Chapitre 13
« A la personne qui lira cette lettre, de ma famille je l’espère, je te confie mes dernières pensées. Il n’y a rien de plus excitant que l’inconnu, visiter des endroits où qu’aucun homme n’avait encore mis les pieds. Allié à l’insouciance de la jeunesse, rien ne pouvait m’éloigner de cette soif inextinguible, pas même l’inimaginable. Les étoiles m’accompagnaient sur ma destinée tel un chemin empruntable que par moi seul, mais le brouillard montra le bout de son nez, et les événements ne se sont pas déroulés comme prévu.
Tout mon équipage est mort là-bas, des jeunes mousses en quête d’histoires légendaires à raconter, des pères de famille voulant mettre leurs enfants à l’abri de la piraterie, ce n’étaient ni des guerriers, ni des hommes assoiffées de sang. Pourtant, la discorde et la folie les a emportés. Cette île est maudite. Ces émeraudes tout autant. Que ce soit pour la gloire, la fortune ou pour Massali, je ne peux pas me résoudre à laisser des traces permettant d’accéder à l’antre de l’enfer du nouveau-monde. Il y a des choses dans ce monde qui ne doivent pas être réveillés, sinon elles déverseront leur haine sur tous les continents, toutes les nations, les pirates et les armées continentales, les enfants et les vieillards, elle ne fera pas de distinctions.
Il ne me reste plus que de la frustration et de la tristesse. Etais-je donc condamné à tout perdre dès ma première expédition ? N’y avait-il pas une autre ligne du destin qui me sauvait de tous ces malheurs ? Je ne le saurai jamais, mais je peux faire en sortes que personne ne le sache aussi, c’est pour cela que j’ai brûlé toutes mes recherches.
Je profite d’un moment de paix intérieur pour faire mes adieux. Je voulais laisser mon empreinte dans ce monde, mais pas de cette façon. Je souhaite retourner dans l’oubli, loin des problèmes, pour que ma famille ne soit pas salie par mon orgueil. Je m’excuse de toutes les souffrances que j’ai pu causer, la réputation que j’ai pu transmettre. Cela n’en valait pas le coup. Je ne peux plus supporter tout ça. Si un jour vous tombez par hasard sur cet endroit, faites demi-tour, même s’il sera surement déjà trop tard ! »
— Incroyable cette histoire, n’est-ce pas ? interrogea Marcus dans la cabine du capitaine.
— Ça correspond à ce que le vieillard de Brasslight nous a raconté, répondit Charles. Ça me conforte dans l’idée que cet endroit existe, mais je me demande vraiment ce qu’il a vécu là-bas. Il ne le précise pas. Tu m’as bien dit avoir trouvé cette lettre dans les chausses du prisonnier ?
Marcus acquiesça de la tête. Ils avaient repris la mer depuis plusieurs lunes et la mort d’Estéban Crawford avait ébranlé une bonne partie de l’équipage. Un des matelots l’avait assassiné de sang-froid sous le nez de tous les autres. Une méfiance s’était installée depuis que les rumeurs d’un traitre se cachait dans leurs rangs.
— Comment a-t-on vraiment pu passer à côté de cette lettre ? demanda le Capitaine en serrant les poings. On ne fouille jamais nos prisonniers ou quoi ? On ne peut faire confiance à personne sur ce navire ? s’emporta-t-il en se relevant brusquement, faisant balancer sa chaise.
— Capitaine, répondit Marcus en essayant de le canaliser. On sait qu’on a un traître à bord, on le débusque comment ? Tu penses qu’il a un lien avec les assassins de Robert ?
— Oui et non, soupira Charles. Là-bas, quelqu’un nous a devancé, puis les Anglais nous sont tombés dessus. Ce qui m’amène à penser qu’un autre équipage connait la nature de notre expédition, contrairement aux Anglais qui nous attendaient juste pour nous piéger. C’est quoi ce bordel, putain ! On a commencé à interroger les nouvelles recrues ?
