4 – Manish Boy – Muddy Waters, 1955.
Certains attribuent le titre honorifique de « premier morceau de l'histoire du rock'n'roll » à « Rock around the Clock », de Bill Haley & His Comets. Il s'agit en tout cas du premier tube appartenant au genre à accéder à la première place des hits-parades américains. On le retrouve au générique du film « Graine de violence », excellent navet générationnel porté par Glenn Ford en professeur confronté à la jeunesse à cuir noir, chaîne et cran d'arrêt. D'autres exégètes du rock s'accordent sur « Rocket 88 », dont l'enregistrement le 5 mars 1951 dans les studios Sun de Memphis par son auteur, Jackie Brenston et un certain Ike Turner à la direction musicale, acquiert avec le temps un véritable statut de légende. Le guitariste Willie Kizart se pointe au studio avec un amplificateur récemment abîmé par une chute imprévue. Comme plus tard avec le son des frères Davies qui contribuera à la gloire naissante de leur groupe, les Kinks, le hasard et les circonstances – notamment les horaires imposés qui interdisent aux musiciens de session de prendre le temps de se procurer un deuxième ampli – se mêlent à la petite histoire, qu'ils vont parer d'un grand H en saturant « naturellement » le son de la guitare de Kizart. Le son du sax provient du même ampli, la batterie est enregistrée à l'arrache et hérite d'un son crade, peu commun à l'époque des Dean Martin, des Miles et des Duke. D'emblée, le rock'n'roll s'impose comme une dépravation sonore, un refus de ce bon goût qui flatte l'oreille de l'auditeur en lui glissant du coton dans les oreilles.
Les « premiers morceaux » de l'histoire du rock, on en trouve des dizaines. Peu nous importe, au fond, de qui a fait quoi le premier dans la mesure où le tube de Bill Haley demeure une ré-interprétation d'une chanson de Sonny Dae (qu'il enregistre un mois plus tôt), pompée sur des vieux titres de Hank Williams, Wynonie Harris ou Jimmy Preston ; « Rocket 88 » plagie allègrement le « Cadillac Boogie » de Jimmy Liggins ; et Elvis n'a composé aucun de ces premiers tubes, qu'il ira faucher sans vergogne – mais avec talent – dans le répertoire original de ses rivaux au sein du même label : « Big Mama » Thornton pour « Hound Dog », Carl Perkins pour « Blue Suede Shoes » et n'importe quel morceau de Chuck Berry datant d'avant l'arrivée de Leiber et Stoller dans le paysage.
En fin de compte, le premier titre rock'n'roll de l'histoire de la musique populaire ne s'envisage qu'à travers le filtre du scoliaste détaché, l'archiviste à binocle et favoris, dont la calvitie déjà bien avancée laisse présager un bon nombre de tours au compteur. Je l'imagine en bras de chemise, le gilet en tweed déboutonné sur une cravate au nœud desserré, le front luisant sous la lampe du bureau, celle avec l'abat-jour en zinc qui rappelle l'animation de Pixar. Il coche des astérisques, des tirets, des « petits a » ou des « iii » sur l'ancêtre du tableau Excel, une feuille de papier sur laquelle une main experte a tracé, à la règle et à l'équerre, les différents tiroirs de la boîte d'archives qu'il est censé examiner, l’œil tranquille, dossier après dossier, la moue toujours patiente et le cœur laborieux.
Raconter l'histoire du rock fut d'abord l'apanage des papes du gonzo, Lester Bangs en tête et un certain Philippe Manœuvre en modèle imparfait de sa déclinaison hexagonale. Pour rappel, le gonzo est au journalisme rock ce que John Fante ou Bukowski sont à la littérature américaine du vingtième siècle : l'expression à la fois outrancière et hautement désinvolte d'un nombrilisme frondeur, qui use de sa voix intérieure pour parler à la place des autres sans pour autant leur tenir le crachoir.
Tu piges ou je t'emberlificote ?
