3 – Killing in the Name – Rage Against the Machine, 1992.
« Une claque ! »
« Un coup de tonnerre ! »
« Le choc musical de ma vie ! »
Ce sont là généralement les expressions que l'on attend de ceux qui t'évoquent leur première rencontre auditive avec Rage Against the Machine. Les mots flirtent avec l'hyperbole, la dithyrambe, l'ultrasonique, et l'on exalte la violence que le groupe dénonce volontiers, pour peu que cette violence soit politique, sociale ou institutionnelle. Le champ lexical du sec et du brutal se voit pillé, saccagé par les journalistes rock, les commentateurs sociaux, les piliers de comptoir et les fans de metal. On nage dans l'océan verdâtre des grands stéréotypes calqués sur les prédécesseurs, Led Zeppelin, Black Sabbath, Metallica, Slayer, Motorhead. On arguera que le groupe s'avère lui-même une « machine », pour jouer sur les mots, on exagérera sa « rage » parce qu'elle est inscrite dans son patronyme autant que dans son ADN, et l'on parlera de « justesse », de « transe », de « rythmique d'acier », « bétonnée ».
Soyons cliché, surtout. Rage, c'est un train qui écrase tout sur son passage et tant pis s'il ne déraille jamais.
N'oublions jamais que Zach de la Rocha est blanc. Et si d'aventure vous passez outre, on se chargera de vous le rappeler. Il est poète, rappeur, prophète, la voix du peuple éructant des slogans piochés dans ses lectures politiques, sa culture de gauche extrême qui le rendrait présentable aux yeux de ma propre famille, c'est dire s'il coche les cases de ma nomenclature personnelle. Il provoque et aguiche sans dévoiler ses biceps, en refusant les poses, les moues dédaigneuses du glam, les grimaces du punk ou la tristesse macabre du gothique. Il fuit les chaînes en or et les piscines colorées du rap américain et, si l'on pressent une certaine connivence avec les gangsta de NWA ou avec l'activisme prosélyte de Public Enemy, il s'en affranchit dans l'universelle portée de son message plus situationniste que simplement rouge et noir, pour emprunter aux couleurs des cocos qui se rêveraient anarchistes. Mais j'insiste, Zach de la Rocha est blanc, et, à ce titre, privilégié dans la patrie du Ku-Klux-Klan, de « Naissance d'une nation », de Malcolm X assassiné par des plus fondamentalistes que lui, de Martin Luther King crevant d'une balle dans la gorge, de Rodney King massacré, de George Floyd étouffé, et, plus récemment, de Tyre Nichols passé à tabac, peut-être en un hommage sanglant des forces de police envers elles-mêmes.
Le rock, quelle que soit sa couleur politique ou le genre musical dont il se réclame, n'échappe pas aux conflits raciaux qui phagocytent l'histoire américaine depuis le XIXe siècle. Lorsque les Noirs jouaient du rock dans les années cinquante, c'était du rythm'n' blues. Jusqu'au moment où Chuck Berry et Little Richard ont su convaincre les oreilles des petits blancs et que le système a tâché de se défendre contre cette musique de nègres, dangereuse, sensuelle, dégénérée. On a sorti les Ricky Nelson, les Frankie Avalon, les jolies voix sucrées capables de roucouler sur du 4/4 sans effrayer les grands-mères. Et dans la foulée, on a inventé la soul pour plaquer une autre étiquette sur les chanteurs de gospel du type de Ray Charles ou de Salomon Burke lorsqu'ils osaient glisser du profane dans le chant sacré. Une énième façon de coller l'estampille noire sur des disques dont la musique devrait s'écouter les yeux fermés. Plus tard, on préviendra l'auditeur avec le sticker Explicit Lyrics pour lui rappeler que le rap, c'est mal, et que plus c'est noir plus ça craint. J'en oublie toutefois l'essentiel : Zach de la Rocha est un blanc qui mélange du Mexicain, du Juif, de l'Allemand, de l'Irlandais et du Californien. Un brassage à lui tout seul, et c'est ce qui le sauve du cliché du rasta blanc qui voudrait jouer les Ice Cube et finit par ressembler à Vanilla Ice grimé en Bob Marley couvert de biaphine. Que les Red Hot Chili Peppers aient été propulsés chefs de file du rock alternatif californien au milieu des années 80 n'a rien d'une bonne nouvelle, tant ils savaient se montrer creux et banalement hédonistes par comparaison avec leurs modèles endiablés de Fishbone. Mais si la couleur de peau De Zach de la Rocha a permis à son groupe d'exister au sein d'un mouvement radical rassemblant tous les déçus du système, je m'en réjouis presque autant que de la mort d'Elvis sur sa cuvette de chiottes.
