l'approche - 5
Le lendemain matin, Takalo et Mihanta s’éloignent.
— J’ai réfléchi ! Les Blancs possèdent des savoirs et des outils que nous n’avons pas. Ils vont nous abandonner sur ce sable. Nous n’avons aucune importance à leurs yeux. Pour eux, nous ne sommes pas différents des chèvres ou des moutons. Quand ils pouvaient nous échanger contre d’autres marchandises, ils prenaient soin de nous, même si nous traitons mieux nos animaux qu’ils ne l’ont fait pour nous.
Takalo écoute avec soin. Tout cela, il le sent, même s’il n'arrive pas à l’énoncer si clairement. Il le laisse poursuivre.
— Les Fotsy savent faire avancer leur waka au milieu de la mer immense. Moi, je ne savais pas que de telles étendues d’eau existaient…
— Nahary et Ravo appartiennent à un peuple qui sait aussi se diriger loin des terres…
— Mais ils reviennent le soir ! Pour être si différents de nous, les Blancs viennent sans doute de loin, de très loin. C’était peut-être dans leur pays qu’ils nous emmenaient…
— Peut-être…
— J’ai vu des débris au milieu de l’ile. C’est la mer qui les a apportés.
Même si Takalo a appris que Mihanta peut changer brusquement de sujet, puis perdre le fil de son esprit, il reste interloqué par cette remarque, ne comprenant pas où son compagnon veut en venir.
— Je crois que la mer peut passer au-dessus de l’ile…
Il poursuit :
— Takalo, si nous restons, nous serons sans doute emportés par la mer…
La clairvoyance de Mihanta est extraordinaire, mais tellement angoissante.
— Nous devons, nous aussi, aussi partir !
Mihanta achève son argumentation dans un raccourci qui assomme Takalo :
— Je vais aller travaille avec les Fotsy ! Je vais apprendre d’eux. Après leur départ, nous les imiterons, nous construirons notre waka et nous rentrerons chez nous !
Takalo s’arrête, regarde son jeune partenaire avec admiration et crainte. À son tour, il doit réfléchir !
Ils rebroussent chemin en silence. Mihanta redéroule son raisonnement dans sa tête, cherchant à le contredire. Dès le campement atteint, leur attitude déclenche le regroupement d’un « conseil » élargi.
Takalo prend la parole, reformulant avec ses mots l’analyse et la conclusion de Mihanta, en lui en reconnaissant la paternité. Ravo se cabre instantanément, criant à la folie. Les esprits ont envoyé des épreuves au travers des démons blancs. S’approcher d’eux va déclencher leurs colères. Des sacrifices s'imposent pour les apaiser, ignorer les Fotsy. Sa véhémence emporte la majorité de l’assemblée. Fanjatiania, qui apporte souvent une solution sensée, se tait. Takalo sent qu’il a fait une erreur : il s’est laissé emporter par la logique de Mihanta, le seul à raisonner ainsi. On ne peut imposer par la force ce que l’âme refuse. Mihanta a sans doute raison, mais il est seul.
Quand ils se sont assis, le quatuor s’est réformé, Nahary et Bakoly se positionnant près de Mihanta, collé par Mananjara. Bakoly ne saisit pas tout, mais sa fidélité à Mihanta prime sur ces critiques. Nahary est bousculé. Que tout le monde s’acharne sur son idée prouve qu’elle est mauvaise. Mananjara se contente de dire que Mihanta, par la voix de Takalo, a raison.
L’affaire semble close, et le ton descend, quand, brusquement, Jenali se lève. Il vient de l'autre côté de la mer. Il n’est pas comme eux. Ils sont cinq Swahilis, avec cette peau très sombre, presque bleue, les traits épais. Deux traductions sont nécessaires pour leur expliquer ce qui se passe et leurs passeurs de mots sont souvent plus occupés à participer aux débats qu’à les leur résumer. Il fait trois pas et vient se poser à côté de Mihanta, tout en posant sa main sur son épaule. Devant cet acte d’allégeance sans paroles, le silence se fait.
Bodohary les rejoint. Il n’a pas participé aux débats. Il préfère toujours écouter. Ravo sent qu’il n’a pas gagné, que malgré l’accord de façade, une force plus profonde agit, prête à délaisser les coutumes pour s’élancer à la poursuite d’une hallucination. Il se dresse à son tour, prêt à reprendre ses harangues. Takalo lève la main, l’incitant à se taire.
Un à un, des hommes se lèvent. Ils sont une douzaine autour de Mihanta. Bakoly s’est écartée, ressentant que cette affaire ne concerne que les hommes : aucune femme ne peut aller travailler près des hommes blancs ! Nahary n’a pas bougé. Takalo a fixé Mihanta. Ils se sont compris : à chacun son rôle, mais dans une confiance échangée.
Ce n’est que deux jours après que la troupe de bénévoles se met en route, le temps pour Mihanta de récupérer après accès de fièvre. L’importance de la délégation interroge les marins, qui pourtant continuent leurs tâches, déjà lassés de la répétition du spectacle. Mihanta cherche des yeux Castellan. Il se dirige vers lui, porte la main à son cœur en le fixant. Castellan répond, devinant qu’ils viennent pour une demande.
