2 – Hey Joe – Billy Roberts, 1962.

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2 – Hey Joe – Billy Roberts, 1962.

Ma première écoute du « Hey Joe » de Hendrix remonte à un passé si lointain que je doute parfois de l'avoir vécu. Ou alors ce n'était pas moi, nous avons changé, l'autre et moi. L'adolescent est mort et de nombreux adultes se sont succédé pour parvenir jusqu'à ce moi instable qui tape des phrases sur un écran vierge.

Il me revient toutefois l'impression d'un chaos rampant, pour emprunter aux écrits de Lovecraft que j'affectionnais alors. Comme une déflagration puissante que l'on enregistrerait pour la repasser au ralenti durant des heures alanguies, les oreilles bourdonnant d'une vie nouvelle. Je comprends la balade, la batterie virevoltante et la basse qui sort de son rôle à la manière de ce qu'on peut entendre chez les Who, mais tout ça dans le même morceau, une chanson qui plus est, avec une mélodie claire, identifiable, portée par une voix qui chante juste mais qui chante mal, la voix d'un gars qui murmure dans un micro parce qu'on ne lui a pas laissé le choix ; un inconnu qui ne retourne dans son élément que lorsque ses doigts pincent et grattent et tirent sur le manche d'un truc qui n'a jamais sonné comme ça avant lui ; tout ça, pour moi, c'était l'alpha et l'oméga de tout ce que j'avais entendu jusque là.

Et d'emblée je t'affirme que cette première écoute, cet instant fondateur d'une esthétique personnelle redéfinira à jamais mon rapport à la musique. Hendrix me démontre par A+B que l'on a tous les droits pour peu que la musique sonne et touche l'auditeur au cœur, à l'âme et au sang. Oui, une balade folk peut subir le traitement sonore réservé au rock psychédélique, voire aux hard rock dont les sursauts rudimentaires émargent déjà chez Townshend, Clapton ou les Yardbirds, ou encore chez les Américains de Blue Cheer ou de Steppenwolf. Bientôt fleuriront les Spooky Tooth, les Groundhogs, Mountain et autres fleurons oubliés. Il y aura Humble Pie et Grand Funk Railroad, et par-dessus la masse, Deep Purple et sa virtuosité technique, Led Zeppelin et ses plagiats inspirés, Black Sabbath et son heavy metal, les grands pionniers du « rock qui tache », du metal qui grince, et de la guerre des ego.

Hendrix n'aurait jamais tiré son épingle du jeu en tant que shredder. Dépassé sur sa droite par un Nugent acéré et sur sa gauche par n'importe quel John McLaughlin nonchalant, il se serait perdu dans la masse des musiciens doués, ceux qui tardent à s'installer mais récoltent ensuite des lauriers durement gagnés. On se plaît à imaginer une collaboration entre Hendrix et Prince, The Police ou Muse, alors qu'il ne parvint jamais, de son vivant, à partager un studio avec Miles Davis ou James Brown – pour de sombres histoires de rémunérations sur lesquelles Hendrix n'avait pas son mot à dire.

On aime le Hendrix capable de jouer avec la guitare dans le dos sans jamais cesser de mâcher son chewing-gum parfumé à l'acide et on oublie qu'il aimait le blues lent, les bluettes et les mélodies. Ses amours musicaux incluaient les grands du blues de Chicago et s'élargissaient aux Beatles et à Bob Dylan. Quel que soit l'angle choisi pour observer la bête, vous n'en sortirez pas : Hendrix fut un chansonnier de haut calibre avant même que d'incarner le guitariste le plus influent de l'histoire.

Nul ne s'étonnera alors de la révolution stylistique infligée par Hendrix à ce vieux titre de folk-blues un peu daté que fut « Hey Joe » avant sa publication sous la bannière de l'Experience. Et ce n'est même pas lui qui choisit le morceau, mais bien Chas Chandler, anciennement bassiste des Animals, devenu récemment son manager sous l'impulsion d'une certaine Linda Keith, alors petite amie attitrée parmi d'autres d'un certain Keith Richards. Chas Chandler, qui se targue de connaître le milieu, le marché des hits et un vaste réseau de distribution sur l'île d'Albion, fabriquera sa vision de Hendrix, lui taillera un costume sur mesure, jouant à la fois sur le cliché de l'homme noir, sauvage, sensuel et dangereux, et celui du hippie, ce rêveur tendre prêt à toutes les expérimentations. Hendrix sut se sortir de ce double carcan en travaillant dur, en composant des hymnes plus tordus qu'il n'y paraît, se posant en héraut de la contre-culture tout en instillant la graine de la subversion à la manière de son idole, le Bob Dylan susmentionné, puis s'enfuit vers d'autres aventures à la suite d'une soirée qui lui coûta la vie.

