Le neveu de Timna
C’est comme si j’étais née une nouvelle fois. A nouveau je sens comme si quelque chose avait changé.
Je pense souvent aux révélations de maman et beaucoup d’interrogations s’élèvent. Je ne comprends pas qu’est ce qui a fait que grand-mère me choisisse. Je ne l’avais pas vue souvent, seulement lorsqu’elle avait voyagé depuis Cordoue pour venir nous voir, et quand nous étions allés nous dans son domaine, où il régnait toujours autant d’agitation. D’ailleurs j’ai des grands frères, et il serait plus logique qu’ils se chargent eux de cette mission. Moi, qui m’accompagnerait ? Et comment saurais-je où trouver des manuscrits sur le Talmud ? Ils devraient surement être cachés dans un endroit assez dur d’accès, surtout pour la petite fille que je suis. Et puis, Bagdad est loin, et impressionnante. Comment la petite espagnole étrangère que je suis pourra-t-elle trouver des manuscrits enterres, je vous le demande !
Quelques semaines après, quand j’expose mes réflexions devant maman, nous sommes tous attablés pour le diner. La Lune est déjà haute dans le ciel, et comme à notre habitude, nous mangeons dehors à cause de la chaleur. Maman soupire et me prend dans ses bras. Puis elle interroge Papa du regard.
« Nous ne pouvons-nous cacher de la destinée, déclare-t-il. S’il a été décidé que tu pourras le faire, Hachem trouvera un moyen. Tu n’as pas à t’en faire. Si cela fait plus de cinq générations que tous portent cette mission comme acquise, c’est que tu n’as pas à t’inquiéter.
- Souviens-toi que c’est juste avant de fermer les yeux que Maman a écrit son testament, ajoute Maman. Elle avait sans doute déjà un pas dans le gan eden et a pu discerner comment perpétuer cette vocation jusqu’à toi.
-N’aie aucune inquiétude, renchérit papa. S’il le faut, nous ferons de notre mieux pour t’accompagner. Souviens-toi que nous porterons tous cette mission »
Un lourd silence s’installe, et je ne sais pas pourquoi, un pressentiment horrible me noue le cœur. Alors que je contemple le ciel, j’ai l’impression très vague que l’avenir se voile à mes yeux, et qu’un mauvais présage peut se lire dans ce bleu marine souverainement beau.
Dans le regard de Papa, je peux distinguer le reflet de l’astre qui se joue en miroitant ses contours argentés. A voir mes parents si rassurants, j’ai beau me sentir apaisée, une angoisse sourde me noue les tripes.
« Nous y réfléchirons ensemble. Et maintenant, oublie. Je ne pense pas qu’il faille tout de suite y penser. Tu as le temps de grandir et d’apprendre des choses, de t’accomplir, de fonder un foyer. Un jour, tes pas te mèneront vers Bagdad. »
Au ton prophétique de ses paroles, je sens une excitation m’envahir, comme si j’avais besoin de me retrouver avec moi même.
« Puis je aller me reposer ? Je me sens fiévreuse. Demain, il me faudra me lever tôt pour aller travailler à la vigne.
-demain, tu n’iras pas aux vendanges. C’est le jour du linge, et je voulais que Timna t’y mène. Tu n’y as jamais été, n’est-ce pas ?
- maman, je ne veux pas y aller sans toi. Il va encore y avoir des scènes inquiétantes, où les gens se disputent...
Maman esquisse un sourire fatigué.
-ne t’inquiète pas ma chérie. Va te reposer. »
Je les embrasse, et je me dirige vers ma chambre. Sans me préparer pour la nuit, je m’allonge sur ma couche qui sent bon le foin. Des pensées confuses me traversent l’esprit, et je regarde les stries des pierres suivre des lignes diverses, et se perdre dans les renfoncements du mur. Je me dis que chacun aussi a son destin inachevé et inconnu qu’il lui faut acquérir. Et le cœur battant, je me dis aussi que si j’arrivais à achever l’accomplissement de mon aïeul, je serais la plus heureuse au monde.