— Oui. Ça n’a rien donné pour le moment. Je vais mener l’enquête moi-même.
Une personne toqua en rythme à la porte.
— Capitaine, c’est moi, Billy, s’annonça-t-il.
Après avoir reçu l’autorisation de rentrer, il déboula dans la cabine du Capitaine et posa une carte sur son bureau. Elle représentait le nouveau monde sous ses reliefs et mers.
— J’ai effectué les recherches que vous m’avez demandé. J’ai relu mes livres sur les courants marins, les effets climatiques, les perturbations cycloniques, et j’en suis arrivé à une conclusion. Ces endroits peuvent exister. Pas partout bien sûr, mais à quelques endroits du globe c’est possible, même si des fois cela peut être lié à des phénomènes que l’on ne sait pas encore expliquer et qu’il n’y a rien de spécial à voir. J’ai vérifié, prenez par exemple ce point-là, enchaina-t-il excité en montrant un emplacement vide sur la carte en périphérie du nouveau monde. Les vents et les courants marins ne coïncident pas exactement avec ce que l’homme connait déjà. Ils devraient aller dans ce sens-là, mais ce n’est pas exactement le cas. Et vous pourriez me demander pourquoi personne ne s’en est jamais rendu compte ?
Les deux hommes se regardèrent entre eux.
— Car les conditions géographique ou météorologique sur place ne doivent pas permettre de s’en rendre compte ! enchaina-t-il fasciné. On pourrait imaginer un brouillard tellement dense comme vous n’en avez jamais vu. Eh bien par principe, vous le contournez ! Même avec une carte, on n’est jamais à l’abri de taper des bas-fonds ou de tomber nez à nez avec un vaisseau ennemi. Les courants d’air tels que je les vois doivent indiquer le chemin aux navires, mais malgré ça, on pourrait penser que certaines personnes ont quand même dû tomber dessus par hasard et trouver l’île. Il doit donc y avoir quelque chose de plus qui fait que les navires s’échoueraient s’ils continuaient dans ce phénomène climatique. Une tempête dévastatrice ? Des indigènes hostiles ? Des récifs trompeurs qui coulent tous les bateaux s’aventurant trop loin ? Il suffit donc que cet endroit se trouve en périphérie du nouveau-monde, loin des routes commerciales habituelles, et personne ne soupçonnera la présence d’une île. Et le seul point que je trouve cohérent sur notre mer, ça serait ici, montra—t-il du doigt un endroit situé au sud-est du nouveau-monde. Loin de tout, mais quand même sous nos yeux. Fascinant, n’est-ce-pas ?
— Oui ! répondit le Capitaine en retrouvant le sourire. Garde le cap dans cette direction. On y va !
— Mais, interrompit Marcus. La lettre, en plus de ce que vient de nous expliquer Billy, tu ne penses pas qu’il y a un risque que l’on s’échoue ? Et que même si on y arrive, on ne survive pas à cette île ?
— On ne le saura qu’une fois là-bas ! On s’est trop engagé pour reculer maintenant !
— Capitaine, rétorqua Billy. Ce qui nous attend là-bas risque de nous dévaster avant même qu’on est le temps de comprendre quoi que ce soit. Je ne suis pas sûr d’être forgé pour naviguer là-dedans. Au-delà de la découverte d’une île, ça pourrait également être la découverte de phénomènes maritimes qui nous dépassent.
— Je prendrais la barre, toi, continue tes recherches pour faire de cette expédition un succès. Vérifie tout, la force des vents, les courants marins, tout ce qui peut nous aider à mieux connaitre ce phénomène. Vous ne vous rendez pas compte de l’opportunité que c’est.
— Mais…, enchaina Marcus.
— Ça suffit ! ordonna Charles. Je suis le capitaine de ce vaisseau, et quand je donne un ordre, on l’exécute ! Mettez le cap sur ce lieu !