Bah, formules, ouvrage, des mots qui valsent et se bouffent les uns les autres. Le gonzo se centre sur l'anecdote, le récit vécu de l'intérieur par un protagoniste qui se voit plus grand qu'il ne l'est vraiment et essaye de te convaincre du contraire, tout en affectant de jouer la manœuvre inverse. On se saura jamais si Hunter S. Thompson se prenait vraiment pour le centre du monde, si Lester Bangs se considérait au-dessus de la mêlée, si Pacadis regardait Paris de haut, lui qui se retrouvait souvent tout en bas, le menton posé sur le bord d'une cuvette à dégobiller sa superbe au milieu des étrons et des restes de coke. Le lecteur toutefois se projetait avec délectation dans le récit des folies d'un Keith Moon, d'une tournée d'Alice Cooper, d'un enregistrement de Jerry Lee Lewis, capable de se pointer sans piano mais avec un colt 45.
La nécessité de l'historien ne s'est jamais imposée dans le monde indolent du journalisme rock. Bien sûr, il y eut les « cultural studies », les études transversales venues du monde universitaire anglo-saxon, où il n'est pas rare qu'un prof de fac fume des P4 en levant des étudiantes, milite dans un mouvement Mao et ne jure que par le rock seventies. On en voit passer, de temps à autre, en France ou ailleurs. Mais surtout ailleurs.
A tort ou à raison, le rock est considéré comme exaltation, excès, délire, déversoir à frustrations, trop-plein qu'on vide à l'infini, sans jamais reprendre son souffle parce que le rock se vit comme une fuite en avant, un coup de pied dans les roustons des institutions, de l'autorité, en un mot : une attitude. Pire, une posture. Un décor, un personnage, une série de poses à apprendre par cœur et à reproduire pour coller à une image, un produit, ce que tu veux mon gars, tant que ça te colle des étoiles dans le fond des yeux, que ça fait vendre du merch ou que ça joue les euphorisants pendant le coït ou la parade nuptiale.
Certains auteurs se veulent résolument cliniques dans leur approche du sujet : ils s'orientent sur une frise et s'en vont quérir des valeurs esthétiques dans la philosophie kantienne, chez les aristotéliciens, ou je ne sais où. D'autres organisent leurs écoutes selon une grille de lecture qui se prête au jeu de la comparaison. Plutôt que de chercher les similitudes, ils accentueront les dissensions, distingueront les imitateurs, les plagiaires et les influençables, les passeront au crible d'une sociologie de comptoir où la lutte des classes le dispute à la main invisible du marché, invoqueront Debord, Huxley ou Orwell, se chercheront des ramifications théoriques du côté de Marc Levine empruntant à Adorno, si ce n'est l'inverse, et quelque part, loin derrière, Rameau et Bach se fendent la poire en se caressant le ventre.
Je ne chercherai pas à te raconter des craques sur le rock'n'roll, la pop ou la musique en général. En réalité, ce texte ne consent pas à démarrer pour la simple raison qu'il constitue un manifeste à l'insu de son auteur – et je le comprends à l'instant. Le rock n'existe pas. Le rock'n'roll est le nom blanchi du rhythm'n'blues, réservé aux Noirs-Américains, ces enfoirés de fils d'esclaves qui ont eu l'outrecuidance d'inventer une musique sexy en diable, autrement plus simple que les gourmandises d'un Beethov ou les cadences narquoises d'un Rachmaninov, étranglé par sa propre mélancolie.
Mais simple n'est pas simpliste, et le terme « sexy » n'est qu'un raccourci de plus à ajouter à la grande famille des lieux communs du vocabulaire qu'emploient les écrivains du rock, les « critiques rock » dont Zappa disait qu'ils ne savaient pas écrire et qu'ils interviewaient des gars qui ne savaient pas parler, et que tout ça était destiné à des gens qui ne savaient pas lire.
