1 – Jusqu'à la ceinture – Graeme Allwright, 1968
1 – Jusqu'à la ceinture – Graeme Allwright, 1968
Certaines chansons te reviennent dans les oreilles au terme de décennies consacrées à toutes sortes de musiques improbables. Elles accueillent parfois la voix comme un instrument, lui accordent quelques mots pour donner l'illusion de vouloir atteindre l'auditeur, mais si celui-ci écoute sans les préjugés du goût, de l'émotion, de l'habitus, il le saura lui aussi sans doute, que ces objets sonores se foutent de lui comme de l'an quarante – voire quarante-deux, et non, ce n'est pas une référence à Douglas Adams.
Mon plaisir personnel et les méandres les plus obscurs de mon cerveau me mènent autant du côté de Leadbelly, de Zappa, Waits ou Dylan, que de Varèse, Webern ou Moondog. J'ignore pourquoi mais ma répugnance naturelle à me passer un disque en boucle s'amorce comme un début d'explication. J'aime que la musique me surprenne et l'écoute répétée de certains albums – les grands classiques du rock, pour ne pas les nommer – sur le temps d'une vie m'interdit depuis belle lurette d'y chercher l'étonnement, le remous qui se régénère de lui-même, ou, selon l'expression consacrée, la « claque » originelle et fondatrice d'une appétence, voire d'une échelle de valeurs esthétiques.
En définitive, la musique telle que la vivent nos oreilles de rustres plus ou moins sensibilisés à la pratique d'un instrument, à la théorie qui se cache derrière, à la science de l'arrangement, aux lois de l'acoustique et de la production, la musique n'est que tissage d'émotions que relient entre elles des extraits de nostalgie. Après des années à écouter du jazz, du rock progressif lié à l'école de Canterbury, du Frank Zappa (un genre à lui tout seul), ou des musiques contemporaines que le commun des mortels refusera mordicus de différencier de la simple notion de « bruit » (définition qui fonctionne aussi bien qu'une autre puisque toute musique est « bruit »), je me suis réveillé un matin avec une vieille chanson de Graeme Allwright logée dans le cortex.
J'avais autre chose à faire, vous l'aurez deviné, mais je me suis empressé de me la fourrer dans les esgourdes. Je me suis souvenu que j'avais énormément pensé à cette chanson pendant l'un ou l'autre confinement. Elle m'évoquait très clairement la mauvaise gestion de la crise du COVID, puis j'ai vu « Don't Look Up » et j'y ai repensé. Je ne sais pas si ce sont les retraites ou l'assurance-chômage, ou encore le rapport du Haut Conseil à l'Egalité sur l'état du sexisme en France, mais je ne m'étonne plus lorsque je me surprends à chantonner cette belle balade.
« Jusqu'à la ceinture » fut enregistrée par le chanteur franco-néo-zélandais Graeme Allwright en 1968, sur l'album « Le jour de clarté ». Je gage que ce nom ne dira rien ou pas grand-chose aux jeunes mais déclenchera peut-être des larmes de madeleine chez les personnes de ma génération ou au-dessus. Graeme Allwright fut en effet l'auteur de « Petit garçon », cette jolie chanson douce que l'on chante aux enfants à la veille de noël si on a connu les scouts, mai 68 et des rêves de lendemains qui braillent. D'autres se souviendront de « Sacrée bouteille » ou de « la Ligne Holworth », autant de mélodies simples dont beaucoup s'accordent sur le fait qu'elles conviennent mieux à un contexte de feu de camp sous une nuit étoilée qu'à celui d'une discothèque ou d'un concert urbain entre deux bières et trois tequilas.
Autant le signifier d'un trait : Graeme Allwright est un chanteur engagé, le folkeux par excellence, toujours prompt à dresser sa guitare à la face des puissants. On le connaît pour ses adaptations de Bob Dylan, de Leonard Cohen, de Pete Seeger, de Tom Paxton, de certains traditionnels, ou d'auteurs plus obscurs mais tout aussi pertinents. Graeme Allwright, ou le Hugues Auffray de ceux qui vont au-delà des accords et de la ligne mélodique. Le premier souhaite porter un message en se « glissant dans les mots d'un autre », selon ses propres termes, là ou Auffray adapte les chansons des autres pour se construire une carrière. Cela n'enlève rien à son talent, cela n'ajoute rien non plus.
