5 – Mais pas chez moi – A. S. Dragon, 2003.
J'ai écouté A. S. Dragon pour la première fois environ trois ans après la sortie de leur premier album – auquel il m'arrive encore d'accorder un peu de mon ouïe sur des routes de campagne ou en rédigeant ces lignes. Je travaillais alors à OCD, chaîne de disquaires d'occasion qui sent l'érable et la bonne humeur tant qu'on n'y bosse pas en plein hiver, la porte ouverte et les doigts gelés. Politique de la maison : la porte reste ouverte, on salue chaque personne qui entre et on tutoie le client. Pourquoi ? Parce que c'est cool et si le client ne veut pas être tutoyé, débrouille-toi avec ça.
J'ai l'air de me plaindre mais j'aimais y travailler, dans cette boutique aux tons boisés, à manipuler les disques et les boîtiers de DVD. Je passais ma journée à parler films ou musique avec des passionnés et c'est là qu'un jour un gamin me demanda si on n'avait pas le dernier album de Mozart - « Ouais c'est pour ma meuf. Elle fait du piano. »
De prime abord, A. S. Dragon ne m'est plus très sympathique. Passé le moment de la découverte il y a presque deux décennies, je me rends à l'évidence : selon mes propres critères, A. S. Dragon n'est pas un très bon groupe de rock.
Ouh là, qu'est-ce que j'ai encore dit ?
« Selon mes propres critères » implique une opinion, un avis, des goûts et des couleurs, et je ne prétends pas me poser en garant de quoi que ce soit. Lorsque j'écris, je parle de moi, et si j'écris sur la musique, j'use simplement de voies détournées. Alors si tu veux, je développe. (Et si tu ne veux pas, tu trouveras d'excellents textes sur la Zone ou Atelier des Auteurs.)
« Spanked », le premier album du groupe n'est pas son meilleur. Il n'en est pas moins le moins pire. Ce paradoxe s'explique par l'existence de deux albums du combo en qualité de simple accompagnateur. Pour Michel Houellebecq d'abord, pour Bertrand Burgalat ensuite, lequel nous considérerons pour la suite de cette étrange chronique comme le véritable artisan du désastre.
Bertrand Burgalat ouvre un nouveau tiroir, si je puis dire. Le gars se veut le garant d'une qualité « à la française », héritée des expérimentations des années soixante, avec comme album-totem le « Melody Nelson » de Gainsbourg. Il y a pire comme référence mais qu'y puis-je ? Je préfère Nino Ferrer, Bob Dylan ou les Sex Pistols. Toute boutade mise à part, l'esthétique musicale proposée généralement par Bertrand Burgalat tient tout entière dans l'album de Gainsbourg, un album publié en 1971, dont le sel et l'épice naissent non seulement des compositions pour elles-mêmes mais bien de leur arrangement par Jean-Claude Vannier (compositeur par ailleurs de la majorité des titres – je précise parce que le « génie de Gainsbourg » me semble galvaudé à chaque fois que l'on oublie ses proches collaborateurs) : des cordes, du rock british, héritage relativement digéré de Steve Martin et consorts, des aspérités lissées à la cire d'abeille pour rehausser les graves de la belle voix du « maître ».
En tant que fondateur du label Tricatel, Bertrand Burgalat défend une pop sucrée, légèrement psychédélique, plus proche des Archies que des Seeds. Quand on sait que les premiers ont enfanté Vanessa Paradis et les seconds les Doors, pas difficile de deviner ce qui m'irrite chez Burgalat : une production faussement sophistiquée au service des Aston Martin et des boutons de manchette.
Revenons au tiroir du dessus. Afin d'accompagner Michel Houellebecq (qui entretient avec la littérature le même rapport douteux qu'Enthoven avec la philosophie) pour une tournée, puis un album de chansons basées sur ses textes, Burgalat recrute la quasi-totalité du groupe Montecarl, d'excellents musiciens partageant les mêmes appétences musicales, et leur fourre le pseudo écrivain dans les pattes. Profitant de l'élan, Burgalat part lui-même en tournée avec le groupe nouvellement créé, en tire un album live dont l'auditeur ignorera jusqu'au bout qu'il fut enregistré en public (c'est dire si l'homme s'acharne à gommer tout ce qui dépasse), à savoir « Bertrand Burgalat Meets A. S. Dragon », le meilleur album du groupe si l'on choisit d'en ignorer les parties vocales, avant de les enregistrer sous une nouvelle mouture deux ans plus tard, suite à leur rencontre avec la chanteuse-mannequin Natacha Le Jeune.
« Chanteuse-mannequin »... Bon, évitons toute méchanceté gratuite et souvenons-nous de la jurisprudence Debbie Harry, chanteuse du groupe Blondie ; de Zazie ou Carla Bruni, ou de Kate Moss... non mais qu'est-ce que je raconte ? Je n'ai jamais pu sacquer Blondie et toutes les autres là, hein, Zazie, Bruni, Moss, non mais oh ! Lâchez-moi ces micros et retournez à l'anonymat que vous n'auriez jamais dû quitter !