Pour ma part, la première fois que j'ai écouté Rage, je n'ai rien perçu de grandiose. Trop carré, pas assez de roulements de caisse claire, pas de fantaisie dans la distorsion, un mal nécessaire, en quelque sorte. La « guitare saturée » (expression qui ne sied pas à tous les ingé-sons) correspond à un code musical et reste un passage obligé, un vernis facile, identifiable, le son qui va lier l'ensemble comme l’œuf dans la pâte à crêpes ou le yaourt grec dans la pâte à blinis. Un ingrédient bruyant et clivant pour les douillets de la feuille, dont il m'arrive de me réclamer, ça dépend de mon humeur et de la qualité du cri que masque en réalité cette guitare beaucoup trop présente.
« Cette » guitare, précisons-le tout de même n'a rien à voir spécifiquement avec celle de Tom Morello, guitariste émérite et pour le moins inventif du groupe qui nous occupe aujourd'hui. Je parle de « cette guitare » qui prend la place du reste du fait de sa puissance sonore, parce que l'ampli est réglé sur 11, comme dans « Spinal Tap », faux documentaire sur un groupe de hard-rock fictif qui concentre tous les clichés des kadors du genre à l'époque où il a été tourné (son réalisateur, Rob Reiner, commettra « Quand Harry rencontre Sally » quelque temps plus tard, je dis ça pour situer). La guitare « hard », « metal », le grand glaive du rock forgé dans le magma d'un volcan en fusion a parfois tendance à me brimer les tympans parce qu'elle cache plus qu'elle ne révèle.
Je connais l'argumentaire par cœur, je l'emploie moi-même quand j'y vois un intérêt : pour qu'on t'entende, tu dois parfois forcer l'écoute, et rien de tel qu'un hurlement pour obtenir ce résultat. Ca ou un accord plaqué sur un accordage en drop-D passé par le filtre de soixante pédales de boost, un coup de grosse caisse planté sur le temps en accord avec l'index du bassiste, celui au médiator intégré, et vogue galère, contre vents et marées, te voilà métamorphosé en trublion électrique, un parmi tant d'autres, pas de quoi pavoiser.
Parlons-en de la pseudo rébellion du rock metal, vaste étiquette qui regroupe les fans de hardcore, les tenants du doom et les partisans du metal prog dans un même immense tiroir un peu fourre-tout dont le principal point commun se résume à une esthétique toute d'outrance et d'extrême. Si c'est du « bruit », c'est metal, cherche pas. Et si c'est metal, c'est subversif, c'est le bras d'honneur à l'ordre établi, c'est l'ado qui pousse le volume à fond dans sa chambre plâtrée de posters, c'est le gars qui se laisse pousser la barbe pour montrer qu'ils refuse le rasoir alors qu'en réalité, il lui manque un menton ou s'est laissé pousser un goitre à force de binouses et de cette malbouffe issue d'un système qu'il prétend dénoncer. La véritable subversion, tu la trouveras chez Pascal Comelade ou Stockhausen, ou encore chez Varèse, John Cale ou Xenakis. Tout simplement parce qu'ils questionnent la définition du mot musique en déplaçant les frontières.
Mon premier contact avec Rage Against the Machine dérive d'un malentendu. Le bassiste de l'un de mes groupes de lycée – le défunt Butterfly Jump – m'avait prêté un CD de Fishbone ou de Living Colour, je ne sais plus trop, en tout cas l'un de ces groupes pionniers de ce que l'on a appelé plus tard la Fusion, encore une étiquette, puisque tout est fusion en musique, à commencer par les grands courants comme le jazz, le blues ou le rock. Au lieu d'une seule galette, j'ai eu la surprise d'en trouver deux. Enfin, disons que j'avais l'esprit ailleurs et que j'ai d'abord attrapé le premier, je l'ai glissé dans ma platine, et au lieu d'entendre le funk frondeur de Fishbone ou les étrangetés un rien datées de Living Colour, j'entends l'introduction de « Bombtrack ». Le son grésille. Rien de chaleureux là-dedans, et j'ai l'impression de me promener en terrain connu, ce qui ne constitue jamais une bonne nouvelle pour ton impétueux narrateur. Le riff d'introduction me rappelle Black Sabbath mâtiné de Led Zep, désolé, mais je n'adhère pas, ça m'emmerde. Le son ressemble à celui de « Blood Sugar Sex Magik », froid et propre, clinquant. Décidément, je m'ennuie. L'explosion sonore qui s'en suit ne m'apprend rien que je ne sais déjà. La voix du chanteur me happe un instant, son flux tendu m'inspire quelques minutes, ok d'accord, il se passe un truc, puis je zappe de titre en titre. Toujours le même son. Les Beatles m'ont appris à sauter d'une ambiance à l'autre et la Mano Negra, Fishbone et même les Infectious Grooves me semblent plus joyeux. Sans parler de Gong, encore une autre histoire. Ce sont mes références à l'époque où Rage essaie de m'atteindre et échoue lamentablement.