Le lendemain, maman me réveille, alors que de ma lucarne, le ciel lui-même étincelle de bleu turquoise. Je cours à la bassine de la cours et me verse les ablutions sur chaque main. J’enfile ma tunique de sortie et j’enroule autour de ma tête un turban pour me protéger du soleil. Maman nous confie deux besaces dans lesquelles il y a nos tuniques, notre linge, les mouchoirs, tout ce qu’on va frotter au fleuve. Peu après, Timna se présente le visage déjà rayonnant de soleil. Elle est chargée comme un mulet, et quand je lui demande si elle veut que je l’aide, elle me répond avec un sourire que son frère Pablo lui a confié son âne pour la journée.
Je sors, et place moi aussi mon fardeau sur la bête stationnée devant l’entrée. Maman nous confie comme à son habitude des provisions sans compter, du pain au gingembre, des concombres, de la viande séchée…. Elle nous fait signe de la tête, et nous nous enfonçons entre les pierres de la casbah qui étincelle au soleil.
J’aime beaucoup parler avec Timna. Malgré son jeune âge, elle est déjà veuve, son époux a péri d’une mystérieuse maladie. Elle a l’air si courageuse, elle a gardé son sourire et se tient toujours droite, comme si elle avait décidé de ne jamais abandonner. Elle a un petit enfant adorable, et tous connaissent comment elle a soigné son mari avec un dévouement incroyable. Maintenant, elle s’occupe de la lessive, et elle va laver les vêtements sur mes rives du Guadalquivir, pour gagner son pain. Et alors que le soleil fait étinceler les paillettes de son foulard, il me semble qu’aujourd’hui rien ne peut nous toucher.
Nous apercevons de loin les rives du fleuve qui roulent leurs flots, charriant leurs mélodies et leurs odeurs si typiques, qui s’enfonce jusqu’au loin entre les palmeraies et le palais du gouverneur de l’autre côté, sur notre berge. Des pêcheurs étendent leurs filets en criant de leur voix graves sous les rayons du matin, des filles puisant des ustensiles de vaisselle ou frottant du linge, des notables qui passent à cheval, le dos tout droit, certains d’être supérieurs à tous. Sur le côté, débouchant de la palmeraie, un homme chevauche, suivi par tout un groupe d’hommes le torse nu et des chaines aux mains. Leurs nuques sont baissées, et on dirait que le soleil leur fait peser ses rayons de plomb sur leurs épaules pourtant robustes. Timna fronce les sourcils en les apercevant.
« C’est étrange, murmure-t-elle. Je ne savais pas que les cargaisons d’esclaves, ils les amenaient jusqu’à Palma. Je pensais qu’elles se cantonnaient aux villes portuaires….
Je la regarde, interrogatrice.
-Pourquoi se cantonneraient ils aux villes portuaires ?
-Car ce sont les corsaires qui font du trafic humain. Ils capturent les passagers des bateaux, ou des pauvres passants dans les ports, les revendent sur les grands marchés. A Palma, nous n’avons pas d’aussi grand marché. Maximum, tu verras deux ou trois esclaves emmenés ici pour travailler la terre pour un riche propriétaire. Ca m’étonne d’en voir autant.
Je n’arrive pas à saisir ce qui la surprend autant. Qu’est ce que ça change deux ou plusieurs esclaves ?
-c’est rare de voir des esclaves dans notre ville, Il y a assez de main d’œuvre pas chère, de jeunes gens qui le temps des moissons venu, proposent leurs services pour les récoltes ou pour les vendanges.
Sa voix se fait grave.
« Mon neveux a été capturé au port de Malaga, où ma sœur habite et il a été rapporté ici pour travailler dans les palmeraies. J’essaie d’économiser. Peut-être un jour pourrai-je être en mesure de le racheter…
Mes yeux s’écarquillent en l’écoutant.