L'histoire de « Hey Joe » débute bien avant la sordide ascension de Hendrix.

Billy Roberts, tiens-le toi pour dit, ne fut jamais personne. Ca nous fait un point commun, si je puis me permettre. Auteur-compositeur-interprète comme tout folkeux qui se respecte, chanteur-guitariste-harmoniciste, comme la plupart de ses congénères – Dylan n'a rien inventé –, il gagne son pécule dans le circuit folk des années cinquante, mais reste à l'ombre des grands Guthrie, Seeger ou Leadbelly, et bientôt Paxton, Baez et autres nouveaux venus. Sa musique ne change rien au monde et n'amorce pas de révolution culturelle. Tout le monde n'a pas la chance d'avoir sa chance, dirait Dylan s'il lisait par-dessus mon épaule – ce qu'il se permet souvent, puisqu'en matière de plagiat, Zimmerman n'est pas le dernier.

L'histoire de Billy Roberts rappelle celle de Llewyn Davis, le personnage fictif de ce film où les frères Coen mettent en scène le milieu folk de Greenwich Village à l'aune des sixties. Un homme à la dérive mais sûr de son talent, fort en gueule malgré une irréfutable sensibilité, vivant de sa guitare et de son chant. Il est le seul à y croire et ceux qui croisent sa route ne l'en dissuadent jamais, parce que, ma foi, la gentillesse prime chez ces artistes partis de rien, vivant chichement sur le canapé d'un hôte mélomane ou d'une hôtesse compatissante. Des chemins de vie qui s'entremêlent au sortir de l'adolescence, lorsque l'adulte affleure mais n'a pas encore identifié quelles portes se ferment et quels murs il convient d'enfoncer.

L'auteur du tube de Hendrix avoue lui-même n'avoir pas intégralement composé la chanson. S'il dépose le titre en copyright en 1962, sans doute pour s'assurer un revenu minimal dans la patrie qui invente la démocratie mais pas la sécurité sociale, il s'appliquera à plusieurs reprises à en modifier les ayant-droits. « Hey Joe », version Roberts, découle directement d'une chanson de sa compagne de l'époque, Niela Miller, dont le « Baby, Please, Don't Go to Town », contient déjà toute l'ossature du « Hey Joe » que nous connaissons tous, sauf qu'il s'agit chez elle d'un simple refrain. Le « Hey » se retrouve également dans la chanson de Niela Miller, puisque chaque refrain commence par « Hey baby, please, don't go to town. » Billy Roberts écrira une variation très personnelle du texte de Niela Miller sans proposer de pont, de variations autres que celle des paroles, un éventuel solo d'harmonica – jamais enregistré, j'en ai peur – ou de guitare.

Notons au passage que le thème de la chanson originelle se démarque de celui de son illustre copie par le choix de la cible à laquelle s'adresse la chanson. Cette « baby » qui va s'encanailler en ville, c'est une femme qui lui parle, vertueuse et morale, mais c'est la même femme qui lui répond qu'elle a quand même bien envie de picoler et de s'envoyer en l'air dans le dos de son mec. Et pourquoi pas, bigre ? C'est les années soixante, les jupes raccourcissent et les jeunes tirent des coups. Pourquoi est-ce que ça passerait mieux si c'est un homme qui en parle, comme par exemple dans « Hoochie Koochie Man », ou dans n'importe quel titre des Beatles, ou dans les trois quarts des déclarations amoureuses émanant de chanteurs masculins jouissant de la période sixties entre deux joints, deux buvards, deux litres de tequila ?