Les deux hommes quittèrent la cabine en silence. Rares étaient les occasions où ils pouvaient voir Charles aussi énervé.
— Il a l’air plus borné que d’habitude, murmura Billy à Marcus après avoir refermé la porte.
— Oui, je n’ai pas encore saisi ces réelles motivations à aller sur cette île, mais on finira bien par avoir nos réponses, répondit-il en haussant les épaules. Je lui ai toujours fais confiance et il n’y a pas de raisons pour que ça s’arrête aujourd’hui. Change le cap. On a un sujet plus urgent à traiter.
Depuis la mort du prisonnier, Marcus menait l’enquête pour connaitre l’identité de l’assassin. D’après les informations qu’il avait recueillies, il perdit la vie la nuit même où ils durent fuir Massali à cause de l’Imperator. C’était au réveil des matelots, dormant un peu plus loin, qu’ils avaient remarqué le prisonnier au sol, la chemise entachée de sang dont le coup fatal était porté à la poitrine, au niveau du cœur. Aucune arme n’avait été retrouvé à côté du corps, Marcus en avait déduit que le meurtrier l’avait jeté par-dessus le sabord.
Marcus se dirigeait du côté du cellier, où le coq du navire préparait et stockait la nourriture.
— Salut, Morgan, dit Marcus en ouvrant la porte. Tu voulais me voir ?
— Oui, répondit-il. C’est au sujet du p’tit gars qui était aux fers. J’ai des informations.
Morgan, le cuistot de l’équipe, était un homme du même âge que Marcus. Les cheveux mi-longs grisonnant en bataille, une pilosité faciale prononcée, une forte corpulence et était assez bourru. En général, étant donné qu’il avait un contact quotidien avec tous les membres de l’équipage, ces derniers se tournaient vers lui pour les aider à résoudre leurs mésententes habituelles, faisant de lui l’une des personnes les plus influentes du navire. Il était tel un père strict pour tous, impartial, réfléchi, et très intimidant quand il était agacé par le comportement de certains.
— Je t’écoute. Je t’avoue que je tourne en rond avec cette histoire, on a mis quelqu’un dans les geôles, mais je ne sais pas…, enchaina-t-il grattant sa tête dégarni. Ça ne coïncide pas. On a fouillé tous les matelots et inventorié toutes leurs armes. Un des matelots n’avait plus son arme, Adam. Il est avec nous depuis plusieurs années, je ne comprends pas.
— Je vais te donner un indice, répondit-il. Ce matin, quand j’ai commencé à préparer le repas, j’ai remarqué qu’il me manquait un de mes couteaux.
— Un seul ? Et tu t’en rends compte que maintenant ? s’étonna Marcus.
— Oui, je m’en sers pour des repas bien spécifiques. Je ne m’amuse pas à les compter tous les jours, grogna-t-il en continuant de préparer à manger. Quoiqu’il en soit, tu as une nouvelle piste.
— Oui.
— Et Charles a décidé quoi ? rétorqua-t-il. On abandonne de suivre son projet fou ?
— Le capitaine, toussa Marcus avec un regard insistant. Le capitaine ne s’est pas encore prononcé à ce sujet. Il étudie la question par rapport à la lettre qu’on a trouvé sur le corps du défunt.
— Va falloir qu’il tranche vite la question, répondit Morgan en se raclant la gorge. Les matelots parlent et si on ne leur dit rien, va savoir ce qui va se passer. Faites attention.
Marcus s’approcha de son interlocuteur.
— Sinon quoi ? demanda-t-il en continuant de se rapprocher de lui, le confrontant autant verbalement que physiquement.
Un silence plana entre les deux hommes, se regardant l’un l’autre en se jaugeant mutuellement.
— Rien, répondit-il après de longues secondes. Les gens parlent c’est tout. Laisse-moi travailler maintenant. Je t’ai aidé et c’est comme ça que tu me remercies ?
— Fais les taire alors, c’est dans tes cordes non ? grimaça Marcus. Une bonne partie d’entre eux te considèrent comme leur mentor.
