l'approche - 2

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Les jours suivants, quelques intrépides tentent de voir l’objet de ces activités. Les plus importantes se trouvent à l’opposé de leur camp, et donc obligent à se rapprocher de celui des Fotsy et à franchir la frontière tacite. L’absence de réaction leur permet d’avancer plus près. Rapidement, une conviction apparait, au vu de l’ossature de la barge : ils construisent un bateau pour partir !

— Certainement pas pour nous !

Nahary a raison ! Quelle qu’en soit la raison, les Blancs vont les laisser sur cette ile, sans rien.

— Peu importe, claque Mihanta.

Takalo sourit : encore une énigme ! Le silence qui suit montre qu’aucun n’a décrypté les paroles du jeune ody gasy, le sorcier, comme certains le surnomment. Péniblement, soutenu avec délicatesse par Takalo, il expose sa pensée, avec son minimum de mots : pour lui, le savoir de ces Fotsy les dépasse ; ils sont capables de construire des navires énormes, ils ont les bâtons de feu qui tuent, les objets ramassés montrent leurs pouvoirs. Mihanta voit plus loin : ils doivent se rapprocher d’eux, apprendre le maniement de leurs outils, car demain, ils n’auront que ces bribes pour partir eux aussi.

Mihanta se renferme, épuisé par cet effort. La discussion reprend, jusqu’à ce que tous reconnaissent la pertinence du propos : ils doivent apprendre, car ils ne recevront rien, de personne. Apprendre des Blancs ! Mais comment ?

La frilosité et la peur reviennent, obligeant Mihanta à conclure :

— Il faut aller travailler pour eux.

— Certainement pas !

Le cri a fusé de plusieurs bouches ; fuir ces diables malfaisants est la sagesse ! Un nouveau silence s’impose, avant que Takalo n’oppose que tous ne sont pas mauvais ! Les deux hommes aux cheveux de soleil leur ont apporté du riz et du feu, tous vont mieux depuis. De toute façon, ont-ils le choix ? Soit les Blancs acceptent et ils en profitent, soit ces derniers les chassent, soit ils attendent de mourir ici. Mihanta hoche la tête ; Takalo a tout compris !

Cinq garçons et trois filles composent ce conseil qui n’en est pas un, plus deux ou trois qui participent de loin, écoutant attentivement, sans oser prendre part. Ils partagent l’intuition que leur destin se joue présentement avec cette décision : se rapprocher des Fotsy ou pas. Pour la première fois, ils palabrent vraiment, même s’ils ne se connaissent que très peu. La confrontation leur est pénible, tellement étrangère à l'habituelle lente conciliation. Les langages différents, les accents ou les tournures difficiles à distinguer, et, parfois, de longues traductions, indispensables, accentuent la difficulté. Cette lenteur permet à la pensée de progresser. Mihanta s’est posé à côté de Takalo et, quand un argument lui semble intéressant, il pose son doigt sur le bras de Takalo, toujours une fraction de temps avant que ce dernier ait compris à son tour.

Ils se trouvent en tête du cercle, Takalo jouant naturellement le rôle de mpanjaka, normalement dévolu au plus sage ou au plus ancien. Il rappelle Fenosoa à Mihanta, partageant la même corpulence solide qui ne lui fait rien craindre, le même esprit vif, mais dépourvu de la joie de vivre de son frère. Tous ces jeunes ont eu le temps de se jauger, d’échanger deux mots, dont leur nom. Ravo, frêle comme Mihanta, est la voix de la raison, du respect des traditions et de la peur de les bousculer. Fanjatiania se montre réservée, lente, prenant toujours le temps de réfléchir avant de se prononcer avec une grande timidité. Cette parcimonie et cette prudence énervent particulièrement Nahary, prompt à participer, impulsif, se rangeant le plus souvent à l’avis du dernier orateur. Sa gentillesse désarmante amoindrit ses maladresses. Comme Mihanta, Bakoly a un faible pour Takalo, qui parait le plus posé. Elle aussi n’intervient qu’avec sagacité, s'attirant le respect des jeunes hommes, pourtant habitués à la place des femmes dans les décisions. Normalement, sa condition lui interdirait cette place ; elle a simplement suivi Mihanta, s’asseyant à côté de lui, toujours prête à le soutenir, même à le défendre. Mananjara retient ses mots, laissant supposer une expérience très différente des autres. Tsioritsoa est la plus discrète, ne répondant que si l’un des autres l’interpelle, ce qui arrive rarement. Les autres présents, attentifs, se gardent de participer.