Niela Miller écrit un texte étrange, déséquilibré dans ses implications morales, comme si elle refusait d'assumer le conseil qu'elle se donne à elle-même : ne t'attache pas à un seul gars, y en a plein, amuse-toi, la vie et courte. Elle n'en conserve pas moins la primeur sur une chanson qui deviendra l'hymne d'une génération éprise de liberté, et semble-t-il, d'hypocrisie, puisque les paroles de « Hey Joe » relatent avant tout l'impunité d'un homme qui a commis un féminicide et part ensuite se faire oublier au Mexique.

Reprenons les paroles de la chanson dans son déroulé tragique.

Dans la version originale (celle de Billy Roberts APRES l'avoir plagiée sur celle de Niela Miller, version également reprise par Tim Rose dont l'arrangement servira de base au Jimi Hendrix Experience, si si, je vous assure, Hendrix non plus n'a rien inventé), le narrateur croise Joe dans la rue et lui demande pourquoi il a de l'argent à la main. Dans la mystique de la chanson folk, nous dirons que ce premier vers s'annonce comme un leurre. La chanson essaie de nous orienter vers la chanson sociale. Parlons pognon et des réalités qui fâchent, parce que la vie est dure et que les nantis n'y connaissent rien.

Dès le deuxième vers, Joe répond qu'il entend s'acheter un calibre 44. L'allusion est si précise que l'on ne peut qu'y percevoir un fétichisme saillant. Clairement, nous avons basculé dans la « chanson de mecs », écrite « par ou pour des mecs ». Il faut croire que Billy Roberts n'apprécia guère que Niela Miller envisageât calmement de le tromper dans une exploration bien compréhensible du plaisir des sens et que sa réponse s'inscrit dans la violence et l'hyperbole la plus détestable. « Tu veux me tromper, ok, j'achète un flingue. »

Lorsque le narrateur demande à Joe ce qu'il compte en faire, celui-ci explique calmement qu'il veut tuer sa femme parce qu'elle a couché avec d'autres que lui – ce qui, entendons-nous bien, provoquera volontiers de l'émoi, de la tristesse, de la colère ; de là à crier à la vengeance et au meurtre, excusez-moi, chers collègues masculinistes, mais il me semble qu'il y a un gouffre.
Ce que j'aime dans les paroles de Niela Miller, c'est que, malgré la timidité des arguments employés et une véritable réticence à s'affirmer en voluptueuse érotomane, deux points de vue coexistent. Le débat qui s'en suit n'effraie pas les censeurs parce que vite réduit à une condamnation de l'alcoolisme mondain qui pousse les jeunes filles à écarter les jambes alors qu'elles s'en tiendraient volontiers à une simple discussion autour d'une bière ou d'un verre de gin. Le débat, toutefois, existe, irréfutablement mou, mais lisez les paroles et vous le verrez noir sur blanc. Chez Billy Roberts, en revanche, le narrateur ne cherche jamais à influencer ce bon vieux Joe et seul importe le point de vue de ce dernier.

En d'autres termes, si tu avais un pote qui te disait, sans une once de dérision dans la voix, qu'il envisage de tuer sa copine pour une raison ou une autre, céderais-tu à la tentation moralisante de le dissuader au nom de « ça ne se fait pas, quand même, tu exagères », ou le laisserais-tu accomplir sa destinée de personnage d'une chanson faux-cul à vocation mercantiliste ?

« Hey Joe » raconte un féminicide et celui qui la chante ne remet jamais en question le sens profond de ses paroles : il est compréhensible de tuer sa femme parce qu'elle vous trompe et si vous parvenez à vous soustraire à la justice, tant mieux pour vous, parce que cette liberté est la vôtre, vous n'en avez qu'une et personne n'a le droit de vous la disputer. Et encore moins pour une sombre histoire de femme tuée sur l'oreiller alors qu'elle était encore humide des orgies de la veille – celles où vous n'étiez pas convié, ça va de soi.