Alors sans ambages, je te le dis, pour moi, le rock est un plagiat. D'emblée, sans se poser de question, le rock'n'roll première période, celui des pionniers à bananes qui sentent encore le foin et le vin de messe, se résume au pillage du blues et du rhythm'n'blues que jouent les musiciens noirs dans leurs bars, leurs tripots, leurs réseaux de distribution, voire leurs radios. Pour un Alan Lomax susceptible de parcourir les Etats-Unis en long et en large pour aller découvrir des Leadbelly, Muddy Waters, Sonny Terry et j'en passe, on trouve des dizaines de Murray the K qui se contentent de flairer le filon, de l'exploiter, d'arracher à l'artiste une partie de ses droits d'auteur, quitte à le forcer à l'inclure dans les co-signataires du titre. Alan Freed a-t-il réellement écrit des paroles pour Chuck Berry ? Il aura peut-être profité de l'occasion, comme d'autre avant et après lui. Le monde du show-business doit autant à ces vautours qui, paradoxalement, firent connaître les artistes qui fabriquaient la musique, tout en se servant au passage, parfois à la louche, parfois bien davantage que les propres créateurs des chansons, sans parler des interprètes, rémunérés au cachet, voire en nature avec un steak ou un logement.
Le rock'n'roll vole au Noirs pour donner aux jeunes Blancs qui aimeraient bien emballer une jeune fille après avoir dansé et bu trois coca. Là où le blues parlait de sexe entre adultes (pas toujours consentants si l'on en croit certaines paroles), le rock recycle les bluettes d'antan, nous glisse des références crues sous une sorte de vernis transi d'amour courtois à la sauce fifties. Ca sent le chewing-gum et la barbe à papa, avec un semblant de danger néanmoins. Le cuir noir de Gene Vincent se profile à l'ombre d'Elvis, qu'on filme tout de même au-dessus de la ceinture pour ménager les hormones des gamin.e.s et la culpabilité vénéneuse de leurs parents. L'establishment se fâche tout rouge – un comble à l'ère de l'anticommunisme d'Eisenhower – mais ne nous leurrons pas : le rock'n'roll, malgré la sincérité d'une poignée d'interprètes vite relégués au placard pour rassurer les traditionalistes (Elvis est appelé à servir sous les drapeaux en Allemagne, Little Richard abandonne et se fait ordonner pasteur, Jerry Lee Lewis est conspué par l'opinion publique lorsqu'il révèle avoir épousé sa cousine de treize ans, Eddie Cochran meurt dans un accident de la route auquel Gene Vincent ne survit qu'au prix de terribles séquelles, Buddy Holly meurt dans le même crash que Richie Valens et le Big Bopper et l'on voit arriver les Del Shannon et les Ricky Nelson, nettement plus tendres) sert surtout à élargir le marché du disques à des gosses dont la couleur de peau ne constitue pas un obstacle social.
Au-delà du pillage ethnique qui mène au métissage – puisque le rock'n'roll reste un mélange avant tout, à la rencontre des traditions country and western, d'une part, blues et jazz de l'autre, et gospel encore un petit peu par-dessus – le rock'n'roll relève aussi du plagiat éhonté, constant, sans cesse renouvelé. Il n'est pas un morceau qui ne provienne pas d'un autre, en partie, en totalité, au niveau des paroles comme pour ce qui touche à la musique. Nommez-moi un titre, n'importe lequel, et je vous retrouve les morceaux d'origine. Il s'agit parfois d'influences directes, parfois d'une inspiration légère, évanescente, à peine perceptible. Mais dans de nombreux cas – plus nombreux que ce que l'on pense – il y aura une ossature complète, un rythme, une mélodie, voire des pans entiers de la chanson finale dans un ou plusieurs titres chronologiquement antérieurs.
Le cas Led Zeppelin est souvent cité à titre d'exemple frappant de plagiats à répétition, mais il n'a rien d'exceptionnel. « Hello I Love You » des Doors est l'héritier direct de « All Day and All of the Night », des Kinks, qui se parodiaient eux-mêmes en reprenant une partie du riff de « You Really Got Me », et les Sex Pistols en feront leur propre version, lourde et ralentie, avec « Submission », magnifique histoire de sous-marin et non de sadomasochisme comme le souhaitait leur manager filou, Malcolm McLaren.