J'ai rencontré Graeme Allwright suite à la découverte d'un recueil de chansons scouts caché dans les affaires de mon beau-père. L'aspect du livret n'en finissait pas de m'interroger : des feuilles mal coupées, format A5, clairement des pages divisées par deux et reliées par de grosses agrafes carrées, une police d'une laideur si franche qu'elle passe pour force de caractère, des centaines de textes avec des accords imprimés au-dessus de certains mots. Je me dis que j'ai mis la main sur le Graal mais je ne comprends rien au concept. La guitare, je la caresse de temps en temps. Je n'ai pas encore essayé de poser mes doigts en suivant le schéma d'un accord. Pas même le mi mineur ou le la 7. En feuilletant le grimoire – puisque c'en est un, je le pressens du haut de mes douze ans – , je tombe sur un nombre incalculable de chansons que je ne connaissais pas. Je les lis en omettant le principe de mélodie. Il arrive que la chanson me soit familière : du Brassens, notamment, ou quelques titres du premier album de Maxime Leforestier. La plupart, pourtant, me sont étrangères. Alors je les lis comme des poèmes.
Et pourquoi pas, d'abord ? Lorsque je tombe sur un disque que je ne peux pas écouter – parce que je suis de passage chez des amis de mes parents, ou chez les parents de mes amis, et que le temps me manque pour poser le 33 tours sur le tourne-disque – je me contente de lire les notes de pochette. La musique m'infiltre à travers l'écrit. Je lis d'abord les paroles. Lorsqu'elles me touchent, je lis les noms des musiciens. Absurde, je le sais aujourd'hui mais dans l'histoire que je te raconte un peu, je suis encore l'enfant qui a engendré l'adulte et je ne vois pas ce qu'il y a d'étrange à lire des noms et des instruments.
Le recueil de mon papa bis, je le dévore plusieurs fois. A terme, j'essaierai de jouer certaines chansons, mais ce n'est pas pour tout de suite. Je ne me rêve pas guitariste mais poète, écrivain, éventuellement parolier ou compositeur, mais la musique me semble encore très loin de ma personne. Je chantonne de temps à autre et il m'arrive de danser, mais je ne me vois pas devant un public, poussant la chansonnette pour gagner ma vie et le cœur des gens.
« Jusqu'à la ceinture » retient mon attention.
Il est des textes qui se suffisent à eux-mêmes. Un musicien lambda vous expliquera probablement que les meilleures paroles de chanson sont celles qui ont besoin de la musique pour exister. C'est un avis auquel je me vois forcé de souscrire par souci de convenance plutôt que par croyance personnelle. En effet, si l'on décide d'ignorer cette espèce de loi non-écrite, la plupart des chansons des Beatles proposent des paroles au sens opaque, au propos confus, à l'imagerie naïve tournée vers une célébration de l'adolescence et des préoccupations terrestres (l'amour, les filles, le statut social). Attention, j'ai dit « la plupart ». Nombre d'entre elles, surtout à partir de l'année 1966, lorsque Lennon écrit son grand œuvre « I Am the Walrus », reposent sur un effort d'écriture patent, une recherche esthétique baroque flirtant avec le symbolisme, le surréalisme et le nonsense anglais, et vont parfois même jusqu'à se soumettre aux règles strictes de la versification britannique.
Toujours est-il que, hormis les paroles de Brassens, Ferré ou Thiéfaine, peu de chansons se lisent sans déperdition de sens. Il leur faut le support des guitares et du piano, les accords chaloupés qui ajoutent l'humour qui manquait à la phrase, la virgule sonore que l'auteur avait omis, la métaphore induite par le rythme de la transe dont le texte en soi avait perdu toute trace. Parfois, la rime se comporte en maître jaloux et vénéneux, et l'on est bien obligé d'admettre que le parolier s'est fendu de rimes-prétextes pour coller au schéma, pas un pied plus haut que l'autre, surtout ne pas dépasser. La forme, en musique, ne prime pas sur le fond, justement parce que la musique se charge d'une partie du boulot que le poète fournit à renfort de procédés stylistiques que méconnaissent la plupart des auteurs de chansons populaires. Certes, il y eut Brassens et sa perfection formelle, Ferré et sa plume débordante, incisive, rouge de passion, noire de dessein, Gainsbourg et son je-m'en-foutisme brillant, éclairé. Mais jetez-leur le poème le plus minable de Rimbaud à la face et nos trois héros se dégonfleront comme des outres percées. La musique se passe de poètes justement parce que le poète porte en lui sa propre musique.