Néanmoins, force m'est de reconnaître que la présence de Natacha Le Jeune, malgré une voix crispante aux maniérismes surannés, malgré un anglais de Française qui a bien fait ses devoirs tout en échouant lamentablement à reproduire autre chose qu'une bonne maîtrise de la grammaire et de tournures de phrase empruntées au soirées vaseline du Papagayo, malgré une présence scénique pour le moins galvaudée reposant davantage sur sa plastique que sur un pseudo charisme d'habituée des cocktails branchés vaguement punkoïdes ; malgré tout ce qui précède, donc, l'arrivée de la chanteuse apporte à A. S. Dragon le mordant qui lui manquait.
Un mordant aux crocs blanchis au peroxyde d'hydrogène, certes.
Si vous voulez vendre A. S. Dragon, ou tout produit similaire, insistez sur l'alliance des contraires : la « rencontre de la lionne et du feutré », « l'enfant bâtard de la pop mielleuse et du proto-punk », « le fils caché de l'élégance et de la décadence », « la rencontre entre Jacno et Rotten », n'en jetez plus, je gage que vous avez pigé. En l'occurrence, il y a trop de Jacno dans A. S. Dragon et pas assez de Rotten.
Si je vous parle d'A. S. Dragon, ce n'est pourtant pas pour dégoiser sur le dos des stars – même si elles le méritent – mais pour me centrer sur un seul de leurs titres, « Mais pas chez moi », troisième morceau de l'album « Spanked », tube potentiel fabriqué dans ce sens par le groupe et leur mentor, Burgalat, autour de paroles se rêvant provocantes mais d'où émerge un attrait irrépressible pour la dépression et l'autoflagellation. C'est précisément ce qui me touche dans cette chanson et la raison pour laquelle elle a intégré depuis longtemps mon petit listing des plaisirs coupables aux côté de « Murder on the Dance Floor », de Sophie Ellis-Bextor, « Je veux te voir » de Yelle, « Stach Stach » des Bratisla Boys, et n'importe quel morceau irritant des Lords of Acid, Little Big ou les Ramones.
Chanter la dépression – ailleurs que dans les familles torturées du punk plus ou moins hardcore, plus ou moins metal – n'est pas donné à tout le monde. Si je me laisse régulièrement happer par Hubert-Félix Thiéfaine – notamment son « Ad Orgasmum Aeternum », qui comporte le ver le plus terrifiant de toute sa carrière de chansonnier : « Le blues est au fond du couloir » – je ne peux que m'incliner devant la puissance brute des images d'une simplicité pour le moins désarmante qu'utilise Natacha Le Jeune dans ce morceau : « Emmène-moi où tu voudras mais pas chez moi. (...) Chez les autres filles, il y a des draps mais pas chez moi. »
J'y vois la perte de contrôle et le dégoût de soi. J'y subodore une hygiène alternative, bâtie sur l'aléatoire et le coup de tête. Pourquoi des draps là où suffit une couverture ? Pourquoi la couverture si tu peux dormir habillé ? J'y vois l'aliénation suprême, celle qui te pousse à hurler devant ton miroir parce que tu ne te reconnais pas.
Surtout, je me vois, moi. Guilleret, le sourire à mes lèvres charnues, plaisantant à l'emporte-pièce et causant chiffons avec le premier venu, le tout masquant le calvaire, la détresse et les larmes.
Le refrain, pour le compte, me colle à la peau comme une mouche à un troll d'Arleston :
« Chez moi, c'est rien, ça n'existe pas.
On s'y sent mal et tout est fait pour ça. »
En écoutant la voix terne de Natacha Le Jeune chanter ces paroles, j'ai l'impression de cogner aux murs de ma propre conscience. Et la mélodie salive à force de chewing-gum, farcie d'édulcorants, la basse ronde, le clavier poppy du gars qui a gobé des smarties et s'imagine planer, et c'est justement ce qui rend le mieux compte de cet état de dépression larvée : une jolie voix terne, enrobée de ouate, mimant l'illusion du rock en s'imaginant provoquer quand elle n'engendre que pathos.
Qu'on se rassure quant mon habitat naturel : si je n'ai rien d'un maniaque du ménage et si des années de pratique m'ont amené à élaborer une théorie très personnelle du rangement (un savant mélange de je-m'en-foutisme et de maniaquerie confinant à la psychopathologie), cette chanson doit se comprendre comme la métaphore filée d'une disposition d'esprit dans laquelle il m'arrive de me reconnaître. En d'autres termes, tu n'as pas envie de vivre dans ma tête. Même une courte incursion dans le dedans de mon crâne t'arracherait des pleurs de souffrance et des hurlements de terreur.
Non, je n'exagère pas.
La chanson s'en charge toute seule. Moi je traduis.
Je ne voulais pas que des images viennent délayer mon propos alors je propose en lien le morceau en simple format audio. Le clip, par ailleurs, se contente de coller au cliché d'un groupe de rock qui rêve de tubes pour payer la coke de son producteur : un parc en noir et blanc, un van volkswagen de la grande époque, la chanteuse a un manteau noir, c'est beau comme un oréo broyé sous une bottine. Ecoutez toujours l'album, pour le bassiste, Fred Jimenez, qui s'en ira exporter son groove chez Jean-Louis Murat dont le « Cri du papillon », sur l'album « Lilith », reste à mes yeux la meilleure réponse au morceau chroniqué aujourd'hui.
Bonne soirée, bon lundi, qui, pour certains, tombe cette semaine un mardi.
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