D'autres exemples abondent : Bob Dylan base nombre de ses chansons folk sur les mélodies des morceaux traditionnels que se refilent les ménestrels de l'époque. Il ira jusqu'à piquer l'arrangement de « House of the Rising Sun » à Dave Van Ronk, et manque de pot pour ce dernier, c'est la version de Dylan qui inspirera les Animals. La chanson, en soi, circule depuis déjà plusieurs siècles, quoique sous des formes cent fois renouvelées, le titre se modifiant au gré des modes et traditions. Dylan a eu de la chance mais on aurait pu aussi se contenter d'écouter son disque, de le poser sur la pile et de passer à autre chose.
Un pillage culturel menant à la fusion des styles et des traditions, ok, un vol généralisé et admis du bout des lèvres par l'essentiel de la profession, d'accord, mais surtout, le rock'n'roll, c'est un riff.
La définition d'un riff, je te la pose là, elle vient de loin, elle vient du blues :
« En musique de jazz et de rock, court fragment mélodique de deux ou quatre mesures, répété rythmiquement pour accompagner une ligne mélodique. » Merci au dictionnaire Larousse pour son intervention lumineuse, quoiqu'un rien austère.
Pour les béotiens durs de la feuille, le riff se fredonne facilement et autorise une reconnaissance quasi-immédiate de la chanson qu'il résume par conséquent sans aucune ambiguïté. Celui qui souhaite évoquer le « Satisfaction » des Rolling Stones ne chantonnera pas les mots de Jagger mais bien les cinq premières notes de guitare. Ca marche aussi avec le classique et le fameux « pom-pom-pom-pom » de la cinquième symphonie.
Des cultures qui se mélangent, du plagiat, un riff reconnaissable, voici ma définition du rock'n'roll. Tu la prends, tu la gardes, ou tu la jettes aux oubliettes, ce n'est plus de mon ressort. Je suis là pour écrire ce qui me traverse l'esprit et ne prétends à aucune vérité. Souviens-toi que je me délie les doigts en me cherchant des raisons d'écrire. « Manish Boy » en est une et non la moindre.
La première version enregistrée de « Manish Boy » date du 24 mai 1955. Le riff est limpide, lourd à souhait, neuf et pourtant tellurique. On entend le sel de la terre fondre au soleil dans les accents de l'harmonica qui épousent parfaitement la guitare légèrement distordue de Muddy Waters. Malgré la sobriété du son, malgré les défauts techniques et cette répétition minimaliste, une transe se crée autour de ce riff capable de soulever les jupes et de vider les bouteilles. Eh bien, c'est une arnaque, un vol de plus. Magistral et brillant. Une rapine musicale comme on en croise par centaines dans n'importe quelle anthologie du rock.
Prenons le temps d'en dénouer la trame.
Muddy Waters, de son vrai nom McKinley Morganfield, est né en 1913 dans le Mississippi, deux avant « Naissance d'une nation », à une période où le KKK repointe tranquillement le bout de ses naseaux. Ne fermons pas les yeux sur les croix brûlées, les lynchages de saison, les lois « Jim Crow » et tout l'attirail institutionnel ouvertement raciste à l'encontre des enfants de l'esclavage qui vivent leur vie entre plantations et usines. Muddy Waters se réfugie dans la musique et le blues, suivant le modèle de ses héros, Robert Johnson, Son House, et le violoniste Son Slims. Il apprend tôt l'harmonica, passe à la guitare, et joue dans les « juke joints », ces cabanes toutes de bric et de broc qui accueillent les musiciens locaux, souvent des ramasseurs de coton comme Muddy lui-même, une buvette improvisée et des danseurs du dimanche. Alan Lomax l'enregistre en 1942 pour la bibliothèque du Congrès et l'année suivante, Muddy monte à Chicago comme on monte à Paris, les poches vides mais le cœur gonflé d'espoir et des paillettes dans les yeux.