Que veux-tu que je te dise ? Je me suis toujours méfié du dernier machin à la mode, du dernier truc qui te tombait dessus tout cuit du haut de son poste de radio ou de son clip trop léché. Tu me diras que Rage sort de l'ornière, que ses clips tiennent le haut du pavé, que Michael Moore s'en est mêlé et que ça se voit, ça se sent et ma foi, ça s'imprime dans ton cerveau, ce concert à Wall Street, ou ces images, tournées caméra à l'épaule sur un bord de route, où l'on voit nos quatre compères remplir leur réservoir d'une essence qui aura causé plus d'une guerre.
Plus tard, beaucoup plus tard, je verrai le clip de « Killing in the Name » et je tomberai dans le panneau. Comme un ado à la traîne, un type qui a grandi trop vite, a glissé de sa falaise et s'est retrouvé à vivre une jeunesse dont il avait cru s'abstraire au nom de la littérature qu'il fallait lire en compulsif et pratiquer en fiévreux dilettante.
Je suis passé à côté des années 90 pour tout ce qui touche au rock dur, celui que je ne nommerai pas metal parce que l'étiquette m'emmerde. Le mot ne correspond à rien. Mötley Crüe ne partage rien avec Korn, qui se fout d'Offspring, qui ne ressemble absolument pas à Maximum The Hormone, qui entretient avec Megadeth le même rapport de proximité que Donovan avec The Jesus and Mary Chain. Et c'est peu de le dire. Le rock dur, celui qui chatouille les décibels à grand renfort de gain, je l'ai ostensiblement ignoré pendant que je découvrais Monk et Mingus, Parker et toute la clique, de Coltrane à Steve Coleman, en passant par le jazz-rock électrique qui se réincarnera plus tard dans certaines inflexions de Devin Townsend ou de The Mars Volta.
Il n'empêche que.
Oui, il fallait bien qu'un néanmoins-pourtant-toutefois relève le bout de son groin et te pose un « mais » de circonstance. Sinon on n'entrera jamais dans le vif du sujet.
Malgré toutes mes réserves quant à l'apport musical réel de Rage Against the Machine, malgré mon dégoût pour les chapelles du rock au parfum d'usine à poil ras, force m'est de reconnaître que Rage est venu poser un jalon culturel absent du paysage sonore. Une sorte de Pete Seeger qui correspondrait à son époque, urbaine, informatisée, où se mêlent la froideur clinique d'un virtuel qui nous inonde chaque jour davantage et le délabrement insidieux, de plus en plus tangible et cruel dans ses conséquences tragiques pour les populations de ce que les sociologues et autres joyeux observateurs appellent pudiquement le « quart-monde ». Rage s'intéresse aux masses dont on lave la cervelle quotidiennement à force d'émissions ruisselantes de bêtise et de conformisme, mais n'oublie jamais le peuple qui se cache derrière un terme a priori péjoratif. Les masses bêlantes et programmées, les cohortes de têtes creuses que l'on gave de sous-produits, d'images décérébrées, de slogans publicitaires et de proverbes issues de la bible passés au filtre de la culture d'entreprise, du bro-code, du Coran revu et corrigé par les fondamentalistes, de la culture cool, hype, jeune, branchée ceci ou cela, le courant antiwoke qui n'a pas compris ce contre quoi il se hérissait, le hipster encarté chez les cons parce qu'il est arrivé et que s'il y est parvenu, alors n'importe qui peut s'en sortir, on a tous les mêmes cartes de départ, et Orwell se limite à une lecture anticommuniste.