Sur ces mots, Marcus désengagea la conversation et pris la direction des geôles où se trouvait Adam, gabier sur le Rose’s Revenge.
— Ah te voilà enfin ! dit Adam en trainant des genoux sur le sol pour atteindre les barreaux. Je n’ai rien fait, j’ai perdu mon arme depuis l’abordage après Skullwater. Je l’avais encore là-bas je te dis. Demande à Thomas, il faisait les comptes.
— Je lui ai demandé, répondit Marcus en s’installant par terre face à la geôle. Mais cette information ne nous sert à rien. Elle aurait été pertinente si tu l’avais perdu avant Skullwater.
— Et les nouveaux ? souffla-t-il, l’air anxieux. Ce n’est pas eux ?
— Je n’en sais rien pour le moment. Ils disent tous que non. Je te le redemande, tu faisais quoi cette nuit-là ?
— Je dormais, bon sang ! Matt, Christophe, Steve, ils pourront te le confirmer !
— Rien ne t’empêche de te lever la nuit quelques minutes pour le tuer. Qu’est-ce que…
— Ça suffit, interrompit John qui venait de débouler dans le fond de l’entrepont. Sors-le, il n’a rien fait, je m’en porte garant. Je le connais depuis suffisamment longtemps pour le croire. Et il ne serait pas assez con pour le tuer avec sa propre arme. Sors-le je te dis !
— Non, et tu sais très bien pourquoi, répondit sèchement Marcus. Quels messages ça enverrait aux autres matelots ? Que l’on n’ait aucune piste et que tout le monde peut faire ce qu’il veut sur ce bateau sans respecter le code des pirates ? Il sortira quand on aura trouvé le coupable. En attendant, on montre que l’on gère la situation ! murmura Marcus s’étant relevé pour lui soupirer à l’oreille.
— Pourquoi tu voudrais qu’il le tue ? Il ne le connait ni d’Eve ni d’Adam. Ils ne se sont jamais parlé, n’est-ce pas, Adam ?
Ce dernier hocha la tête d’approbation.
— Tu vois ?!
— Arrête, répondit sèchement Marcus. Si tu veux l’aider, va interroger les nouvelles recrues. Tu les connais mieux que moi, tires leur les vers du nez.
John s’en alla encore plus furieux qu’à l’aller. Adam était la personne avec laquelle il avait le plus d’affinité sur ce navire. Ils avaient été recrutés à la même époque et avaient sensiblement le même âge. Partageant tous deux une enfance chaotique et n’ayant jamais connu sa famille, John était devenu très proches d’Adam, jusqu’à le considérer comme son petit frère.
— Je suis désolé, dit Marcus en se retournant vers lui. Je pense bien que ce n’est pas toi, mais tout porte à croire que si. Prend ton mal en patience, on va trouver le vrai espion. Ça ne tombe vraiment pas au bon moment, conclut-il en tournant les talons, la tête baissée.
John avait fait le tour des nouveaux avant de rentrer dans la cabine du Capitaine.
— Capitaine, libérez Adam je vous en prie. Il n’a rien fait et vous le savez. Vous le connaissez, annonça-t-il en ouvrant grand la porte, surprenant le Capitaine un verre à la main en train d’analyser une carte d’un œil attentif.
— John, je t’en prie, rentre, répondit le capitaine en reposant son verre. C’est déjà fait ? Etonnant ! enchaina-t-il ironiquement en haussant les épaules, le regard dédaigneux. A quel moment suis-je devenu trop aimable pour que l’on ne me respecte plus ? questionna-t-il en haussant le ton. Assieds-toi !
John s’exécuta en se rappelant l’attitude qu’il avait eu avec Simon sur Massali.
— Marcus est en charge de cette affaire, si tu as un problème, tu vas le voir. L’enfoiré qui nous a piégé sur Massali est sur ce navire. On ne doit pas relâcher notre attention, j’ai besoin que tu sois à fond derrière moi, tu comprends ? demanda-t-il en buvant un doigt de son whiskey.