Là, le garçon va construire sa place au centre d'une scène en effervescence, nourrie au blues urbain, au jazz be bop encore en friche, au chants d'église. L'ambiance est sauvage, brutale, pétrie de ce pathos légèrement ironique qui n'appartient qu'au blues de l'époque. Quand un Noir de quarante ans te raconte entre deux soli de guitare qu'il est triste parce que sa femme l'a quitté, il ne faut pas oublier que le même gars a subi bon nombre de vexations, d'agressions, d'insultes pour cause de couleur de peau inadéquate dans la patrie de l'Oncle Sam. Le même a ramassé du coton, vidé des camions pour remplir des containers et réciproquement, fait la plonge dans un restaurant italien tenu par la Mafia, qui considère les « nègres » comme des sous-hommes et des moins que rien, fabriqué des bagnoles à la chaîne, travaillé dans des entrepôts gelés à charrier des tonnes de viande et j'en passe, et quand tu l'entends parler d'amour perdu, de femme infidèle ou de coucheries interminables, tu lui dois de te remémorer le reste. Sans quoi tu passes à côté de l'ironie du blues et ça donne le blues-rock britannique, qui n'a pas tout compris au schmilblick et se voit par conséquent forcé d'ajouter sa propre dérision – puisque les Anglais ne sont pas en reste lorsqu'il s'agit de manier le second degré – à une musique déjà surchargée en la matière.
Il faut comprendre le blues de Chicago – et le blues noir en général, celui que les blancs vont gentiment se mettre dans l'oreille, puis dans les doigts, puis dans la poche juste à côté du portefeuille – comme l'expression syncrétique de toute une palette d'émotions vécues par une communauté souffrant de la ségrégation à l'échelle sociale d'un pays. De la rage, du ressentiment, de la tristesse, du chagrin, de la colère : le blues regorge de ces commotions que l'on jugeraient aujourd'hui négatives, voire toxiques. Le blues envisage aussi le rire canaille, l'amour charnel, le plaisir des sens et le goût du combat. Considéré par beaucoup comme une simple complainte dans laquelle se retrouvent des personnes que rassemblent des vécus similaires (mais nullement identiques, il suffit pour s'en convaincre, de comparer l'existence d'un sudiste rural à celle d'un ouvrier de Detroit), le blues dépasse l'épanchement et s'attarde sur les bords de la blessure. Cette zone sensible où les nerfs affleurent et où la douleur se ravive dès qu'on souffle dessus.
Dans le blues, les paroles comptent davantage pour ce qu'elles cachent. Elles ne sont là, somme toute, que pour illustrer un sentiment et porter une ligne mélodique. Tout se joue dans l'expressivité très particulière de ce qu'on appelle la « gamme blues ». En réalité, il existe nombre de gammes blues, dans la mesure où il suffit d'ajouter les fameuses « blue notes » à n'importe quelle gamme pour créer une tension. Ces notes bleues, celles qui te hérissent les poils dans la nuque et t'arrachent parfois une larmiche un rien affectée, ce sont la tierce mineure et la septième mineure, et si tu veux la jouer jusqu'au-boutiste, rien ne t'empêche d'y inclure la quinte diminuée pourvu que ta gamme d'origine soit déjà mineure à la base.
En termes profanes, le blues demeure un exercice de style à la fois fantasque dans le choix de ce qu'il voudrait exprimer et résolument grave dans sa façon de montrer autre chose, plus anodin, plus terre-à-terre, parce que – eh bien disons-le comme ça – parfois il n'y a pas de mots, juste du feeling, des notes qui pincent le cœur et des phrases qui visent juste.
Et « Manish Boy » dans tout ça ?
