La falaise noire
— Rompt l'attache. Tu ne dois pas te lier à elle.
La voix de Dalin raisonna en moi comme dans une caverne. Je ressentais le poids de mon corps et la force qu'il exerçait sur la barque. Je percevais la puissance de la houle autour de nous, des vagues qui s'écrasaient contre la falaise de l'île et sentais l'écume salée des embruns sur mon visage. Là-haut, sous l'éclat laiteux de la lune, je sentais la présence de ces milliers d'humains lovés dans leur literies, plongés dans l'insouciance des songes. Ils étaient juste là, derrière ces murs de pierres froides, au cœur de ces foyers plongés dans l'obscurité, faiblement réchauffés par des braises mourantes au fond des âtres. Plus loin encore derrière nous, toutes les âmes d'Albar scintillaient comme des étoiles parsemant le ciel. Elles appelaient silencieusement mon esprit à se tendre vers elles, et il me fut difficile de résister à cette attraction. Un murmure, un appel dans la brise nocturne. Le magicien me tenait par les poignets, et tentait brièvement de me garder avec lui.
Alors, je perçus de nouveau le balancement de la barque, puis croisai le regard inquiet de Dalin face à moi. La main du magicien sur mon poignet ne retenait pas seulement l'équilibre de mon corps, mais l'éveil de ma conscience. L'ombre de sous la place forte m'avait de nouveau rattrapée, et avait bien faillit s'emparer de mon esprit pour de bon. Je brisai cette léthargie contemplative en tenant fermement le plat-bord de la barque d'un côté comme de l'autre, jusqu'à ce que mes phalanges virent au blanc sous l'effort.
— C'est bien, murmura le magicien, tu sais exactement ce que tu dois faire.
Et, sans me lâcher du regard, il se remit à ramer vers l'île de la citadelle. Nous étions tout proche. L'ombre de l'imposante falaise noire nous couvrit. La houle nous ballottait d'un côté puis de l'autre, si bien que débarquer sans percuter violemment les récifs à flanc de falaise me semblait presque inévitable. Plongés dans l'obscurité, je remarquai que la protection verdâtre du magicien s'était volatilisée. Mais, à l'expression concentrée qu'il avait et à la faible vibration qui planait encore dans l'air, je sus que sa magie était encore à l'œuvre. J'eus en revanche plus de difficultés à repérer l'étroite ouverture entre deux rochers escarpés vers laquelle il se dirigeait.
Le balancement de la houle cessa. Les palpitations à mes tempes furent plus fortes. La barque, sous l'impulsion d'une force invisible, flottait dans les airs et survola les écueils qui bordaient la plage de galet. Enfin, elle s'écrasa dans un raclement sonore sur le rivage.
A mes côtés, Dalin se leva et enjamba le plat-bord pour se hisser sur la grève. Il me tendit la main que j'empoignai fermement, afin de débarquer à mon tour. Sa paume me parut comme chargée d'énergie. Je failli perdre l'équilibre au moment de poser pied à terre. L'eau m'arrivait aux genoux et, compte tenu de mon état de faiblesse, le ressac puissant de cette grande marée failli bien m'emporter.
Sans attendre que j'arrive à sa hauteur, Dalin s'avança sur la plage de galet et longea la falaise, comme à la recherche d'un passage. Là-haut, la muraille et les lumières semblaient si lointaines que les gardes auraient bien eu du mal à nous repérer dans les ténèbres. Je soupçonnais tout de même le magicien d'avoir gardé quelques protections plus fines autour de nous, des enchantements qu'une apprentie de treize ans n'était pas capable de percevoir. Il s'arrêta brusquement.
Nous étions au pied d'un escalier taillé dans la pierre. Il grimpait si haut que je n'en voyais pas l'extrémité.
— Suis-moi, indiqua-t-il inutilement.
A mon grand désespoir, l'escalier était extrêmement raide, avec des marches presque deux fois plus hautes que celles que j'avais connues dans la Tour des trois Soeurs. Si bien que je dû m’aider de mes mains. Ces marches étaient si étroites et glissantes, que je risquais de chuter à tout moment si je prenais une mauvaise prise. Plongée dans le noir et l'air frais de la nuit, j'avais l'impression de grimper pied nue à la plus grande échelle de la bibliothèque de maître Rygon. Après une ascension qui m'avait paru durer une éternité, nous arrivâmes sur une grande terrasse taillée à flanc de falaise. Là, face à nous, se dressait une imposante arche sur laquelle était gravée une multitude de runes elfiques étincelantes.
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