« Jusqu'à la ceinture » me frappa comme le seul texte que je pouvais lire comme une histoire complète et structurée. Il y avait tout : un début, une fin, un rebondissement, une morale emprunte de cynisme, de l'humour au vitriol et un message politique axé sur la résistance à l'autorité. Je n'écoutais la chanson que bien des années plus tard, à Paris, après avoir emprunté l'album dans une médiathèque et je ne fus pas déçu.
Une guitare sèche qui remonte le manche en partant du la grave, sol, fa, mi, la contrebasse qui la rejoint, une deuxième guitare intervenant ici ou là, avec des arpèges, des motifs bluesy, et la voix d'un homme qui a roulé sa bosse, légèrement caverneuse, mais claire comme les yeux de celui ou celle qui ne sait pas mentir, parce que, n'essayez même pas, c'est au-dessus de ses forces. La sincérité, Graeme Alwright la porte en lui, sur son visage sec, sa maigreur de fantôme rescapé d'une migration vers la Californie ou d'une ruée vers l'or au cours de laquelle il a préféré arriver dernier plutôt que d'abandonner son canasson. On lui a dit qu'il ne restait plus rien alors il a fait demi-tour avec sa guitare et il est reparti sur la route, chanter du Woody Guthrie pour des plus miséreux que lui.
Le texte, je te le mime avec des mots.
1942, la Louisiane, tu n'es rien ni personne, et on te gueule dessus. Tu joues les troufions dans un mauvais film de guerre mais tu n'as pas encore vu la moitié de la queue de la couleur du front. Tu t'enlises avec la troupe dans des manœuvres absurdes sous les ordres d'un capitaine à gueule de clébard à qui on a piqué sa graille. S'il pouvait, il te transformerait en fauteuil et poserait son gros cul sur ton corps moulu et détrempé. Tu n'en peux plus et le capitaine te traite de mauviette.
Tu ne le prends pas pour toi parce que ce n'est pas toi qui es visé. Vous êtes tous des mauviettes. Tous les soldats de ta troupe, tous les soldats du monde sont des mauviettes.
Tu portes le poids de ton passé et un paquetage dont la sangle te rentre dans la peau à travers cet uniforme qui dégouline. Alors tu t'enfonces dans l'eau du fleuve avec tes copains de chambrée devenus copains de jeux de guerre, et tes pieds s'étonnent que la boue tente d'aspirer leurs semelles. « C'est par là » te dit-on en gueulant, vociférant, invectivant. « C'est par là » et l'on te demande de prouver ta virilité et tu penses au match du samedi soir, on te demandait la même chose mais tu avais moins mal. Surtout, tu n'avais pas peur.
Dans toute armée, il y a des chefs et des sous-chefs. Le sergent prend soin des hommes, le capitaine prend soin de la guerre. Sans sergents, l'armée tue ses hommes et les remplace sans verser de larmes. On pliera le drapeau, on organisera un enterrement, un beau, avec un clairon et des fusils qui relèvent le groin vers les nuages. Il y aura des détonations et ta femme, ta mère, ton père auront droit à une médaille posthume à ton nom. Mais tu as un sergent et il s'enfonce avec les autres. Il ouvre sa gueule pourtant.
« C'est par là », lui assure-t-on, une fois de plus. Cette fois, c'est l'argument du chemin parcouru, de l'expérience, du relief conquis et maîtrisé. « Je connais » alors c'est bon. « Je connais » alors avance sans te retourner et arrête de traîner des godillots, tu es un soldat et tu dois obéir.
Et l'eau monte à chaque strophe. Les chevilles, les genoux, le haut des cuisses, la ceinture, le torse, le cou. Tu sens la fin te happer d'un coup de mâchoire. Tu sens qu'un démon t'observe de derrière un buisson, là, au bord de l'eau de ce fleuve obscur et glacial. Tu entends le rire des anges déchus, prêts à t'accueillir en un lieu que tu refuses d'admettre. Le capitaine insiste et le sergent ne sait plus quel ton, quels mots employer pour signifier son désaccord.
Le capitaine n'a plus que ce mot à la bouche, avancez, avancez, avancez.
On va droit dans le mur. Avancez, faites-moi confiance, il n'y a pas de mur.
Mais je le vois, ce mur, et il arrive vite.
Avancez, je vous dis qu'il n'y a pas de mur.