Eh bien disons qu'au commencement était la rancœur. Celle de Muddy Waters, sacré roi du Chicago Blues par l'obstination de son âme damnée, Willie Dixon, l'homme de l'ombre. Producteur, arrangeur, auteur-compositeur et interprète à l'occasion pour Chess Records, le nouveau label des frères Chess, déjà responsables d'avoir lancé Aristocrat, spécialisé dans le blues noir, Willie Dixon joue d'abord des poings dans les salles de boxe. Un poids lourd au corps de géant, comparable à cette contrebasse dont il tire des notes massives, qui en imposent. Il écrit ses chansons et celles des autres. Pour Howlin' Wolf, Muddy Waters, James Cotton, JB Lenoir. Les Doors peuvent le remercier pour « Back Door Man », qu'ils envoient systématiquement en ouverture de leurs concerts. Les Rolling Stones de Brian Jones, ceux des débuts, lui doivent « I Just Want To Make Love To You ». Nul doute que Robert Johnson lui aurait emprunté des accents s'il avait survécu au poison. Et je serais prêt à parier mon premier harmonica, le petit tout moche qui ne vaut plus un clou, que Rick Rubin lui voue un culte dans le secret de sa caboche de vieux briscard. Jetez une oreille à ses productions pour Johnny Cash. Avec un peu d'imagination, vous y entendrez distinctement Willie Dixon taper du pied comme un fantôme marquant la mesure.
Et oui, je digresse. Mais je n'oublie pas la rancœur. Muddy waters en veut terriblement à Bo Diddley. Encore un boxeur. Encore un bluesman. Ils sont légion.
Bo Diddley, si tu ne le connais pas, tu connais quand même. Notamment ce qu'on a appelé le « diddley beat », cette putain d'enfoirée de rythmique qu'on croirait née dans la jungle et les tam-tam, et tant pis si je cède aux sirènes de l'exotisme-cliché de ces musiciens noirs qui jouaient la carte de l'africanisme.
A l'heure de « Manish Boy », Bo Diddley a déjà sorti son célèbre « Bo Diddley », bouillonnant de mégalomanie narquoise – décidément, le rap n'a rien inventé – qui donnera le nom à cette pulsation sauvage que l'on retrouvera chez les Stones, Buddy Holly, les Beatles et tout le rock garage américain – et, par extension, le punk-rock et sa progéniture metal.
« Bo Diddley » sort en mars 1955 en face A d'un single qui propose, sur sa face B, le single « I'm A Man », un autre classique moins novateur mais qui a le mérite de provoquer chez Muddy Waters l'émergence de cette rancœur dont je vous ai causé tantôt – et que je n'ai toujours pas explicitée, il serait temps que je m'y mette.
Si « I'm A Man » ne comporte pas le « jungle beat » ou « diddley beat » inventé par Bo Diddley, il n'en fige pas moins l'un des riffs fondateurs de l'histoire du blues électrique, et par là-même du rock à venir. Le riff ultime, joué dans la tonalité de mi majeur ou de sa quinte du dessous, le la majeur, un riff d'une évidence pathologique, aussi frontal qu'un coup de baguette sur caisse claire. Ce qui a le don d'agacer Muddy Waters, puisque ce riff, il l'a joué avant son glorieux rival, un an plus tôt, dans le single « I'm Your Hoochie Coochie Man » écrit et composé par Willie Dixon.
Le monde du blues est décidément petit, surtout à Chicago au milieu des fifties, et il convient de rappeler que le titre de Muddy Waters fit un tabac lors de sa sortie, grimpant à la huitième place du billboard, ce qui reste une gageure, y compris pour les blancs. Autant dire que Muddy Waters et Willie Dixon ont conquis l'Everest, ce qui se traduit, pour le premier, par le titre de roi du Chicago blues, dont il demeure à ce jour le maître incontesté, et pour le second, celui d'auteur-compositeur sur lequel on peut s'appuyer. Important, la carte de visite quand on veut vivre de sa musique.
Bo Diddley ne se contente pas d'adapter le riff de Dixon/Waters, il leur fauche une partie des paroles, accélère le tempo et décroche un double hit. « Manish Boy » correspond donc à la fois à une vengeance mesquine et à une tentative de récupération de ce que Muddy Waters considère comme son bien propre. Il se fiche de l'argument habituel : oh mais ce riff pré-existait à « Hoochie Coochie Man », vous l'avez juste fixé sur vinyl. « Rien à carrer », répond Waters, « il ne fallait pas nous piquer notre texte », tout en prenant bien soin de reprendre à son compte les phrases originelles de Willie Dixon, qui sera, en définitive, le grand perdant de l'opération.