Rage ne détruit rien par sa verve anticapitaliste et anti-système. Son discours déconstruit celui de l'Establishment, celui du complexe militaro-industriel, celui du show-biz, celui que dénonce allègrement Ricky Gervais dans sa dernière intervention en date aux Golden Globes. Rage est un camouflet sévère à la face des Etats-Unis et de ce que nous appelions le « monde libre » pendant la guerre froide, parce qu'il balance des coups de pied dans le décor qui cache les barbelés et soulève l'épais tapis qui recouvre le béton armé.
Pour moi, le déclic, ce fut « Bullet in the Head » et son rejet aussi poétique que musclé de la propagande qui régit chaque aspect de notre existence. J'y retrouvais mon Orwell, celui qui prévoit un avenir sombre où une botte écrase un visage humain jusqu'à la fin des temps, sans jamais préciser la famille politique de la botte en question. Parce qu'au fond, tout le problème réside dans cette question simple : qui est l'ennemi ? Le fasciste ? La finance ? Le communiste ? L'étranger ? Le Muslim ? Le Juif ? Qui est ce putain d'ennemi ?
La réponse de Rage rejoint celle d'Orwell, celle de Debord, de Marcuse : l'ennemi est le système de valeurs imposé par la hiérarchie en place pour que la société fonctionne selon ses désirs et ses intérêts.
« Killing in the Name » évoque un moment particulier de l'histoire américaine relativement récente : le meurtre de Rodney King par des agents de police sous l’œil des caméras. La phrase que répète en boucle Zach de la Rocha associe les forces de l'ordre (« the work forces ») au Ku Klux Klan. Le KKK ou la face cachée de l'Amérique, symbole d'ouverture et de liberté. Comment une telle nation peut-elle à la fois engendrer le jazz et Sarah Palin ? Ca me dépasse. Rage installe d'emblée son rejet de toute autorité à travers cette chanson de contestation sociale : les forces de l'ordre sont les chiens d'un Etat fascisant, tenu en laisse par une aristocratie blanche qui n'ose pas dire son nom. Le flic est aux ordres, il obéit aveuglément comme un Eichmann en uniforme, et son badge lui achète une conscience, un statut social et une totale impunité.
Ce tube de Rage pose toutefois problème du fait de son succès planétaire. Au-delà de l'aura sulfureuse qui flotte autour de lui comme un parfum de révolte un rien suranné, il instille dans l'esprit de son public l'illusion d'une prise de conscience. Combien seront-ils à voter contre Trump, malheureusement élu après le mandat d'Obama ? Combien d'entre eux répèteront-ils en choeur le fameux « va te faire foutre, je ne ferai pas ce que tu que veux » scandé en toute sincérité par un chanteur désabusé ? Et tous ces abrutis de sauter en rythme en répétant les mêmes mots comme d'autres ont défilé en leur temps pour brûler des livres ou porter au pouvoir des apprentis dictateurs. Rage Against the Machine représente à mes yeux la fin des idéaux, la révélation profonde de l'impuissance de l'homme à exister en tant que révolté. Broyé par l'adhésion des foules, son message perd de sa substance et ne signifie plus rien. Posture pour les uns, moment de grâce pour d'autres, il se saborde avant même que d'atteindre son but, celui de pousser la jeunesse à l'action.
La jeunesse passe et s'installe. L'instinct de survie implique une acceptation, une tolérance que Zach de la Rocha n'était pas prêt à admettre. Il préférera rester fidèle à ses convictions et quitter le groupe de ses colères partagées.
Je n'ai pas approfondi mon analyse du jeu de guitare de Morello. Certains l'ont présenté comme particulièrement novateur, celui d'un type qui a tout écouté et qui a décidé qu'il fallait adapter le rap au rock plutôt que l'inverse. Il reproduit les « scratches » chers au hip-hop sur sa « Arm the Harmless » et signe peut-être ainsi l'ingrédient le plus original de la musique du groupe.
N'en déplaise aux fanatiques, Rage a eu la décence de créer un genre à lui tout seul et la bêtise de s'y confiner. Chaque album ressemble au précédent malgré une qualité égale et une écriture toujours alerte et ciselée. Pour ma part, je n'ai pas d'avis définitif. J'ai usé le premier album et n'écoute que quelques chansons des suivants. La musique s'affranchit des paroles qui lui offrent de la moelle et Rage ne fait pas exception. Le free-jazz fut une révolution plus conséquente quoique moins facile à danser.
La semaine prochaine, « Manish Boy » de Muddy Waters.
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