-viens dirigeons nous vers cet endroit un peu à l’écart. Il vaut mieux toujours être prudent, on ne sait jamais. Puis, comme si elle réalisait que je n’étais qu’une enfant et qu’elle avait beaucoup dévoilé, elle me prend mon panier de déjeuner ;
- mets-le sur l’âne, il va te fatiguer.
Elle attache son âne à un palmier ; et sors d’un petit sac de l’aloès vera, qui servira à décaper le linge. Elle remplit une bassine, et se penche au-dessus du fleuve. En voyant ainsi don dos se courber, je la rejoins, et m’agenouille moi aussi au-dessus des eaux qui grondent; Alors que nous sommes toutes deux face aux reflets de l’eau, la brise cesse soudainement, et les eaux s’immobilisent, frissonnantes. Alors je me mire dans l’eau, et me souris. Puis je tourne ma tête vers le reflet de Timna, qui a les yeux perdus dans le vague. Se découpant sur le turquoise, il me semble y lire une grande souffrance.
Un coup de vent brouille l’image, et les vaguelettes s’emportent sur la pierre de la berge, et charrient des cailloux qu’elles emportent au loin. Alors je relève la bassine dans laquelle l’aloès Vera fait des bulles. A ma droite, Timna a toujours les yeux fixés devant elle. Je réalise soudain qu’elle regarde fixement de l’autre côté de la vigne. Sur la palmeraie d’en face, des jeunes gens ont envahi les lieux, et sectionnent d’un outil étrange certaines parties des arbres. Ils ont tous un point commun, ce sont les chaines qu’ils détournent lourdement à leurs pieds. Timna lève son bras en signe de salut, et mon cœur se fige soudain
-c’est mon neveux me souffle-t-elle. Mes lèvres se mettent à murmurer des psaumes, c’est ce que je fais quand mon cœur bat trop fort.
-et si nous nous déplacions encore ? La supplié je
-Non je veux le voir. J’écrirai à ma sœur qu’il est bien portant.
Je me mets à frotter le linge avec une énergie terrible, sans porter mon regard en face. Le son des flots qui se sont agité comme un bruit de velours qu’on secoue pénètre ma conscience et coule sur mon cœur comme un apaisement, comme toujours. La tête pleine de pensées nuageuses, nous frottons cote à cote. Tout à coup, je me dirige vers elle :
« Je demanderai à Papa et à Maman
-Quoi donc ?
-ils pourront certainement t’avancer l’argent du rachat. Ca ira juste plus vite.
Elle écarquille les yeux soudainement. Puis elle s’exclame
-Jamais de la vie !
Devant mon air ahuri, elle ajoute :
-Je ne serai jamais une pauvresse. Je le rachèterai avec mon argent, et la somme que m’a envoyé ma sœur. Je n’ai jamais rien demandé à personne et je ne le ferai jamais di D me prête la vie. Il retournera très bientôt à Malaga, et ira retrouver et consoler sa famille, tu verras !
Devant son assurance, je ne sais que penser. Je ne réponds rien, mais je me promets d’en parler à mes parents. Eux sauront peut être la convaincre.
Bientôt, sous les ordres d’un contremaître, les ouvriers de la terre s’enfoncent entre les plantations. Pour me faire changer les idées, Timna me parle et m’explique sans cesse des choses qui nous entourent. Je lui raconte aussi mon voyage à Cordoue, mais je ne mentionne pas la mission que grand-mère m’a confiée, car là, devant le fleuve, je sens comme si c’était tout d’un coup devenu grave et intime, et je me dis que cette chose qui est désormais en moi appartient au domaine du secret.
Lorsque le soleil atteint le zénith, nous nous allongeons sur l’herbe, qui hérisse ses pointes brulantes. J’étends mes bras qui sont tout endoloris. Nous sortons le panier à provisions et commençons à manger en silence. Timna continue à scruter le fleuve, comme si son neveu allait réapparaitre d’entre les palmiers. Autour de nous, c’est la mélodie de l’eau étale qui frémit paresseusement sous les rayons brulants.