« Manish Boy » reste à mes yeux le morceau de rock ultime. Il dégage une violence tranquille, bien plus sage dans sa façon de retenir les coups que n'importe quel morceau au tempo enfiévré d'un Elvis ou d'un Jerry Lee. Si le « diddley beat » amène quelque chose, c'est essentiellement le pied qui se met à bouger frénétiquement, comme saisi d'une volonté propre. Diddley introduit la danse dans le rock. Non parce qu'on lui collerait une chorégraphie donnée, une série de pas à respecter, comme le charleston, le twist ou le mashed-potatoes, mais bien parce qu'il incite le corps à se mouvoir sans complexe, secouant ses hanches, ses seins, ses extrémités, bougeant sans se soucier du regard extérieur et sans s'essayer à danser.
Diddley nous amène à la transe mais Muddy nous mène à la baston, celle des fonds de cour, où les voyeurs forment un cercle autour des chiffonniers. Et quand celui qui jette le gant finit de cracher ses dents dans une giclée de sang, l'autre le relève et les adversaires se jaugent sans céder cette fois à l'appel des phalanges.
J'ai aimé passionnément le rock et ce qu'il semble signifier pour ceux qui l'ont écouté durant des décennies – et peut-être aussi ceux qui l'écoutent encore – mais je ne souscris plus à l'image qu'il se complaît à transmettre. Cette force brute qui signifie autant « prends-moi au sérieux » que « j'en ai rien à branler, je fais ce que je veux » ou « je suis un mec, un vrai qui a des couilles. » Le rock n'est plus une musique comme les autres dès le moment où l'on s'efforce de le déconstruire, d'en analyser les composantes, d'en comprendre le fonctionnement.
Lorsque Muddy Waters ou Bo Diddley nous répètent qu'ils sont des hommes, il faut entendre, qu'au-delà de l'expression machiste de leur virilité assumée se cache l'homme noir à qui l'on refuse la citoyenneté, l'accès à une certaine éducation, voire l'entrée dans certaines salles ou institutions. Ce sont les années cinquante aux Etats-Unis et c'est comme si on vivait sur une planète différente.
Lorsque Mick Jagger et Robert Plant reprennent les mêmes thèmes, dix à quinze ans plus tard, c'est un adolescent – ou un jeune adulte qui se vit comme tel – qui hurle à la face des vieux : « Ecoutez-moi, j'existe, je ne suis plus un enfant. »
Voilà toute la différence entre « Manish Boy » de Muddy Waters et ce qui en découlera dix ans après dans la patrie des Beatles et des reines en pâte d'amande.
Muddy Waters enregistra nombre de versions de « Manish Boy », modifiant l'orthographe au passage, puisqu'il acquit un « n » supplémentaire en 1968, sur l'album « Electric Mud », l'un des préférés de Chuck D., ce qui ne lasse pas de m'impressionner. Notez que le morceau est crédité au nom de Morganfield (Muddy Waters, donc) mais apparaît sous le titre complet « I'm A Man (Mannish Boy) ». Décidément, Muddy avait la dent dure et la rancune tenace.
La meilleure version du maître date toutefois de 1977. Il l'enregistre sous la houlette de Johnny Winter, grand virtuose de la guitare blues, qui l'accompagne sur le disque, en toute sobriété, et dont on entend les cris puissants ponctuer chaque vers de la chanson. C'est sous cette forme que j'ai découvert le titre, en première plage d'une compilation de blues réunissant des classiques des années soixante, dont un Howlin' Wolf issu des « London Sessions » de 1968, un « Wang Dang Doodle » chanté par Willie Dixon en personne et un bon vieux John Mayall accompagné de Clapton reprenant justement « I'm A Man ». La boucle était bouclée avant même que je ne m'en rende compte.
J'avais treize ans et cette première écoute fut fondatrice d'un certain état d'esprit : pas besoin d'aller vite, pas besoin de sonner fort, pas besoin de hurler, de chanter, de clamer. Il suffit de ce foutu riff, lourd comme le marteau de Thor, le reste n'est que littérature et jeu de l'esprit.
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