La chanson de Billy Roberts, dont il semble évident qu'elle répond à Niela Miller, devient sous l'impulsion d'un Hendrix inconséquent le symbole d'une génération obsédée par sa liberté mais dont les yeux farcis et le cerveau troué par la drogue peine à se pencher sur les détails. Les survivants de ces communautés hippies où l'on se partageait tout, jusqu'aux amours et l'éducation des enfants, vous le raconteront mieux que moi : les femmes devenaient la chair que l'on se dispute et la récompense des hommes qui refaisaient le monde en brassant les idées des autres ; les femmes cuisinaient, lavaient, repassaient, voire travaillaient pour que ces messieurs puissent vivre leurs cheveux longs et leurs pattes d'éléphant dans un souci d'équité masculine. Généralité ? Sans aucun doute. Les témoignages abondent toutefois et n'oublions jamais que le grand récit des années soixante et de la beauté souriante d'une avenir radieux fur rédigé par des hommes, des patriarches à la bourse pleine et aux désir assouvis.

Charles Manson fut un autre Billy Roberts qui ne sortit jamais la tête de l'ornière et profita de son pouvoir sur une assemblée de jeunes filles, de paumés magnifiques, de perdants éblouis que l'on repoussa du pied pour les cacher sous le tapis et les abandonner sur le bas-côté. Lui aussi écrivit des chansons et gratta sa guitare, poursuivant à sa manière le rêve américain. Sil lui était tombé sur Niela Miller, Hendrix aurait peut-être chanté avec la même désinvolture la mort de Sharon Tate et serait tout de même devenu le grand héros de la six cordes. Manifestement, les paroles importent peu et les femmes pas davantage. Le rock est une affaire d'hommes et la version définitive de « Hey Joe » reste à écrire.

Voici ma proposition, en anglais, mais je travaille également sur un VF pour obtenir un semblant de comprenette dans la patrie de Louis Althusser et Bertrand Cantat.

Ici, point de Joe mais une certaine June, hommage à l'héroïne de la « Servante écarlate. »

Hey June

Hey June, where 're you goin' with that gun in your hand ?
Hey June, where 're you goin' with that gun in your hand ?
I'm gonna shoot somebody who calls himself a man.
I'm gonna shoot a pig down and well I knew you probably wouldn't understand.

Hey June, 'sounds like hysteria, you're overreacting, you better calm down.
Hey June, take a breath, have some tea, I implore you to calm down.
Don't you dare patronize me, I ain't a child no more.
For your information, he was my hubby and he called me a whore.

Hey June, well, alright, that's lousy but why didn't you go to the police ?
Hey June, I guess you know you could act wisely and simply go see the police ?
You're so naive and I did try but they just wouldn't listen to me.
They even asked me how I was dressed the day he raped me (and that ain't too cool).

Hey June, he's a man and you gotta understand man has certain urges.
Hey June, it means he cares, you don't get rid of that because of a few lurches.
Well guess what ? I'm tired with your machism and I ain't takin' your shit no more.
Anything I might say you'll find obscene so I'm just gonna shut the door.

Hey June, I didn't hear you shoot your poor man down.
Hey June, I didn't hear you shoot him down on the ground.
Oh well, you know, I changed my mind, I don't want society to call me a witch.
It's not alright but I'm so washed out and they keep callin' me a bitch.

Hey June, whatcha gonna do, where you gonna run to now ?
Hey June, where you gonna go, whatcha gonna run from now ?
I'm gonna buy myself whigs and sunglasses and get myself a new ID.
And I'm gonna find a shelter and some sisters to help me.

And maybe I will join some feminist group and demonstrate in the street,
And I'm gonna live the way I want to, I'm gonna listen to my own heartbeat,
And maybe I'll start my own pussy riot and some men will say I have guts,
(actually they prefer to say balls)
And I'll most probably deplore we all got used to being nicknamed sluts,
And I know it's gonna be so hard to try and trust or love another man again,
And I know there'll always be fear but I won't ever hide my head in the sand.
(oh yeah, enough of that)

Je joins à ce texte la chanson de Niela Miller. Celle de Billy Roberts, tu la trouveras sans problème et je ne vois pas pourquoi je la mettrais en avant : le plagiat est évident et les paroles misogynes. Quand à Hendrix, qu'il aille se faire voir par le spectre de toutes ces mortes que justifia un simple tube, joué ou non avec la langue et les dents.

Bonne fin de journée. La semaine prochaine, « Killing in the Name » de Rage Against the Machine.

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