-Timna, lui demandé je au bout d’un moment, as-tu déjà voyagé ?
Elle sursaute et me regarde avec étonnement.
-Bien sûr, vu que je ne suis pas d’ici.
-D’où viens-tu ?
-De Grenade.
A entendre le nom de cette ville, mon cœur fait un bond.
« Et pourquoi es-tu venue habiter Palma?
-car on m’avait présenté mon époux, qui étudiait à Grenade et venait de Palma. Ma famille s’est dispersée dans toute l’Andalousie. Même mes frères ont voyagé et sont allés chercher fortune ailleurs. Heureusement, mon petit frère est resté à Grenade auprès de mes parents. Il est écuyer au palais de l’émir, et cela lui permet de rester avec eux.
-Le palais de l’émir, c’est le même que celui du vizir ?
-Non mais ils se rencontrent souvent. Le vizir conseille l’émir.
Je suis désappointée qu’elle ne parle pas du prince. Dans mon esprit mes pensées s’emmêlent.
-Quand tu étais à Grenade, avais tu déjà vu le vizir ? Lui demandé je avec curiosité.
-Quelques fois mais il mène une vie très somptueuse. Il invite les rois à sa table, et offre de grandes sommes pour la communauté juive.
Elle s’arrête un moment. Toute pensive, elle lève la tête, et sur son visage se découpe la lumière étincelante du soleil entre les contours des ombres du feuillage qui nous abrite.
-C’est lui qui a promu mon petit frère à la cour de l’émir. Je m’en souviendrai toujours. Un immense banquet avait été préparé pour introduire un nouveau séfer torah dans la synagogua de Cordoue, et le prince était l’invité d’honneur. En sortant sur son grand cheval, tout escorté, il s’est arrêté sur mon frère qui s’était approché pour mieux voir. Il était tout jeune, il n’avait pas encore douze ans. En le voyant, il s’est arrêté, et lui a demandé ce qu’il voulait faire plus tard. Alors Avraham lui a répondu qu’il voulait s’occuper des chevaux. Deux jours plus tard, un messager de l’émir se présentait à notre porte, et nous demandait si Avraham était là. Et c’est ainsi qu’il est parti pour le palais.
-Toute la communauté a du s’en souvenir, non ?
Elle acquiesce en silence. Puis une idée me parcoure l’esprit.
-Et pourquoi le prince ne libèrerait pas ton neveu ? Ca ne lui ferait aucune différence !
Un éclair semble passer dans ses yeux.
-Les choses ne vont plus si bien. On a essayé de l’assassiner plusieurs fois depuis. Ça serait peut-être risqué d’envoyer une missive à son attention….
Je n’ai pas envie de poser plus de questions, mais en entendant qu’on a déjà voulu assassiner le prince, mon cœur se noue et une angoisse fulgurante me traverse. Je me retourne instinctivement pour vérifier que nous sommes bien seules ici. Seul un cavalier conduit sa monture au loin sur le sentier, et l’âne qui paisse paisiblement troublent notre solitude.
Timna se lève et va cueillir de la lavande qu’elle frotte dans une bassine d’eau. Elle en arrose les vêtements avant de les essorer.
-Viens voir comme ça va sentir bon ! Me crie t elle
Alors je me lève à mon tour, et elle s’amuse à faire éclabousser l’eau qui est toute parfumée. Certaines gouttes me vont droit dans le visage, et elle rit à gorge déployée. Je me laisse me détendre, et ris moi aussi avec elle. Ses yeux verts se découpent dans son visage halé et rappellent la verdure qui nous entoure. Son visage étincelle de lumière et milles éphélides s’y sont allumées.
Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble que je dois puiser ce courage qu’elle émane et le garder précieusement au fond de moi…
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