— Bien sûr, mais c’est Adam, vous comprenez…
— Je sais John. C’est temporaire. Et comment réagissent les matelots ?
— Il y a beaucoup de méfiances. Certains pensent qu’on a trouvé le coupable et qu’il faut le condamner à la planche. D’autres le connaissent mieux et savent que le tueur rôde encore sur le bateau. Et pour couronner le tout, ils parlent de faire un vote. Ils disent que vous ne savez plus maintenir l’ordre sur le navire et que vos intérêts ne coïncident plus avec ceux de l’équipage…
— C’est Simon c’est ça ?
— Oui, répondit-il péniblement en baissant la tête.
— Capitaine, hurla un homme en dehors de la cabine, en frappant de manières répétées. Sortez, vous êtes attendu dehors !
Le capitaine et John se regardèrent mutuellement. Ils savaient très bien ce qui les attendait, une réunion de l’équipage pour remettre en question le statut de Charles en tant que Capitaine. En se rendant à l’extérieur de la cabine, cela revenait à accepter la création de la réunion et ce soit, quoiqu’il puisse bien advenir par la suite. Ils virent tous les matelots sur le pont dont Marcus faisant une grimace, le regard impuissant.
— Capitaine, vous voilà, enchaina Simon qui était allé se positionner vers la barre, en contrehaut du pont. Je vous en prie, montez.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il en montant les marches une à une, croisant le regard de Billy lui faisant un clin d’œil.
Il gardait le cap. Charles eut beaucoup de difficultés à contenir son sourire, mais il le devait.
— Matelots, je vous ai tous réunis pour une bonne raison. Après être allé à Massali, cela m’a conforté dans l’idée que nous nous aventurons après des chimères. Crawford n’a jamais découvert cette île, et pour preuve, il ne l’a jamais démontré malgré sa soi-disant découverte d’un trésor inestimable. Son aïeul, le défunt prisonnier, ne peut plus nous le prouver non plus. Alors pourquoi nous nous acharnons après ce trésor inexistant, au péril de nos vies ? Alors que l’Imperator ne navigue pas loin de nous ? Que voulez-vous faire ? hurla-t-il à la foule de matelots sur le pont.
Un bon nombre de marins protesta en agitant le poing au ciel. Certains d’entre eux hurlèrent leurs désapprobations, visiblement affermi par les arguments de Simon.
— Matelots, hurla encore plus fort le Capitaine, faisant taire l’assemblée. Vous ai-je déjà fais douter de mes choix ? Fermez les yeux !
Etonnés, ils se regardèrent les uns les autres d’incompréhension.
— Allez-y, vous ne risquez rien ! Faites-le.
A la plus grande surprise de Billy, il pouvait apercevoir un spectacle des plus rares. Tous les matelots, des plus grognons au plus dociles fermaient les yeux un à un.
— Maintenant, imaginez-vous sur la mer, sur le Rose’s Revenge, raconta le Capitaine en descendant les marches une à une. L’embrun du vent marin embaumant vos narines, vous apportant un brin de fraîcheur dans ce magnifique coucher de soleil qui réchauffe vos paupières fermées, enchaina-t-il d’une voix plus douce en se promenant entre ses hommes. Insignifiante mais réelle, la houle vient bercer vos plus profondes aspirations, vos désirs les plus profonds. Mais au loin, un ennemi comme vous n’en n’avez jamais rencontré. Sa seule volonté est de vous nuire, de détruire tout ce que vous avez construit, de voler tout ce que vous avez gagné, de souiller tout ce que vous chérissez. Que choisiriez-vous ? L’affrontement ou la fuite ?
Quelques matelots ouvrirent les yeux. Le regard embrasé comme si on venait de les réveiller brusquement.
— La gloire ou l’oubli ? hurla-t-il de plus belle.