Mihanta embrasse du bras sa petite troupe, puis, plus largement, le chantier. Il insiste, cette fois en pointant chaque poitrine d’esclave vers un atelier. Ce n'est plus une demande, mais un ordre ! Une nouvelle fois, ce garçon subjugue Castellan. Il saisit la demande, mais en voit immédiatement les implications. Il se tourne vers les deux officiers présents :
— Monsieur Fauvel, et vous, Lemonnier ! Ces hommes veulent travailler à l’embarcation. Je ne cerne pas leurs motivations, mais tous les bras sont les bienvenus. Voyez où ils peuvent se rendre utiles.
Interloqués, le deuxième lieutenant et le jeune enseigne font quelques pas, réfléchissant où incorporer ces recrues, quand Castellan les rappelle :
— Veillez à ce qu’ils soient traités avec respect, à l’instar des marins ! Ils mangeront avec eux, prévenez le cuisinier.
Il connait la rugosité de ces hommes, capables de soutenir plus misérable qu’eux, mais aussi bien susceptibles de l’écraser sans pitié. Le soir, il entendra, énoncé volontairement à son intention :
— Pas trop tôt qu’on les mette au boulot, ces fainéants d’esclaves ! Eux, ils aiment travailler !
Ou encore :
— Nous sommes des marins, pas des charpentiers. C’est aux esclaves de travailler !
Castellan reconnait le noyau de fortes têtes, qui ont fini par se rallier pour ne pas risquer d'être abandonnés sur l’ile, toujours aussi hargneux. Inutile de leur répondre !
La première défiance et les maladresses de communications passées, un compagnonnage de labeur prend le pas, à la satisfaction des matelots appréciant cette aide pour les travaux exténuants. Mihanta n’a donné à ses frères qu’un conseil : « Faites ! Ne regardez pas faire ! » Cette volonté de se saisir des outils étonne les marins, renâclant souvent à sortir de leurs tâches coutumières. Si certains confortent leur idée que cette race est dévolue au travail, qu’elle aime y souffrir, la plupart partagent la fraternité de l’effort. La dispersion oblige les Nègres à partager le repas avec leur équipe. Des mots d’incompréhension s’échangent, le plus souvent ponctués par des rires. Avec la nourriture offerte, petit à petit, presque tous les hommes malgaches finissent par participer au chantier.
Castellan évite de croiser Mihanta, ne sachant comment il soutiendra ce regard. Il a quand même demandé à François de surveiller particulièrement le petit groupe des matelots frondeurs, les pensant les plus hostiles aux Noirs. L’incident, mineur et dû à une incompréhension, vint d’une autre équipe. En une semaine, hormis la couleur de la peau, on ne distinguait plus les uns des autres.
Deux jours après, le drame se produit ! On vient quérir Castellan en catastrophe : le jeune Noir est à terre, grelotant de fièvre. Jenali se tient près de lui, lui appliquant de l’eau sur la tête, selon les instructions de Bakoly, qui lui en a confié la protection. Le lieutenant est atterré : pas Mihanta ! Il déteste cet attachement, apparu contre sa volonté. Ce n’est qu’un Nègre ! Pourquoi s’y intéresser ? Comme la tendresse qu’il éprouve pour François ! Il vieillit, se dit-il.
— Pourquoi Horga n’est-il pas là ? Allez me chercher le chirurgien ! Plus vite !
Horga, qui traine son ennui depuis le naufrage, accourt. En voyant Mihanta à terre, il fait la moue : le déranger pour un esclave !
Après un coup d’œil distant, il lance, méprisant : « Malaria ! Il a dû se faire piquer à Foulepointe ! », avant de s’écarter.
— Hola, Horga ! Vous allez le soigner comme n’importe quel autre homme !
L’absence de salutations et le ton péremptoire hérissent le major. Ce n’est pas ce jean-foutre qui se pose supérieur aux autres qui va lui…
Les yeux de Castellan le fusillent.
— Je vais chercher la poudre des Jésuites. Heureusement que ma pharmacie a été sauvée, maugrée-t-il.
La quinine calme la crise. Malgré la fièvre, Mihanta a perçu toute la scène : Horga, obligé par le premier lieutenant, est resté près de lui, sous la surveillance de François.
— Il ne faut pas lui en redonner ?
— Ce n’est pas un blanc-bec qui va m’apprendre mon métier !
La réponse cingle l’enseigne, qui n’entend pas la suite : « Si le chiot se met à aboyer comme son maitre… ».
Mihanta ne comprend pas ce qui vient d’arriver. Les crises durent deux jours, un au mieux. Les Blancs ont des remèdes plus puissants que ceux de Liantsoa, la mère des plantes !
En se levant, il voit une main tendue. Il l’accepte. François, pour la première fois, croise les yeux du jeune Nègre. Qu’ont-ils de si profond ?
Annotations
Versions