Tsimavio - 3
Tsimavio respire, mais elle sent ses forces l’abandonner. Trois jours sans boire, c’est terrible. Elle s’assied, épuisée, les yeux fixés sur ces hommes blancs qui vont et viennent entre le bateau cassé et leur campement, transportant des objets curieux, sans envie, sans pensées, tellement tout ceci lui est totalement étranger.
Parmi les ex-enfermés, très peu restent actifs. Soamiary s’est couchée ce matin, à bout de forces. Tsimavio a été cherché des œufs, très loin sous le soleil. Elle ne sait pas si elle aura la force d’y retourner. Elle se sent si faible, sa tête bat doucement et lourdement. Elle caresse ses bras, secs et froids, malgré la chaleur.
Bakoly vient s’asseoir à côté d’elle. Elle ne la reconnait pas, avec ses yeux qui paraissent s’enfoncer de plus en plus. Depuis la mise en place de ce camp, elles se sont rencontrées. Tsimavio se souvient de son histoire entendue dans le noir, de Fenosoa, son prétendant qui venait du village voisin, toujours accompagné de son frère, Mihanta. Ils étaient arrivés quand les bandits saccageaient le village. Elle ne se souvenait de rien d’autre. Ils avaient été emmenés ensemble, Mihanta dans la file des hommes, elle dans celle des femmes, sans pouvoir se parler. Les enclos étaient séparés et ils n’avaient pu parler. Elle ne l’avait approché que dans la cale, après l’avoir beaucoup cherché. Il paraissait en colère et n’avait rien voulu dire. Elle l’avait recueilli sur le sable, brulant de fièvre. Depuis, elle en prenait soin, espérant des nouvelles de Fenosoa. Cette histoire avait profondément ému Tsimavio, car très proche des espérances de la sienne avec Razay. Bakoly était une des rares personnes que Tsimavio avait pu identifier ; elles avaient sympathisé naturellement, ayant chacune besoin d’une oreille et d’une attention bienveillante, même si peu de mots avaient été échangés. Elles se comprenaient autrement, incapables de formuler ces questions qui les dépassaient et les emportaient, refusant d’accepter l’échéance si proche de leur fin, se réfugiant dans ce maigre et dérisoire réconfort.
Une lune auparavant, chacune rêvait de ce garçon qui serait le père de ses enfants, un homme robuste et beau, qui les protégeraient en les faisant entrer dans le monde des adultes. Quel esprit ou quel démon avaient-elles fâchés pour se trouver dans cette suite d’abominations ?
L'esprit de Tsimavio est trop faible pour continuer à réfléchir. Alors que ses yeux balaient la plage, elle sursaute : tous les morts ont disparu ! Désespérée, de la main, elle montre à Bakoly l’horreur : des kalonoro sont venus les emporter ! C’est de leur faute. Ils n’ont pas entamé les rites nécessaires à leur survie dans l’au-delà. Ils sont perdus à jamais pour leurs familles.
Une épouvante les submerge. Ils sont très nombreux et aucun matériel funéraire n’est présent. Ils seront tous emportés par les démons. Non seulement leur vie sur terre va finir, mais sans pouvoir continuer dans les limbes.
Se laisser partir serait si facile ! Mais leurs yeux disent la volonté de résister. Elles se relèvent, chacune soutenant l’autre. Des cris portés par le vent leur lèvent la tête vers l’autre partie de l’ile, celle des Blancs. Instinctivement, elles comprennent : ils ont trouvé de l’eau !
— Rano ! Rano ! s’écrient-elles, le son sortant à peine de leur gorge sèche.
Dans le camp des désespérés, le mot pénètre instantanément les corps, entrainant la levée d’une armée de zombies qui flageolent et tanguent vers cet objectif qu’ils devinent au loin. La moitié tombe sur ce chemin de douleur. Les Blancs se sont écartés, plus effrayés par ces morts-vivants que par une culpabilité inconcevable.
Les premiers arrivés se disputent les deux gobelets abandonnés pour s’abreuver de ce nectar, avant d’être écartés par les suivants dont l’instinct de survie est incommensurable. Ils sont au plus une vingtaine à avoir pu atteindre cette source de renaissance. Un seul homme blanc est resté près du puits. Les mâchoires serrées, les yeux sévères, il regarde le spectacle, impassible. Quand Bakoly et Tsimavio arrivent dans les dernières, les premiers sont déjà répartis, certains allongés le long du chemin, les mains retenant leurs ventres tordus de douleurs. L’épuisement oblige les deux filles à boire lentement, à s’arrêter avant de reprendre. La vie revient avec une douce lenteur dans leurs veines. Immédiatement, Tsimavio pense aux invalides restés là-bas, à ceux qui ont encore plus besoin qu’elles de cette eau. Le trajet, de quelques poignées d'enjambées, est si long. Elle regarde autour d’elle. Castellan lui désigne du regard un récipient de bois, cerclé de métal. Avec Bakoly, après avoir basculé son lourd chargement de cailloux, elles le remplissent avec les gobelets, peinent à le sortir du trou, toujours sous les yeux impavides de l’homme blanc. Elles en saisissent l’anse, le soulèvent pitoyablement, puis, dans leurs pas hésitants qui le font déborder, retournent vers leurs frères et sœurs.
