit, et je lève les yeux sur maman. Elle semble perdue dans ses pensées.

« Maman, tu avais quelque chose à me dire

-oui ma chérie. Elle se tourne vers moi avec un sourire

-je t’en prie maman, qu’est ce qui se passe ?

Elle comprend que mon cœur bat. Alors elle me prend la main.

-Tu te souviens que l’on t’avait dit que tes ancêtres ont étudié auprès du grand rav Saadia Gaon ? »

On m’a déjà beaucoup raconté sur le grand Rav Saadia, d’ailleurs mon frère porte son nom.

« -Don Dounash, C’était mon arrière-grand-père. C’était un proche disciple du Gaon. Il avait fait le voyage depuis Séville pour étudier auprès du rav babaylonien. Il était avec Rav David Iben Nagrella qui était son ami le plus proche, avec lequel il s’était promis de grandir, et de ramener un peu de la torah de Bavel en Espagne.

Mon cœur se noue. Iben Nagrella, c’est un nom qui me rappelle le grand vizir et ce soir de la chiva de grand-mère.

-C’est ce qu’ils ont fait, non ?

-Ils y ont été forcés. Des gens sans scrupules avaient lancé des fausses accusations contre les érudits qui étudiaient auprès du rav Saadia gaon, que le gouverneur n’avait pas crues. Alors ils avaient monté les foules, et un jour, un groupe de goyim, glaive au fourreau, s’est dirigé vers la yéchiva. Avant qu’ils ne trouvent Dounash Iben Labrat, il a enterré ses manuscrits, et ils se sont enfuis, lui et son fidèle compagnon, sans savoir s’ils allaient survivre, et ils se sont essoufflés sur les routes. Poursuivis, et se cachant sans cesse, ils sont rentrés en Espagne, après de longs mois de périple. Mais auparavant, Dounash avait eu un rêve dans lequel on lui disait que à la cinquième génération, ses enfants récupèreraient ses précieux manuscrits. Dans son testament, il a décidé de nous investir de cette mission, qu’il a léguée à maman, et elle a pensé à toi, depuis que tu es née, toi ma dernière fille. Et elle a été heureuse de te bénir avant sa mort, et elle pensait aussi à çà. Dans son testament, que nous avons lu après, elle écrivait qu’elle t’avait définitivement légué cette mission.

Maman fit une pause et me regarda dans les yeux.

« Tu es la cinquième génération… »

Je la regarde, et le jour se fait dans ma tête. Un jour il me faudra aller à Bagdad récupérer les précieux manuscrits et boucler la chaine. Je ne sais pas pourquoi, cette idée ne me fait pas peur, mais au contraire. J’ai l’impression que c’est ce que j’ai su depuis toujours profondément.

Je réalise que c’est enfin ce que tout le monde savait et sous entendait. Mais quelque chose me perturbe encore.

-Et dis maman, qu’en est-il des Iben Nagrella ?

Elle me prend la main avec un sourire. Une ondulation imperceptible fait frémir la laine du tapis sur lequel nous sommes toujours assises. En haut, mille étoiles se sont allumées et je ne peux pas m’empêcher de penser à grand-mère.

-David Iben Nagrella et don Yaacov avaient établi un contrat mutuel, et don David aussi a transmis cette mission jusqu’au cinquième maillon des générations. Et quand le prince est venu pour honorer la chiv’a de ta grand-mère, c’était aussi pour voir qui serait le maillon ultime dans l’autre chaine. »

Je contemple le ciel, mais d’un coup je me sens sereine. Je comprends désormais tout ce mystère. Je plonge mon regard dans l’infinité des cieux et je pense avec un profond bonheur combien je serai fière d’accomplir la dernière volonté de mon ancêtre et combien sera beau le jour où je pourrai découvrir les précieux manuscrit que le temps n’a pas encore réussi à effacer dans son sillage.

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