Le premier soir, ils se séparent sans solution, n’ayant pu partager la même décision, selon la tradition, cette sagesse issue de génération en génération.

Le lendemain, avant que la petite compagnie se reforme, Takalo tente à nouveau un rapprochement avec Mihanta, qui se tient au côté Bakoly. Quand leurs yeux se rencontrent, Takalo est bouleversé par la souffrance, la destruction qu’il y lit. Il se laisse faire quand les yeux sagaces le percent de leur acuité. Ce garçon est vraiment extraordinaire ; lui seul leur permettra de survivre, peut-être de retrouver leur pays. Mais il a besoin d’aide, de relais. Qu’il ait accepté cette ouverture est une chance énorme, car en tête à tête, ses mots arrivent plus aisément. Takalo parle, reprenant les réflexions de Mihanta. Cette rencontre des esprits brise les entraves de Mihanta ; se sentant en sécurité, il justifie sa détermination, mélangeant fascination et curiosité pour les savoirs des Blancs et sa conviction profonde que leur salut ne proviendra que de leurs propres ressources, car cette race se sent dominante et rien ne l’arrêtera. L’arrachement, les humiliations, le mépris seront toujours là. Ils ne possèdent que leurs propres moyens pour lutter contre ce sort.

Le soir, devant la petite assemblée, Takalo développe les arguments de Mihanta, mais ils se heurtent à l'argument insurmontable : travailler avec les Fotsy, c’est redevenir esclave ! Ici, ils n’ont rien, mais ils sont tranquilles, sans souffrir et sans avoir à obéir.

La discussion dure depuis deux journées. Ils viennent de recommencer, encore une fois, bien que les positions soient maintenant connues, quand des cris leur parviennent de l’autre camp. Ils se lèvent, interrogatifs, montent sur la légère protubérance qui leur permet d’observer les autres. Ceux-ci, regroupés au point le plus haut, agitent de grands bouts de tissus colorés, attachés à l’extrémité de grands bâtons. Soudain, les hurlements cessent. Les Blancs s’écartent du promontoire. Un bruit assourdissant fait plonger à terre les observateurs lointains, terrifiés par ce grondement. Un nuage noir s’élève en même temps que les oiseaux criants. Le calme revient. Le silence règne là-bas. La petite troupe se redresse, se lançant des regards interrogatifs sur ce qui vient de se produire : comment le tonnerre a-t-il pu éclater, alors qu'aucun nuage ne flotte dans le ciel ? Ébranlés, ils s’en retournent dans leur campement quand le fracas se renouvelle. Le calme revenu, ils se regroupent en silence. Que penser de ce qui vient de se passer ?

— Les Fotsy ont des pouvoirs de magiciens. Ils commandent le tonnerre. Ils feront de nous ce qu’ils voudront ! Restons ensemble, loin d’eux.

Les autres fixent Ravo ; l’affaire semble entendue. Mihanta, les traits défaits, parait accepter sa défaite. Il relève d’une crise de fièvre, il est épuisé. Il ne veut plus débattre, tant pis pour eux ! Takalo se tait : il sait que ce n’est pas le moment d’intervenir, que l’apaisement doit passer. Les dos se tournent et s’éloignent, quand retentit :

— Demain, je vais chez les Fotsy !

Cette impudence choque la petite assemblée ; cette transgression des coutumes est inimaginable. Ce Mihanta est un fou irrespectueux. Après un silence, Takalo murmure :

— J’accompagnerai Mihanta.

— Moi aussi !

Bakoly n’a pas levé les yeux. Elle le sent encore trop faible et son sort, estime-t-elle, est lié à celui de Mihanta. Le reste de l'assemblée attend, incrédule. Va-t-il s'en trouver pour participer à cette folie périlleuse et injustifiée ? Ils n’osent se regarder, dissimulant leurs peurs et craignant de se laisser influencer par des yeux interrogateurs.

Fanjatiania conclut d’une voix douce et posée :

— C’est bien. Allez-y. Nous saurons ce que veulent les Fotsy. Prenez garde à vous, le danger est grand !

— Nous irons demain, au lever du jour, quand ils sont tous occupés, poursuit Mananjara, signifiant ainsi son association aux rebelles.

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