Tu repenses à l'escalade des fascismes dans la dernière décennie et tu te dis que Pearl Harbour, on l'avait vu venir. Tu te dis que le président français et le premier ministre anglais se sont pissé de trouille et ont préféré pactiser avec l'Allemand, alors, qu'ils veuillent ou non le reconnaître, on savait qu'elle arriverait, la guerre pour laquelle tu te prépares, dans ce marais puant, au fin-fond de la Louisiane, en mai 1942.
On entend un bruit d'évier qui se vide et le capitaine disparaît sous une casquette vide. Le sergent prend les commandes et vous sauve la vie, à toi et tes copains, Vous irez mourir ailleurs, dans le Pacifique ou au Japon, ou sur les plages de Normandie. Mais pas aujourd'hui et tu sais que tu as compris quelque chose, tu en saisis les grandes lignes mais tu ne le verbalises pas.
Le parolier s'en charge à ta place. Il récuse toute morale et recommande la lecture des journaux si l'on cherche à comprendre le monde.
Je te l'annonce sans prendre de gants : « Jusqu'à la ceinture » n'est pas un poème. Il n'y a pas de métaphore, de litote, d'anaphore, d'acrostiche ou de chiasme. Rimes mis à part, il n'y a pas de procédé littéraire ostentatoire. Certaines tournures de phrase se dégondent d'elles-mêmes, pesant comme la prose qu'elles auraient rêvé d'être. Les images sont celles du film qui se déroulent sous nos yeux incrédules de spectateurs pourtant coutumiers des outrances de l'actualité et des décisions politiques qui la façonnent sans un regard pour nos petites vies sans substance. Nous sommes les troufions et « le vieux con qui nous dit d'avancer », ma foi, c'est toujours le même : la haute autorité de l'Etat, notre patron qui nous pousse au cul, le ministre de l'Education nationale qui continue de ruiner l'école en arborant son sourire de faux-jeton qui semble répéter « ne vous inquiétez pas, c'est par là, il n'y a pas de mur », les responsables politiques affectant de ne rien voir de la crise climatique en cours et qui nous disent « tout va bien, on gère, continuez de consommer, puisqu'on vous dit qu'il n'y a pas de mur », et de façon générale, l'aveugle aux commandes qui sacrifie ses esclaves au nom d'une vision d'avenir qu'il est seul à considérer dans l'obscurité tragique de son esprit mesquin.
Cette chanson porte en elle sa propre malédiction. Personne n'aime les oiseaux de mauvais augure, les donneurs de leçon, les biographes de l'apocalypse. Si vous vous êtes demandé un jour pourquoi ce monde ne tourne pas rond malgré tout le génie dont est capable l'esprit humain, eh bien voici un premier élément de réponse : celui qui commande est un vieux con qui n'écoute que lui.
Je conclurai sur la version originale de Pete Seeger, « Waist Deep in the Big Muddy », un bijou également mais de Pete Seeger, je recommande surtout « Little Boxes », que les fans de la série Weeds reconnaîtront dans le générique. Pete Seeger fut le pape de la folk américaine. Le comparse de Woody Guthrie, qui en fut le fondateur et le plus grand prophète. Deux hommes liés par les idées et un engagement total envers ce qu'ils appelaient le peuple, alors que le peuple regarde Hanouna et les comédies de Franck Dubosc, écoute Jul et se tord la gueule à l'alcool fort avant de taper sur sa femme.
Je noircis le tableau. Le peuple est une entité contraire qui se constitue contre le pouvoir en place lorsque celui-ci dépasse les bornes et éborgne les passants. Peu importe qu'il soit vérolé. Vérolés, nous le sommes tous à des degrés divers.
La chanson telle que la chante Pete Seeger ressemble à une traduction de son adaptation française, une caricature de sa reprise par Allwright. Seeger a oublié que la langue anglaise se prêtait moins à la trivialité qu'à l'image et au miroir déformant. Le français s'arrange de terre glaise et de ciment frais. L'anglais imagine des mondes merveilleux pour évoquer le nôtre. En définitive, la reprise sonne mieux que l'original parce que la langue de Molière compense en force de frappe la pauvreté de son imaginaire, là où celle de Shakespeare nécessite de contes et légendes pour s'épanouir.
Dépassons cela, voulez-vous. Ecoutez toutes feuilles dehors et si la colère monte, reprenez votre souffle avant d'avancer.
La semaine prochaine, « Hey Joe », de Billy Roberts.
Bonne fin de nuit à ceux qui veillent, bon matin à ceux qui se lèvent, bonne écoute aux curieux. Merci de me lire et à bientôt.
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