L’eau est mauvaise : elle redonne la vie, mais elle tue si on en boit trop. Elles y retourneront plusieurs fois, bientôt aidées de ceux qui ont repris des forces, dans une solidarité d’autant plus intense qu’elle se veut une résistance ultime aux puissances d'anéantissement. Soamiary revient, comme Mihanta. Beaucoup n’ont pas survécu à ces jours d’intense altération. La petite communauté restante a retrouvé assez d’énergie pour leur rendre hommage. Dans leur dénuement extrême, leur attention remplace les rites : les corps, une fois lavés, sont veillés la nuit, avant d’être ensevelis dans le sable. Les prières qui les accompagnent sont dépourvues de nom, puisqu’ils l’avaient perdu, volé avec leur liberté, rendant plus essentiel ce dernier accompagnement.
Le peu de vie retrouvé est entièrement consacrée à la recherche de nourriture. Un oiseau attrapé devient un trophée, aussitôt dévoré, car les petits œufs sont de plus en plus éloignés pour ces corps épuisés. Sans concertation, ceux qui se sentent assez de force s'assemblent pour aller remplir le seau, par répulsion et peur de ces Blancs chez lesquels l’hostilité jaillit dans les regards et les gestes.
Loharano et Bakoly sont à quelques enjambées de leur campement lorsqu’un marin surgit et fait trébucher la première d'une bourrade, renversant également le seau. Affolée, Bakoly court rejoindre les siens. Des hommes se dressent et partent aider Loharano. Le Blanc a jeté à terre la pauvre fille et défait son pantalon, quand ils arrivent. Sans réfléchir, Malala se jette sur lui et, avec l’aide de ses compagnons, ils maitrisent l’homme sur lequel, une fois ramené au camp, toute la colère de leur condition se déverse. Des bâtons apparaissent, de premiers coups tombent et son sort semble certain quand un cri s’élève :
— Atsaharo ! Arrêtez !
Tous se tournent vers le jeune homme dont les yeux clairs les stoppent, malgré leurs cernes et la faiblesse qu’ils montrent. Mihanta a réagi instinctivement ; maintenant, il doit s’expliquer, justifier ses paroles. Parler à autrui lui a toujours été pénible, aujourd’hui, cet effort le terrasse.
— Pas taper ! Danger ! Autres Fotsy !
Le silence se fait. Tous ne comprennent pas cette langue, encore moins prononcée avec ce halètement. Un garçon s’avance, pose la main sur l’épaule de Mihanta, qui tressaille.
— Mes frères, écoutez ! Il a raison ! Si nous tuons cet homme, et il le mérite, les autres Blancs vont venir. Ils vont tous nous massacrer, car nous n’avons que nos poings pour nous défendre. Et nous sommes trop faibles…
Mihanta se défait de cette main ; il ne supporte pas le contact, même si la chaleur dégagée lui parait bienfaisante. À nouveau les gestes sont suspendus, autant par la réflexion que par la faiblesse.
Le Blanc profite de ces hésitations, se relève et part en trébuchant, n’osant pas relever son pantalon. Des crachats couvrent le creux laissé par son corps.
— Protégeons-nous ! Ne soyons jamais seuls face à ces démons !
La colère reflue lentement. Certains regrettent de ne pas avoir la force d’aller se battre, de tuer ces Blancs de malheur, quitte à en mourir. Le jeune a raison : cela ne servira à rien !
L’attroupement se disperse, tandis que Tsimavio entoure Loharano de ses bras. Plus loin, les deux garçons se font face.
— Salama, Mihanta ! Moi, je m’appelle Takalo !, se présente celui qui a pris la parole.
Il porte le doigt sur le nez de Mihanta avant d’inspirer profondément. Ce dernier est désarçonné par ce salut qui démontre une grande marque d’amitié. Il lève les yeux, les rabaissant immédiatement pour ne pas gêner son interlocuteur par leur acuité. Il ne sait que faire ; c’était Fenosoa qui s’occupait d’échanger avec les autres. Mihanta, se sentant agressé par cette ouverture, tourne les talons.
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