Tous écoutèrent le capitaine, buvant ses paroles comme si c’étaient les dernières gouttes de l’océan.
— L’Imperator ! On a et on va les défier. Pas de manière directe, non ! enchaina rhétoriquement le Capitaine en secouant la tête. On va continuer à faire tout ce qu’ils veulent nous empêcher de faire. On va naviguer sur les mers, festoyer, piller, s’enrichir et continuer à vivre la vie qu’on entend ! Et pour cela mes amis, il n’y a qu’un seul moyen. Avancer ! Encore et encore ! Jusqu’à que l’on devienne un exemple, et que d’autres comme nous empruntent le chemin qu’on leur a tracé ! Celui de la liberté, de la résistance ! Avancer jusqu’à que l’on soit une multitude, que notre liberté inonde de nouveau ces mers, jusqu’à mener l’Imperator à sa perte ! Faisons de notre expédition une réalité, et faisons de notre réalité un succès. Tellement retentissant que les continentaux eux-mêmes en trembleraient de jalousie. Alors je vous repose la question, matelots ! La gloire ou l’oubli ? hurla en dépouillant ses poumons du reste de son oxygène.
Une grande majorité scanda le nom du Capitaine en signe de ralliement à sa cause. Ils étaient déterminés à aller jusqu’au bout de leur chemin car ils prirent conscience à travers les mots de Charles, qu’au moindre relâchement, la mort les surveilleraient de loin. Ralentir revenait à dépérir, arrêter revenait à renier leurs identités. Ils ne leur restaient plus qu’à continuer, plaçant leurs destins entre les mains d’un seul homme.
Simon, abasourdi, tenta d’enchérir sur les mots de Charles, mais en vain. Il n’avait pas prévu cette tournure. Impuissant, il jeta un regard à Morgan, ignorant le sien avant de tourner les talons vers l’entrepont.
— Capitaine…
— Navire en vue ! cria la vigie.
En un instant, par réflexe, tous les matelots se dispersèrent sur le pont pour retourner à leurs postes de combats.
— Imperator ? Pirates ? Marchands ? demanda Charles en faisant porter sa voix à l’aide de ses deux mains.
— Pas de pavillons, Capitaine.
Surpris, Charles prit sa longue vue et se précipita à la poupe du navire. Au loin, un navire aussi imposant que le leur, voire plus. S’il se révélait être un navire pirate, il y avait fort à parier que leur puissance de feu serait plus considérable que la leur.
— Un rapport avec le carnet volé sur Massali ? demanda Marcus à côté de lui.
— Il y a fort à parier, on va en avoir le cœur net. Demande à Billy de changer le cap, s’ils sont derrières nous après autant de semaines perdus sur Massali, c’est que la lettre disait vrai. Il n’a donné aucun indice.
A la barre du Rose’s Revenge, un débat avait lieu pour les plans à venir.
— Capitaine, je ne peux pas, répondit Billy. Si je change de cap, on va finir dans la zone maritime contrôlée par la souveraineté anglaise.
— Si tu ne changes pas de cap, on les mène tout droit sur notre île, rétorqua Charles.
— Ce sont peut-être juste des pirates qui s’en prennent à leurs confrères. On a aucune confirmation qu’ils en ont après notre expédition. Il se peut même qu’ils n’en aient même pas après nous.
— Change de cap et on saura. Calcule plusieurs itinéraires pour revenir sur le bon trajet au plus vite. On va voir leur réaction.
Exécutant les plans du Capitaine, Billy tourna la barre à bâbord. John cria les consignes aux gabiers pour ajuster les voiles. Ils devaient garder leur avance et éviter la moindre perte de temps, car cela les rapprocherait de l’autre navire, au risque d’un combat compliqué. L’heure n’était plus à l’hésitation.
— Euh…, Capitaine, interpella Hector en bégayant.
— Ce n’est pas le moment, mousse, répondit sèchement le Capitaine. Retourne à ton poste et prépare toi à te battre.
