la prâme - 1

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Ile de sable — 3 août 1761


Après s’être désaltérés à ce puits découvert miraculeusement, les marins s’éloignent en reprenant le Te Deum, entrainés par l’aumônier qui a retrouvé ses précieux objets de culte.

Barthélemy est le dernier à quitter le puits. Tandis qu’il regardait les hommes se désaltérer, le visage rayonnant, une colère était montée en lui, sans qu’il parvienne à en déterminer la cause. Ces remerciements qui montent vers les Cieux lui apparaissent soudain d’une méchante ironie. Sans eau, ils seraient tous morts en une semaine ou deux, une fois les réserves épuisées. Avec ce puits et les vivres récupérés, et tout n’a pas été encore rapporté à terre, leur agonie peut durer plusieurs mois. Si un Dieu existe, et il ne sait plus très bien si cela est vrai ou s’il s’agit d’une croyance, pourquoi fait-il durer leur malheur ? Auraient-ils tant de méfaits à expier ?

Ses réflexions s’interrompent en voyant sur sa gauche des silhouettes venir vers le puits. Les esclaves ! Qui les a prévenus ? Comment savent-ils cette découverte ? Le spectacle est désolant de pitié : vont-ils seulement parvenir jusqu’au point d’eau ? Les orbites enfoncées et leur maigreur font plus penser à des cadavres qu’à des vivants. Du reste, beaucoup chutent sur ce chemin plat. Sans raison, il s’arrête et revient près du trou, immobile devant le spectacle morbide. Les premiers s’abreuvent longuement, les autres attendent, par respect ou empêchés par une extrême lassitude qui évite la mêlée ?

Deux femmes terminent ce triste défilé. Il n’a pas bronché, juste reculé, comme pour signifier que ce puits n’appartient à personne. Ou plutôt à tous. Aucune compassion, juste une réalité. Il est frappé par ces deux jeunes filles, si abîmées, si affaiblies. Il refuse de se poser la question qui le taraude : a-t-il une part de responsabilité de cet état ? Mais, déjà il les voit préoccupées et en devine la raison : la majorité des Nègres sont en trop mauvais état pour venir au puits. Elle cherche un récipient pour leur porter l’eau. Taillefer et son équipe ont abandonné un seau, plein de débris. Son regard, volontairement ou non, se porte dessus. Aussitôt, les deux femmes le vident, le nettoient et partent en portant cette trop lourde charge. Castellan tourne le dos, encore plus énervé, se demandant pourquoi il est resté. D’autant qu’il regrette de ne pas avoir vu ce garçon au regard perçant, sans doute mort. À combien sont-ils venus ? Vingt ? Trente ? Boisbossel lui avait dit en avoir compté quatre-vingt-huit dans le camp. Une moitié a disparu dans le naufrage, puis une moitié est morte de soif et de faim. Ce n’est pas son problème !

Rien n’est son problème. Il a assuré le rôle de commandant pendant le naufrage, respectant son devoir de premier lieutenant, par manquement du capitaine. Il a ensuite organisé les premiers jours et la recherche de l’eau, simplement parce qu'il devait le faire. Il va aller dire à La Fargue de reprendre son poste !

La Fargue reste introuvable, jusqu’à ce qu’on le lui désigne assis, à l’écart du camp, en haut de la plage, le regard perdu sur l’horizon. Castellan s’assied à ses côtés. Le commandant tient un verre, sans doute le seul récupéré, à moitié vide. À son visage, Castellan devine de l’eau-de-vie, qu’il doit siroter depuis un long moment.

— Monsieur, je viens prendre vos ordres.

— Ah !, ce bon du Vernet ! Celui qui sait tout et veut tout commander !

— Comment voyez-vous la suite, Monsieur ? Que dois-je faire ?

— Pourquoi vous adressez-vous à moi ?

— Monsieur, vous êtes le capitaine du vaisseau…

— De quel vaisseau ?

— De l'Utile, monsieur…

— L'Utile ? Il est là, devant vous ! Brisé en six morceaux ! Je suis capitaine d’une épave. Le reste…

Castellan se lève. Ce n’est plus du mépris qu’il a pour cet homme sans qualités, simplement de l’indifférence. Est-ce à lui qu’échoit la responsabilité de mener la suite ? Les plus hostiles des matelots lui ont bien dit : « À bord, vous étiez officier. Nous sommes à terre, vous n’êtes plus rien ! ». Ils ont raison, mais ils ont tort ! Ils forment toujours le même équipage, aux morts près. Ils dépendent toujours de l'Utile pour leur survie. Ces imbéciles n’ont pas compris qu’ils sont encore tous sur un même navire ! L’unique différence : il est malheureusement incapable de bouger !

Depuis le départ de Bayonne, il a eu le temps d’apprécier les officiers et les passagers qui entouraient le capitaine. L’aumônier, Borry, parait incapable de penser sans son missel. Horga, le chirurgien major, ne se préoccupe que de ses potions et de ses recherches sur leurs possibilités de guérir les fièvres tropicales. Le deuxième lieutenant, Fauvel, est un homme fiable et expérimenté, mais il ne participe jamais aux conversations. Boisbossel, le premier enseigne, parle beaucoup, et Barthélemy le soupçonne d’inventer une bonne partie de ses exploits ou de les enjoliver. Le jeune Normand, le deuxième enseigne, François Lemonnier, est un garçon fin et réservé. Il a pu l’apprécier, car on le lui a confié pour parfaire sa formation. Si François est un garçon intelligent, son principal défaut est la timidité. Pourtant, la première qualité attendue d’un officier est l’autorité, l’ordre donné fermement, sans contestation possible. Il a d’abord pensé que le garçon, malgré ses qualités, n’y arriverait jamais. Lors d’un coup de vent, en approche du cap de Bonne Espérance, il l’avait laissé à la manœuvre, sous un mauvais prétexte, pour l’éprouver. Il avait été surpris de le voir commander au maitre d’équipage, aux bossemans, d’un ton assuré. Barthélemy s’était bien gardé de lui dire que lui-même n’aurait pas fait mieux ! Depuis, il l’avait envoyé relayer les ordres délicats ou difficiles : il devait lui apprendre à mettre sa douceur naturelle de côté. Lemonnier s’en était toujours parfaitement tiré. Malgré sa sollicitude, Barthélemy n’avait pas perçu, la forte impression qu'il produisait à François, par sa personnalité et sa réputation, ni la dévotion sans borne qui en résultait. Le mentor avait associé Léon, bien qu'encore cadet, aux explications données à son élève. Plus proches en âge, les deux jeunes marins avaient noué un joyeux compagnonnage. Castellan avait veillé à conserver une distance avec François, ne voulant pas avoir à gérer des relations dans lesquelles il ne s’entendait guère.

L’homme de bons conseils qui lui manquait, Triponnet, l’écrivain, l’aurait été ! Ils avaient échangé longtemps, notamment quand il assurait ses quarts ; Jean-François, puisqu’ils avaient fini par s’appeler par leur prénom, possédait une grande culture, ce que lui n’avait pu acquérir, et était très porté sur les idées nouvelles qui couraient à Paris. Barthélemy avait pu reprendre ainsi les réflexions entamées sur le Maurepas. Dubuisson de Kéraudic l’avait remplacé au départ de l’ile de France ; un homme sérieux et consciencieux, mais beaucoup plus pauvre en idées. Les autres, comme le maitre canonnier, le premier pilote, ou même Pichard, officier de côte, embarqué comme passager, parlaient de leur métier, avec une grande expertise, mais se montraient incapables sur les autres sujets, hormis les lieux communs.

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