Le mousse repartit les bras ballants sur le pont pendant que Charles analysa les déplacements de son poursuivant à la longue vue. Après plusieurs minutes d’observation, ce dernier opéra également un changement de cap. Le même qu’eux.
— Garde les à distance, on n’engage pas le combat. Ça ne me dit rien qui vaille cette histoire.
Longeant les côtes anglaises depuis plusieurs heures, ils eurent la chance de ne rencontrer aucun navire de la marine anglaise. Leur audace leur avait peut-être permit de passer à travers leur vigilance, là où les Anglais ne regardaient plus par orgueil. Le Sud-Est du nouveau monde regorgeait d’îles colonisées par les Anglais au début de leur conquête quelques siècles plus tôt. Cela faisait le lien entre les colonies anglaises sur le nouveau continent et l’ancien continent. Leurs flottes maritimes s’arrêtaient souvent pour se ravitailler, attendant de nouveaux ordres de missions ou pour escorter des navires impériaux. En d’autres termes, c’était leur repère.
Ces eaux étaient très peu fréquentées par les pirates et les autres armées continentales, ce qui permettait aux Anglais de naviguer librement dans cette zone géographique. La politique du Roi Richard d’Angleterre voulait que si quiconque s’approchait de trop près de leurs côtes, ils se verraient poursuivre rapidement par plusieurs vaisseaux de guerres anglais. Et si le destin s’en mêlait, l’Imperator ferait parti de cette flotte. En temps de paix, cette procédure permettait surtout d’affirmer et de montrer leurs forces de dissuasion, raccompagnant les navires continentaux en dehors de leurs frontières. Pour les pirates, il n’y avait aucun pitié tant que leurs navires ne résidaient pas au fond de la mer.
— Capitaine, ils nous suivent toujours ! dit Billy, tenant fermement la barre. On commence à être en plein milieu des mers anglaises. Je remets le cap sur l’île ?
— Non, pas encore, maintiens le cap. Mais réduit l’allure.
Les gabiers s’exécutèrent et relevèrent la voile du mat de misaine sous les ordres du maitre d’équipage.
— C’est dangereux de réduire l’allure ici, avertit Billy en grimaçant. On risque de manquer de voiles si on nous prend en chasse.
— Justement, et on n’est pas les seuls. Soit il nous dépasse et adviendra ce qui pourra, soit ils prennent le même risque que nous de se faire repérer par une flotte anglaise.
Charles regarda attentivement les manœuvres du bateau ennemi. A cette distance, il voyait de l’agitation sur leur pont et toujours aucun pavillon d’annoncé. Puis, à travers un léger brouillard enveloppant la surface de l’eau, il vit une voile être remonté doucement. En plus de les suivre, ils ne comptaient pas les dépasser ni engager le combat immédiatement.
— Bon, cette fois c’est sûr, continue à longer les côtes anglaises. Dès qu’on a l’occasion de filer, on la saisit.
Billy approuva d’un signe de tête. Les officiers et les matelots étaient intrigués par ce navire de provenance inconnu qui se contentait de les suivre. La possibilité que ce soit un navire anglais en repérage, en attente de renforts, était la plus probable parmi les diverses discussions se tenant sur le pont. Nul autre navire ne prendrait le même risque que le Rose’s Revenge à manœuvrer aussi proche de l’ennemi. Dans tous les cas, rares étaient les options dont la filature pouvait être bon signe.
Les jours et les nuits passèrent, regardant attentivement les lanternes éclairant derrières eux, maintenant leur rythmes. Ils croisèrent le chemin de quelques navires commerçants, sans que ça n’ébranla une seule seconde leur poursuivant. Ils se sentaient traqués par une force inconnue, amenuisant leurs motivations à engager le combat au fil des miles. Cette sensation oppressante d’être suivi, de toujours devoir regarder par-dessus son épaule pour constater son éternel présence, Charles commença à constater un effet négatif sur le moral des matelots, perturbant leurs sommeils, pensant devoir se réveiller brusquement à tous moments pour essuyer une attaque. Il fallait faire quelque chose.
— Reprends le cap initial, confirma le Capitaine après de multiples tentatives de Billy.
Billy redressa la barre et mis toutes voiles dehors.
— On va commencer par voir s’ils arrivent à nous suivre. Navigue aussi vite que tu le peux.
Le timonier analysa le sens du vent, les courants marins, avant de s’engouffrer dans les meilleurs flux maritimes pour optimiser leur vitesse d’avancement. L’objectif était de les semer avant même qu’ils ne se rendent compte du changement de vitesse. En vain, leur poursuivant ajusta instantanément le cap et suivit minutieusement les manœuvres de Billy. Cependant, à mesure des heures où ils progressaient vers leur objectif, l’horizon semblait se couvrir.
— Capitaine, on devrait commencer à s’approcher de la zone sur la carte. Celle qui devrait dissimuler l’île non cartographiée. Mais c’est encore tôt, on est très loin de l’objectif, ça ne peut pas être une tempête de cette envergure qui camoufle l’île. Elle serait beaucoup trop imposante, et trop puissante surtout. Il y a peut-être une autre tempête qui s’est immiscée entre nous. Que faisons-nous ? Je change de cap ? demande Billy.
— Non, fonce droit dessus, j’ai une idée.
Billy écarquilla complétement les yeux. Il avait essayé de dissimuler leur destinations depuis des jours, et maintenant il faudrait les y conduire tout droit ?
— Rapproche toi encore un peu, souffla Charles.
Sur ces dernières paroles, Billy regarda inquiéter son capitaine s’approcher de la rambarde pour faire une annonce des plus surprenantes.
— Matelots, l’heure est venue ! hurla-t-il. Préparez-vous au combat, relevez les voiles sauf celle du mat de d’artimon ! On va engager le combat, préparez-vous ! Thomas, prépares tes canons ! John, je veux que des gars soient prêt à toutes éventualités, ils sont certainement très armés. Marcus, dit-il en se retournant vers lui avec un grand sourire. Je te laisse la manœuvre.
Marcus s’empressa de descendre sur le pont pour donner les consignes. Thomas file à l’entrepont pour préparer les canons au combat. En tant que maitre canonnier, toute la stratégie d’attaque reposait sur ses épaules. Il ajustait l’angle de tir de ses hommes et leur donnait le signal d’attaque. La majorité des combats navals se jouaient sur ces premiers tirs, permettant à l’un des deux navires de prendre l’ascendant sur l’autre. Son rôle était donc des plus crucial pour s’assurer la victoire.
— Capitaine, ils ralentissent l’allure mais pas suffisamment pour se maintenir à notre rythme, cria Billy par-dessus la barre. Je crois qu’ils veulent engager le combat aussi.
— Parfait, répondit Charles occupé à entretenir son pistolet à silex, assis sur un baril trainant sur le pont. Je veux qu’on attaque à tribord et maintiens ton cap !
Le brouillard lointain s’éclairait ponctuellement de flashs lumineux. A mesure qu’ils approchaient, ils constatèrent un rideau de pluie sous ces nuages brumeux, dont la couleur n’avait d’égal que la teinte des ténèbres. En très peu de temps, la proportion de ce mauvais temps semblait avoir complétement rempli leur champ de vision. Ce qui paraissait être un mauvais temps de loin se transforma en une tempête redoutable à deux miles d’eux. La seule voile restante était gonflée jusqu’à la dernière de ses fibres sous l’effet des nombreuses bourrasques venant de se lever.
Ne faiblissant pas devant la situation, le navire poursuivant sortit son pavillon au-dessus de sa vigie, trois crânes de profil semblait n’avoir qu’un seul buste.
— C’est le vaisseau de Barbegrise, le Hell’s Keeper, hurla Marcus tellement fort que le vent aurait pu emporter ses mots jusqu’aux enfers. Ils ont déployé leurs canons !
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